Interview de Mme Patricia Mirallès, secrétaire d'État, chargée des anciens combattants et de la mémoire, à Radio J le 21 février 2024, sur l'entrée au Panthéon du résistant d'origine arménienne Missak Manouchian et la guerre d'Algérie.

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Média : Radio J

Texte intégral

CHRISTOPHE BARBIER
Patricia MIRALLES, bonjour.

PATRICIA MIRALLES
Bonjour.

CHRISTOPHE BARBIER
Et bienvenue en ce jour particulier où Missak MANOUCHIAN va entrer au Panthéon. Quel sens cela a-t-il pour vous ? C'est de l'émotion, c'est de l'Histoire ?

PATRICIA MIRALLES
Oui, beaucoup d'émotions. Je voudrais peut-être revenir sur la soirée.

CHRISTOPHE BARBIER
Parce que ça a commencé hier l'hommage, au Mont Valérien, là où ils ont été fusillés le 21 février 44.

PATRICIA MIRALLES
Voilà, avec cette veillée où nous avons rendu des enfants et des jeunes adolescents, mais des adolescents aussi, acteurs de cette veillée. Certains étaient avec le portrait de ces fusillés et quand nous sommes arrivés dans la clairière, c'est vrai qu'il se passe quelque chose et on se dit : il y a 80 ans, ils ont été fusillés là. Avoir le cercueil de Missak MANOUCHIAN qui était, je dirais, le symbole fort de ce groupe puisque EPSTEIN avait été fusillé après.

CHRISTOPHE BARBIER
Oui. C'était leur chef, ils l'ont identifié plus tard, les nazis.

PATRICIA MIRALLES
Et donc ce n'était pas que Missak MANOUCHIAN hier, c'était les 23 fusillés qui étaient là. Et je crois que ce symbole, si on veut faire comprendre à cette jeunesse qu'il se passe des choses, il y a des heures sombres actuellement dans le monde, et je crois que faire comprendre à la jeunesse que ça existe, c'est aussi leur faire vivre des moments tels que la veillée et puis la panthéonisation.

CHRISTOPHE BARBIER
Elle a perdu le sens du tragique, cette génération ? Elle considère que maintenant, on est dans la paix éternelle et que la barbarie ne reviendra jamais ?

PATRICIA MIRALLES
Non. Je pense qu'il y a une part de la génération qui n'apprend que par les réseaux sociaux. Vous savez très bien que sur les réseaux sociaux, vous trouvez de tout. Des choses qui sont bien et des choses qui ne sont vraiment pas bien.

CHRISTOPHE BARBIER
Du bon et du mensonge.

PATRICIA MIRALLES
Et donc, il faut qu'on arrive à leur faire comprendre qu'il y a eu des actes nazis, qu'aujourd'hui il y a le terrorisme qui est à nouveau à nos portes et qu'il est important aussi qu'ils se fassent un peu leur avis, qu'ils apprennent aussi à résister face à de tels actes. C'était un moment, je dirais, hier, d'union nationale.

CHRISTOPHE BARBIER
C'est un étranger, Missak MANOUCHIAN, c'est un Arménien, il n'a pas de papiers français. Ça donne aussi un sens fort à cette panthéonisation, la première d'un étranger.

PATRICIA MIRALLES
Exactement. Parce qu'on ne peut pas regarder l'immigration avec un certain oeil et, de l'autre côté, dire qu'ils ont sauvé quelque part… Enfin, ils ont épousé la France. Ils étaient étrangers, émigrés et ils aimaient la patrie jusqu'à en mourir. Ça doit avoir la portée nécessaire pour cette jeunesse qui, parfois, ne sait pas où se situer entre peut-être des pays d'origine et le pays dans lequel ils vivent. Eh bien, on doit les amener à comprendre ce qu'il s'est passé, de façon à ce qu'ils soient plus forts, qu'ils épousent eux aussi les valeurs de la République.

