Interview de M. Sébastien Lecornu, ministre des armées, à Radio Classique le 23 février 2024, sur le conflit en Ukraine et l'industrie d'armement française.

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Média : Radio Classique

Texte intégral


CHARLES BONNAIRE
C'est au milieu de la nuit, le 24 février 2022, une allocution de Vladimir POUTINE pour lancer la guerre en Ukraine. Deux ans après, les conséquences sont multiples et le réveil est brutal. La guerre est de retour en Europe. La France doit se préparer, instaurer une économie de guerre. Pour l'occasion, Céline KAJOULIS est allée interroger le ministre des Armées, Sébastien LECORNU.

CELINE KAJOULIS
Bonjour Sébastien LECORNU.

SEBASTIEN LECORNU
Bonjour.

CELINE KAJOULIS
Merci de nous accorder cet entretien exclusif. Il y a deux ans, nous nous sommes réveillés avec une guerre aux portes de l'Europe. Nous avons réalisé que nous n'étions pas suffisamment armés pour y faire face. Est-ce qu'il y a désormais en France une véritable économie de guerre ?

SEBASTIEN LECORNU
Au sens où est-ce que notre industrie a basculé dans un modèle économique qui lui permet de produire plus vite et en quantité pour un pays en guerre qu'est l'Ukraine, oui, en partie. En partie seulement, parce que c'est inégal en fonction évidemment des types de munitions, des types de matériel, des entreprises, il faut bien le dire. Mais on le voit bien que le segment terrestre et missilier, pour le coup, a repris justement de l'avance en matière de capacités à produire. C'est vrai des canons Caesar, c'est vrai, des obus de 155 mm, même si nous en sommes encore très loin du compte de ce que nous attendons. C'est vrai sur les missiles, par exemple les missiles courte portée de défense sol-air Mistral. Après, derrière, ça pose des questions plus redoutables d'organisation des processus industriels, de gestion des stocks, de rapport à la commande, de rapports à l'exportation. Je rappelle que notre modèle d'industrie de défense, qui date du Général de GAULLE, il repose sur un modèle de souveraineté, mais pour qu'il soit équilibré, il repose évidemment sur des réussites à l'exportation. Et là, eh bien c'est vrai que des années après, de la lutte anti-terroriste militarisée, on le voit bien au Sahel, qui appelait au fond des types de matériels assez précis, eh bien tout d'un coup, la guerre en Ukraine, effectivement, remet au goût du jour…

CELINE KAJOULIS
L'artillerie.

SEBASTIEN LECORNU
Malheureusement si j'ose dire, l'artillerie, la défense sol-air, dans des contextes d'attrition très fortes, puisque vous le voyez bien, les Russes mènent des frappes dans la profondeur, qui sont multiples et récurrentes et qui donc sollicitent beaucoup les stocks. Donc on retrouve justement un modèle qu'il faut stresser. C'est ce que nous faisons actuellement.

CELINE KAJOULIS
Est-ce que ça n'aurait pas été plus simple de maintenir pendant toutes ces décennies une industrie de l'armement en état de fonctionner ? Là, on repart presque de zéro. En tout cas, on repart avec des nouvelles bases.

SEBASTIEN LECORNU
Eh bien clairement, on est dans les fameux dividendes de la paix. De fait, c'est plus facile de détruire de la valeur, que d'en recréer. On le voit bien, et le Covid d'ailleurs a réveillé déjà ça, notamment sur des dépendances à l'égard d'un certain nombre de pays que nous pouvions avoir, je pense notamment en termes de poudre, de munition de petit calibre. C'est pour ça que je mène des opérations de relocalisation. Si vous voulez, il n'y a pas d'économie de guerre et ça repose beaucoup sur les industries, évidemment, de défense, ça va sans dire, mais sans stratégie aussi de gestion des matières premières. Et de voir que pendant le Covid, parce qu'il y avait des routes maritimes qui étaient interrompues, on avait un certain nombre de composants clés pour des objets et des équipements militaires conventionnels qui pouvaient venir d'Asie du Sud-est, c'était complètement délirant, si on se dit les choses. Et donc typiquement, à Bergerac, on va rouvrir une usine de production de poudre, ça va créer 150 emplois, ça permettra de construire, fabriquer 150 000 munitions de type obus de 155 mm à terme chaque année. Mais voilà, c'est un travail qui prend du temps et qui ne peut pas se faire du jour au lendemain.

