Texte intégral
Q - Parlons du Proche-Orient, où en est-on ? Avez-vous des informations sur les otages français ?
R - C'est la première des priorités et c'est normal : la France défend ses concitoyens. Je rappelle que quarante des nôtres ont été assassinés dans les attaques du 7 octobre et que huit Français sont portés disparus, parmi lesquels des otages confirmés, dont des enfants. Nous sommes en contact quasi permanent avec les Etats qui mènent les négociations, essentiellement Israël et le Qatar. Mais aussi d'autres partenaires impliqués comme les États-Unis et l'Egypte.
Q - Où en sont ces négociations ?
R - Je ne peux évidemment pas en dire beaucoup. Nous demandons la libération immédiate, sans condition, des otages. L'espoir d'une telle libération nous anime, mais je veux rester prudente parce que même si les choses ont pu avancer, tant qu'un accord n'est pas totalement finalisé, on doit rester prudent. On est en contact constant avec les familles que j'ai rencontrées, quand j'étais allée en Israël le 15 octobre. Le Président lui-même les a rencontrées quand il y est allé, le 22 octobre, et le ministre des Armées tout récemment. Elles sont admirables de dignité. Leurs récits sont glaçants. On ne sort pas indemne d'une conversation avec elles. Donc à Paris comme à Tel-Aviv, on les tient au courant de tout ce que nous savons.
Q - Par ailleurs, de nombreuses familles françaises ont été rapatriées.
R - On a ouvert tout de suite une cellule de crise dans la journée du 7 octobre. Ensuite, on s'est organisés pour faire affréter des vols qui ont permis de faire partir d'Israël les Français qui le souhaitaient. On a ainsi pu évacuer 3 500 personnes en bon ordre. Il y a eu aussi une opération extrêmement délicate et qui requiert des efforts de la part essentiellement de mes équipes au Centre de crise ici et dans les consulats et ambassades là-bas. La quasi-totalité des Français, de leurs familles, des agents de l'Institut culturel français qui voulaient quitter Gaza, ont ainsi été évacués. On a pu faire sortir 112 personnes de Gaza.
Q - Où en est la position de la France sur la guerre ? Car il y a eu des messages un petit peu brouillés...
R - Alors là, je dis non. Notre position est claire depuis le début. Elle est synthétisée dans l'initiative pour la paix et la sécurité pour tous proposée par le Président de la République lors de son déplacement au Proche-Orient. Elle s'articule en trois piliers indissociables : la lutte contre le terrorisme, l'action humanitaire et l'ouverture d'une perspective politique. À cet égard, nous avons une position pleinement conforme à la politique traditionnelle de la France. Oui, il est possible à la fois d'être solidaire des Israéliens et des Palestiniens, et cela depuis le premier jour. On a fait part de notre solidarité avec Israël en reconnaissant évidemment son droit à se défendre, comme tout Etat agressé et en condamnant de la façon la plus nette la barbarie - il n'y a pas d'autre mot - des terroristes qui ont agi le 7 octobre. Mais en demandant à Israël, dans l'exercice de son droit de légitime défense reconnu par la Charte des Nations unies, de respecter le droit international qui s'impose à tout Etat. Je l'ai dit lors de ma visite sur place : la réponse d'Israël sera d'autant plus forte qu'elle est juste, c'est-à-dire basée sur le respect du droit international humanitaire, en faisant tout pour protéger les populations civiles. Nous avons également dit qu'il y avait trop de morts civils à Gaza. C'est un fait. Cela ne peut qu'accroître les tensions et le potentiel de haine dans la région, à Gaza, en Cisjordanie et au-delà. Nous le disons ouvertement. Je pense qu'on peut être solidaires d'Israël et lui dire la vérité, en ami.
Q - Mais comment être entendu par Israël ?
R - Il faut leur dire de ne pas tomber dans le piège qui est tendu par le Hamas et par tous ceux qui sont derrière et qui est évidemment de créer le chaos par une réaction excessive d'Israël. Il serait un peu naïf d'imaginer que le seul objectif du Hamas serait de faire quelques centaines de morts, même avec l'effet de choc recherché et obtenu. L'objectif est de créer une situation dans la région qui entraînerait les uns et les autres dans un conflit généralisé. Donc, il faut dire à Israël de ne pas tomber dans le piège de l'engrenage. De même qu'il faut dire, et on le dit publiquement, que le comportement criminel de groupes de colons est un poison indigne d'une démocratie. Près de 200 Palestiniens ont été tués depuis le 7 octobre en Cisjordanie. Nous devons ce langage de vérité à Israël parce que nous souhaitons qu'il y ait une perspective de paix et de sécurité pour ce pays. Et on en revient sans cesse à la nécessité d'une perspective politique. Et la seule viable, on le sait, c'est la perspective à deux Etats.