CHRISTOPHE BARBIER
Parce que Missak MANOUCHIAN, il demande plusieurs fois sa naturalisation, une dernière fois même pendant l'hiver 40, tout en portant la mémoire arménienne. Il arrivait à porter ces deux identités : l'amour complet de la France mais sans l'amnésie de son pays d'origine.

PATRICIA MIRALLES
C'est un exemple.

CHRISTOPHE BARBIER
On peut donner cet exemple-là aux jeunes aujourd'hui qui, en effet, sont parfois tiraillés entre leur patrie et la patrie de leurs parents et la France.

PATRICIA MIRALLES
Bien sûr. On peut continuer à garder ses racines, à aimer ses racines, celles de vos ancêtres, et pour autant être dans un autre pays sans en épouser la nationalité mais en épousant les valeurs.

CHRISTOPHE BARBIER
Vous disiez, ils sont 23 à entrer en fait au Panthéon avec Missak MANOUCHIAN et il y aura une plaque d'ailleurs dans le caveau de MANOUCHIAN pour rappeler aussi tous ses compagnons de lutte. Ils ont été reconnus morts pour la France assez tardivement, le dernier d'ailleurs en 2023. C'est dire ! C'est quoi ? C'est de l'ingratitude de la part de l'armée de la France, c'est de l'indifférence, c'est l'administration ?

PATRICIA MIRALLES
Non. Alors le dernier qui a été reconnu et qui est Szlama GRZYWACZ, que j'ai d'ailleurs lors du colloque au Sénat, je suis arrivée avec le document que j'ai signé le reconnaissant mort pour la France. C'était tout simplement parce qu'il manquait un document entre son acte de naissance et son acte de décès, tout simplement. Et donc, il a fallu aller creuser un petit peu, ça fait partie aussi de mon ministère et nous avons réussi à le faire. Et j'étais très fière de pouvoir enfin déclarer qu'il était mort pour la France.

CHRISTOPHE BARBIER
C'est quand même incroyable qu'on bute sur un problème de papiers comme ça manquant pendant des années alors que les circonstances de sa mort prouvent qu'il n'y a pas de doute, il était mort pour la France. Est-ce qu'on n'est pas un peu dans l'excès d'administration ?

PATRICIA MIRALLES
Je ne sais pas si c'est… Je ne jugerai pas l'administration, mais ce que je sais, c'est que le président de la République m'avait donné cette mission de pouvoir faire la lumière sur ces immigrés, ces étrangers, comme nous l'avons fait le 18 juin en inscrivant à nouveau des noms sur le Mont Valérien, puisqu'ils n'avaient pas été inscrits parce qu'ils étaient étrangers ; étrangers, communistes et surtout juifs.

CHRISTOPHE BARBIER
Ça aussi, ça pesait, ça freinait, il y avait une gêne ?

PATRICIA MIRALLES
Je ne sais pas si c'était une gêne, mais en tous les cas, moi, j'avais un devoir, c'était de le faire. Et on n'a pas terminé. On continue parce qu'à chaque fois qu'on retrouvera…, ça, ça demande un gros travail au niveau des archives, mais nous avons un bon service des archives de la Défense. Et donc, il faut continuer jusqu'au dernier.

CHRISTOPHE BARBIER
Les témoins vivants disparaissent, donc ça devient de plus en plus difficile peut-être de mener ces enquêtes ?

PATRICIA MIRALLES
Alors, on a aussi des preuves, regardez, on a cette photo justement de l'abbé à la clairière…

CHRISTOPHE BARBIER
Prise au moment même de l'exécution…

PATRICIA MIRALLES
Voilà, ce qui nous a permis hier d'avoir, je dirais, une scénographie la plus proche, pour vraiment faire comprendre les choses au public, moi, je peux vous dire que j'étais dans la clairière, c'était vraiment…

CHRISTOPHE BARBIER
Bouleversant. Il reste des papiers, des photos, sans doute, dans les familles, dans les communes. On devrait peut-être mener un grand travail d'historiographie pour éviter que ça soit perdu.