CELINE KAJOULIS
Combien y a-t-il d'emplois en France qui dépendent directement du secteur de la défense ?

SEBASTIEN LECORNU
Eh bien ça dépend comment on le compte, mais enfin, ce sont des dizaines et des dizaines de milliers. Et surtout, vous avez énormément de sous-traitants, de PME qui parfois vont usiner une petite pièce particulière ou un élément électronique particulier. Tout ça est tiré par la dissuasion nucléaire, parce que si on a un modèle aussi de souveraineté, c'est pour être capable de mettre en oeuvre notre dissuasion nucléaire en 100 % français. Et donc c'est vrai que la dissuasion a protégé beaucoup de filières. Mais malheureusement, comme je vous le disais, ces 20 dernières années, il y a eu quelques négligences, avec les diminutions de crédits budgétaires sur le secteur conventionnel. Et c'est pour ça que les équipements de l'Armée de terre ont constitué pour moi une priorité, comme le secteur des poudres.

CELINE KAJOULIS
Alors, dans l'urgence, nous avons livré une partie de nos stocks à l'Ukraine. Est-ce qu'aujourd'hui nous avons reconstitué ces stocks et quels sont les types de matériel que nous avons le plus commandés ?

SEBASTIEN LECORNU
Oui. La réalité, c'est qu'on a livré deux types de matériel, pour être rapide sur le sujet, l'Ukraine, soit des matériels encore opérationnels mais vieillissants, et dont on a précipité le retrait de l'Armée de terre ou de l'Armée de l'air française, au profit d'une génération nouvelle, produite par des industriels français. Donc, objectivement, c'est une opération gagnant- gagnant pour l'Ukraine et la France. Après, quand vous livrez du matériel non complètement encore amorti, parce qu'encore efficace, et que vous précipitez l'acquisition neuve, par définition, ça représente quand même un petit effort pour le contribuable. Mais enfin, ce n'est pas une perte sèche si vous voulez. Et puis après, vous avez des matériels neufs qui ont pu être confiés à l'Ukraine, donnés à l'Ukraine, et qui appelle un " recomplètement " dans le stock des Armées, neuf. Et je pense que pour répondre très directement à votre question, le fameux canon Caesar de NEXTER est encore une fois de plus un bon exemple, puisque désormais il y a pratiquement un doublement, voire un triplement de la production de ces canons Caesar chaque mois, et donc les canons Caesar que nous avions donnés à l'Ukraine, qui avaient été prélevés sur des régiments d'artillerie, comme à Canjuers, par exemple dans le Var, font l'objet actuellement de livraisons. Et donc on voit bien que deux ans plus tard, on est capable de compléter ça. Ça c'est une bonne nouvelle.

CELINE KAJOULIS
Reconstituer une économie de guerre, c'est aussi une garantie de sa souveraineté ?

SEBASTIEN LECORNU
Eh bien clairement. Vous imaginez un modèle d'armée, employée dans une mission extérieure, en culture expéditionnaire, comme on dit au ministère des Armées, et puis tout d'un coup, vous découvrez en fait que celui qui vous vend des armes, ne veut plus vous les vendre ou ne peut plus vous les vendre, parce qu'il a été mis en défaillance. C'est pour ça que notre modèle d'Armée années 60, issu du gaullisme militaire, il repose autant sur une culture à l'époque d'arsenaux, aujourd'hui le modèle a évolué dans son modèle économique, mais la philosophie reste là. C'est qu'on doit avoir en maîtrise politique et économique la capacité à produire ce dont nos armées ont besoin. Et d'ailleurs, au risque d'être provocant, je rappelle qu'il reste encore un arsenal dans l'Etat, qui produit de A à Z, une mission particulière, c'est évidemment la Direction des applications militaires du CEA, pour nos ogives nucléaires.

CELINE KAJOULIS
Sébastien LECORNU, merci.

SEBASTIEN LECORNU
Merci beaucoup.

CHARLES BONNAIRE
Le ministre des Armées, Sébastien LECORNU, interrogé par Céline KAJOULIS, la cheffe du service éco de Radio Classique. Interview enregistrée cette semaine.


Source : Service d'information du Gouvernement, le 26 février 2024