Q - Mais la solution à deux Etats est-elle vraiment encore une solution réaliste ?
R - La France n'a jamais oublié la nécessité d'avoir cette perspective politique et d'y travailler, y compris quand certains, dans la région ou ailleurs, s'étaient donné d'autres priorités et avaient mis trop de côté la question politique fondamentale. C'est revenu dans les préoccupations de tous et c'est le grand mérite du sommet du Caire qui a été organisé très tôt. C'était un signal important puisque c'était bien un sommet pour la paix. On a reparlé politique avec tous les pays réunis au Caire, et pas seulement ceux de la région. Il y avait la Chine, le Brésil, le Japon, le Mexique... Les paramètres sont connus. Ce n'est pas comme si on découvrait un sujet dont il faudrait inventer la solution. Je suis allée trois fois dans la région depuis le 7 octobre. Nous sommes en contact permanent avec tous nos partenaires et c'est clairement très présent dans leur agenda. C'est d'ailleurs en grande partie la raison de la tournée que les pays arabes et musulmans viennent d'entreprendre, avec une première étape à Pékin, puis Moscou et ensuite le Royaume-Uni et Paris où ils sont attendus ce mercredi où je les recevrai aux côtés du président de la République.
Q - Concrètement, quels sont les paramètres dont vous parlez ?
R - Il s'agit de conforter l'Autorité palestinienne. La France a été parmi les premiers à le dire, dès le lendemain du 7 octobre : ne pas confondre le Hamas et les Palestiniens. C'est pourquoi nous avons demandé à l'Europe de maintenir son aide à l'Autorité palestinienne. Israël doit mettre fin à la rétention des ressources qu'il doit rétrocéder à l'Autorité palestinienne. Il faut aussi la conforter politiquement. Le Président est allé en Israël, mais aussi à Ramallah. Nous devons nous diriger vers un rôle revitalisé de l'Autorité palestinienne, c'est un autre principe sur lequel il faut que l'on mette d'accord la communauté internationale, celui du rôle central de l'Autorité palestinienne. Nous l'avons dit très tôt, et je note que d'autres le disent désormais plus clairement, qui avaient pu être hésitants.
Q - Et vous pensez qu'on en est proches ?
R - Le langage des Etats-Unis d'Amérique est devenu très proche du nôtre et celui des Européens évolue également vers nos positions. Nous avons quasiment la même tonalité sur la colonisation, sur les deux Etats, sur la revitalisation de l'Autorité palestinienne, avec un gouvernement doté de moyens de plein exercice, d'une feuille de route avec des principes. Nous, nous n'avons pas varié, cela fait des semaines que je dis qu'il y a trop de morts, que c'est une catastrophe et que ça ne peut pas durer ainsi. De la même manière, lors de la Conférence humanitaire de Paris du 9 novembre, nous avons mis l'autorité palestinienne au centre des débats. C'est ainsi aussi qu'on fait avancer concrètement notre vision.
Q - Et au-delà ?
R - Un autre principe est l'unicité de Gaza et de la Cisjordanie, conformément aux multiples résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, avec peut-être pour Gaza la nécessité d'une étape intermédiaire lorsque les combats s'arrêteront, avant le plein rétablissement de l'Autorité palestinienne dans la bande. Nombre de pays arabes font des réflexions à haute voix là-dessus. Et ce n'est pas, par définition, et contrairement à ce qu'a dit le Premier ministre israélien, à Israël de déterminer qui et de quelle manière les Palestiniens vont se gouverner. Ce sont autant de principes sur lesquels nous pensons qu'il est possible d'unir les partenaires de la région, y compris Israël. Il le faudra puisque toute solution de paix avancera par définition en tenant compte des deux principaux intéressés. Il y a un travail diplomatique de fond qui est fait là-dessus et je veux rendre hommage à l'Egypte parce qu'elle a eu très vite l'intuition qu'il fallait unir la communauté internationale.
Q - Mais Israël est tombé dans le piège du Hamas. La guerre bat son plein et la solution à deux Etats, on en parle depuis cinquante ans, et on n'y est toujours pas...