PATRICIA MIRALLES
Alors on le demande, très souvent d'ailleurs, Denis PESCHANSKI…, c'est un grand historien, il recherche souvent, par exemple, pour les 80 ans de la Libération, nous demandons aux familles de chercher dans leurs valises, des fois, ce que les grands-parents ont laissé. Pour pouvoir aussi abonder les archives à chaque fois, parce que dans une photo, il y a plein de choses, on arrive à trouver le moment, selon, enfin, la période, selon comment les gens sont habillés, la saison. Voilà, et c'est important. Donc nous sommes toujours très, très attentifs à ce que les collectes puissent se faire et qu'on puisse conserver évidemment ces biens précieux.

CHRISTOPHE BARBIER
Vous disiez : Missak MANOUCHIAN, c'est aussi un communiste, un communiste qui entre au Panthéon. C'est quoi, c'est une espèce de volonté d'union nationale, toutes les franges politiques y seront ?

PATRICIA MIRALLES
Peut-être de dire que, quand on est dans la situation où ils étaient face au nazisme, est-ce que l'important, c'est de savoir s'ils étaient communistes ou autre.

CHRISTOPHE BARBIER
On a eu de tout, des royalistes, des gens de droite, des socialistes…

PATRICIA MIRALLES
L'important c'était de dire qu'ils avaient épousé la France, ils étaient communistes. Pourquoi aujourd'hui nous ne devrions pas le faire ou ne pas le dire ?

CHRISTOPHE BARBIER
Parce qu'il y avait eu le pacte germano-soviétique et qu'il y a donc cette ambiguïté sur le moment où les communistes sont vraiment devenus résistants. On traîne ça aussi, non ?

PATRICIA MIRALLES
Moi, je pense que tout à l'heure, Emma disait, en fait, ce sont des humains. Oui, on est face à l'humanité, on gère de l'humain, et donc, il faut aussi rester avec un certain sang-froid et regarder la vérité en face, regarder l'histoire en face avec un grand H, sûrement, puisque, je dirais que par la veillée d'hier et la panthéonisation de Missak et de ses compagnons tout à l'heure, c'est redonner à la France l'histoire avec un grand H, parce qu'elle s'écrit aussi avec les immigrés, les étrangers et les juifs qui ont été assassinés.

CHRISTOPHE BARBIER
Le président de la République a soulevé la polémique en début de semaine en disant dans L'Humanité : l'extrême droite ne devrait pas venir à cette cérémonie compte tenu de l'engagement communiste de MANOUCHIAN. Quel sens vous donnez à cette phrase ?

PATRICIA MIRALLES
Alors, moi, déjà, je dirais que j'ai écouté les familles. Les familles ne souhaitent pas que Marine LE PEN et Jordan BARDELLA soient présents à la panthéonisation. Je crois que, d'abord, avoir le respect des familles, c'est de les écouter…

CHRISTOPHE BARBIER
Comme ils l'ont fait pour la famille BADINTER qui leur avait demandé de ne pas venir aussi…

PATRICIA MIRALLES
Exactement. Et puis, peut-être se poser une question. La question, c'est de dire : comment on peut aller festoyer avec des personnes qui sont nostalgiques…

CHRISTOPHE BARBIER
De cette époque…

PATRICIA MIRALLES
Du nazisme, et en même temps, venir au Panthéon alors que l'un d'entre eux les a tués. C'est ça la vraie question…

CHRISTOPHE BARBIER
Il y a une contradiction entre certaines affinités du RN, et puis, cette présence.

PATRICIA MIRALLES
Oui, et ça s'appelle le respect surtout, quand on a des idées, on les respecte, ils ont leurs idées. Je crois qu'il faut qu'ils apprennent à respecter leurs idées et de respecter surtout les familles.