R - Mais il le faudra. C'est la question de fond et ça devrait être la question prioritaire. Les accords d'Abraham ont eu des effets positifs qui étaient de faire baisser la tension, d'envisager une normalisation parfois pour certains Etats, de passer à l'acte de la normalisation pour d'autres, donc d'apaiser et de traiter une partie des problèmes. Mais pas de traiter la question centrale au Proche-Orient qui est la question palestinienne. C'est aussi quelque chose que la France a toujours dit, ces accords avaient leurs mérites, mais ça laissait un problème non traité. Il faut sortir de l'impasse.
Q - Et comment traiter ce problème donc ?
R - La première condition est une mobilisation des acteurs régionaux et internationaux, nous y travaillons avec nos partenaires. Il faut par ailleurs une trêve durable soutenue. Cette trêve doit permettre la libération des otages, de tous les otages. Elle permettra également de faciliter l'accès de l'aide humanitaire et sa distribution et de répondre à la situation catastrophique sur le plan humanitaire. Elle pourra conduire à un cessez-le-feu, indispensable à la mise en œuvre sur le terrain d'un processus politique. Il n'y aura pas de solution sans cela.
Q - Avez-vous l'impression que la France pèse pour ses interlocuteurs ?
R - Si j'en juge par les contacts du président de la République dans la région, les miens, notre rôle moteur sur l'humanitaire, sur les débats à New York, je n'ai pas de doute. Concrètement, je vois qu'un grand progrès s'est produit depuis quelques semaines, et qui n'était pas une donnée de départ, c'est la convergence des messages. Je vous parlais des Etats-Unis, mais on constate aussi une plus grande convergence au sein des Vingt-Sept, on a fait l'unité au G7 et nous constatons aussi une plus grande convergence avec les partenaires un peu plus lointains, y compris les pays arabes.
Q - Et Israël ?
R - J'ai des conversations très ouvertes avec mon homologue, Elie Cohen. Mais il faut continuer à convaincre. Il faut se mettre d'accord sur ces principes que je vous citais, c'est le triptyque du Président : il faut qu'on traite à la fois la menace terroriste, l'urgence humanitaire et puis le volet politique. Il ne faut pas qu'on perde de temps. Les trois doivent avancer ensemble, y compris le sécuritaire, puisque, d'évidence, le Hamas et les autres groupes terroristes ne sont pas que des défis pour Israël. On ne le répétera jamais assez, le Hamas ne représente pas l'ensemble de la population palestinienne. La très grande majorité des Palestiniens, quand vous les entendez, aspire à vivre comme tout être humain, en paix, en sécurité, en famille. Si le Hamas travaillait pour le bonheur des Palestiniens, ça se saurait.
Q - Au Liban, où le Hezbollah s'agite, craignez-vous une contagion ?
R - Il y a des perméabilités avec différents mouvements islamiques et jihadistes. Et puis des soutiens évidemment. Le Liban, c'est compliqué. On parle aux autorités en place, puisqu'il n'y a plus de président. C'est souvent une relation assez difficile et pour ce qui concerne mes interlocuteurs politiques, y compris en tête-à-tête, ce qui permet d'être très ouvert, j'ai passé les messages les plus clairs, comme le Président l'avait fait, comme notre ambassadeur continue à le faire, comme Sébastien Lecornu, qui est allé au Liban voir la Finul [la Force intérimaire des Nations unies au Liban établie depuis 1978, ndlr], a pu le faire aussi. On passe également ces messages à l'Iran. Vous n'avez pas besoin de moi pour voir que l'activité des milices pro-iraniennes est plutôt à la hausse, qu'il s'agisse du Sud-Liban, de l'Irak ou de la Syrie contre les Etats Unis, des Houthis du Yémen, avec plusieurs tirs de missiles, un arraisonnement dimanche. J'ai eu à m'entretenir à Genève, à sa demande, avec le ministre iranien des Affaires étrangères, Hossein Amir-Abdollahian, après que le président de la République s'est entretenu avec le président Ebrahim Raïssi, pour une mise en garde explicite. Pour redire que si l'Iran soufflait sur les braises, n'appelait pas à la retenue et laissait ceux qui peuvent l'écouter agir au-delà du raisonnable, il serait le premier à en pâtir. J'ajouterais que nous disons aux Israéliens toute l'attention que nous portons au Liban. Il ne faudrait pas qu'un dérapage entraîne le Liban dans la guerre. Personne n'y a intérêt.
Q - Où en est la France dans l'aide humanitaire à Gaza ?
R - J'ai mobilisé le centre de crise et de soutien du ministère des Affaires étrangères, qui coordonne cet effort pour l'ensemble de l'Etat. Nous sommes au rendez-vous. On a déjà apporté plus de cent tonnes de fret. Ce sont des médicaments, du matériel médical d'urgence, mais aussi des tentes, des générateurs solaires, des nutriments. Onze tonnes de plus sont arrivées lundi avec l'équivalent de deux postes sanitaires mobiles mis en place par le Quai d'Orsay et transportés par le ministère des Armées avec lequel la coopération est constante et étroite. Ils permettront de traiter mille blessés graves. Tout cela s'ajoute aux 33 tonnes déjà passées via le pont aérien européen. Un navire de la Marine nationale, le Dixmude, doté de capacités médicales vient d'appareiller vers l'Egypte où il arrivera dans quelques jours. Enfin, nos établissements hospitaliers se tiennent prêts à accueillir des enfants malades ou blessés.
Q - Peut-on évoquer le fait que plusieurs ambassadeurs de France au Proche-Orient et au Maghreb ont rédigé une note diplomatique s'inquiétant de la politique d'Emmanuel Macron dans la guerre ?
R - Il y a chaque jour dans le système d'information et d'action plusieurs centaines de notes diplomatiques. C'est le rôle des ambassadeurs que d'analyser, de rapporter ce qu'ils entendent sur le terrain, de rendre compte, de proposer. Ils sont là pour ça. En revanche, ce qui est regrettable et anormal, c'est que le contenu de certaines notes soient portées à la connaissance d'autres que ceux auxquels sont destinés ces échanges. Il y a une Constitution, il y a des institutions et c'est le pouvoir politique qui décide de la politique étrangère de la nation. Ce sont le président de la République, la Première ministre - et moi-même à leurs côtés - et avec pour seul guide, non pas la perception locale dans tel ou tel pays dont rendrait compte tel ou tel ambassadeur, mais les intérêts de la France, pesés au niveau de responsabilité qui est le leur. Mais je ne veux pas vous laisser penser que les réflexions ne sont pas accueillies, elles sont dans la vocation du travail d'ambassadeur. Ce qui ne l'est pas, c'est de verser ça dans le débat public.
Q - Pourrait-on évoquer les autres dossiers internationaux brûlants, à commencer par l'Ukraine ?
R - Nous l'avons dit : rien ne nous détournera du soutien à l'Ukraine. Ce qui est important, c'est de continuer à aider l'Ukraine, ce que nous faisons à titre bilatéral, au niveau européen et collectivement. Les enjeux sont considérables pour la sécurité européenne et pour la stabilité dans le monde. Sur le terrain, la contre-offensive se poursuit : c'est difficile, les Ukrainiens eux-mêmes ne le cachent pas, mais ils ont progressé dans leur défense en mer Noire, en contraignant la flotte russe à se replier assez largement au-delà de la Crimée.
Q - Mais n'y a-t-il pas de risque d'une lassitude dans le soutien de la France ?
R - Il y a un engagement d'être aux côtés de l'Ukraine dans la durée. Les négociations sont engagées avec l'Ukraine de façon à aboutir sur les trois volets que sont le soutien économique, y compris la reconstruction, les questions humanitaires et, bien sûr, l'aide militaire. On sait que cette guerre est susceptible de durer et donc il faut passer le message, à la fois à l'Ukraine qui en a besoin, mais aussi à la Russie qui doit l'entendre, que nous sommes là pour aussi longtemps qu'il le faudra. Nous nous y préparons à titre national, et dans le cadre de l'Union européenne avec la "facilité Ukraine", qui couvrira les cinq années qui viennent.
Q - Que dire de la situation de l'Arménie et l'Azerbaïdjan ? Pour le moment, il n'y a pas d'accord de paix...
R - La France et les Français ne seront jamais indifférents au sort de l'Arménie pour des raisons historiques et de cœur que l'on connaît. Aucun pays n'aide l'Arménie plus que la France.
Q - Vous parlez aussi avec Bakou ?
R - Evidemment. Nous disons aux deux parties qu'il faut retrouver les moyens d'un dialogue politique de façon à régler les problèmes qui demeurent en suspens pour une paix juste et durable. Les trois débats depuis un an au Conseil de sécurité sur l'Arménie ont été tenus à l'initiative de la France. Il y a de réels progrès dans la réaction de l'Europe et de la communauté internationale, en grande partie à l'initiative de la France. Dernièrement, le renforcement du mandat de la mission européenne d'observation sur place, et l'accès à la facilité européenne de paix, désormais ouvert à l'Arménie, c'est la France qui les a obtenus. Tout cela doit permettre de faire entendre à l'Azerbaïdjan que la paix passe par une solution diplomatique.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 novembre 2023