CHRISTOPHE BARBIER
Elle viendra quand même Marine LE PEN. Le RN qui se sent le vent en poupe en ce moment veut s'affirmer.

PATRICIA MIRALLES
Eh bien, qu'elle vienne, c'est son droit, c'est son choix. Mais enfin, moi, je noterai quand même qu'on va parfois festoyer…

CHRISTOPHE BARBIER
Avec des gens donc qui sont nostalgiques de cette période.

PATRICIA MIRALLES
Du nazisme. Oui.

CHRISTOPHE BARBIER
Oui. Ça demeure dans la société. On l'a vu après le 7 octobre. Il y a un antisémitisme qui a resurgi, dont une frange vient de cette nostalgie du nazisme. On pensait qu'après 50 ans de pédagogie, on en serait débarrassé.

PATRICIA MIRALLES
Mais parce que je pense qu'ils écrivent l'histoire avec un petit " h ", parce que comme c'est un petit " h ", ça veut dire qu'on ne considère pas les étrangers, on ne considère, pas ceux qui se sont battus et qui nous ont donné, offert cette liberté. Je crois qu'il faut continuer inlassablement à raconter l'histoire, mais l'histoire, aussi difficile soit-elle, il faut la raconter. Il faut expliquer aux jeunes, ces jeunes, parfois, quand je vais dans les écoles, quand je vais dans les collèges ou dans les lycées, qu'on parle, je leur dis : allez-y, posez des questions, enfin, ce n'est pas grave de poser une question, même qui peut être dérangeante. On est là pour en parler. Eh bien, je pense qu'on leur doit cet enseignement par tous les moyens, que ce soit par la BD, des films ou des ou des youtubeurs. Il faut enseigner à ces jeunes ce qu'a été l'histoire et ne pas réinventer l'histoire.

CHRISTOPHE BARBIER
A l'Assemblée, vous aviez travaillé sur une loi mémorielle, notamment par rapport aux harkis. Est-ce qu'un harki au Panthéon, ce ne serait pas rendre hommage aussi à ceux qui ont versé leur sang pour la France ?

PATRICIA MIRALLES
Alors, je réserve cette réponse au président de la République puisque ce n'est pas moi qui décide des panthéonisations. Je crois que nous avons, je dirais, commencé, parce que ce n'est pas terminé, mais aussi de raconter cette histoire, l'histoire des harkis, et la façon dont la France les a reçus avec tant d'indignité. Voilà, le travail est en cours. Il y a un travail mémoriel qui continue. Et nous collectons aussi beaucoup d'archives.

CHRISTOPHE BARBIER
Le temps n'est pas encore venu de la réconciliation, là, on sent que c'est encore une plaie ouverte.

PATRICIA MIRALLES
La réconciliation avec ?

CHRISTOPHE BARBIER
Entre le sud de la Méditerranée et nous, entre les Algériens qui sont en France et ceux qui sont descendants de harkis, il y a encore un travail pour que ces gens-là se comprennent, s'écoutent et se réconcilient ?

PATRICIA MIRALLES
Je ne crois pas que ce soit un travail. Je crois que… enfin, j'insiste vraiment sur la connaissance des choses…

CHRISTOPHE BARBIER
Expliquer connaître…

PATRICIA MIRALLES
Expliquer, connaître. Moi, j'ai fait un colloque sur la guerre d'Algérie devant des étudiants, et je leur ai expliqué, on parle. C'est une histoire héritée aujourd'hui, c'est aussi la mienne. Pour autant, je dois transmettre à mes futurs petits-enfants cette histoire. Mais peut-être avec moins de lourdeurs.

CHRISTOPHE BARBIER
Missak MANOUCHIAN sera au Panthéon ce soir. Patricia MIRALLES, merci. Bonne journée.

PATRICIA MIRALLES
Merci à vous.


Source : Service d'information du Gouvernement, le 22 février 2024