Entretien de M. Stéphane Séjourné, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, avec "Le Monde" le 2 mars 2024, sur les conflits à Gaza et en Ukraine.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Le Monde

Texte intégral

Q - Comment réagissez-vous au drame de ces derniers jours dans la bande de Gaza ?

R - La crise humanitaire à Gaza est catastrophique depuis plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Et cela crée des situations indéfendables et injustifiables dont les Israéliens sont comptables ; il faut qu'Israël l'entende. Nos efforts auprès des autorités israéliennes pour augmenter le nombre de points de passage et de camions humanitaires n'ont pas été satisfaits. La famine ajoute à l'horreur. Les gens attaquent le peu de convois qui passent ; les responsabilités sur le blocage de l'aide sont clairement israéliennes. Comme nous avons été très clairs après les attaques du 7 octobre [2023] pour rappeler le droit d'Israël à se défendre, on doit être clair sur les dérives dans Gaza.

Q - Trente mille morts, des destructions massives d'infrastructures civiles, des déplacements de population... Comment qualifier ces événements survenus en cinq mois ?

R - La Cour internationale de justice [CIJ] et la Cour pénale internationale sont saisies. Sur le volet génocide, je ne souhaite pas que ce mot soit utilisé politiquement, notamment par les oppositions [en France], parce qu'il y a une question d'intentionnalité qu'il revient à la justice internationale de trancher. Je veux tordre le cou à cette idée du deux poids, deux mesures qu'on peut entendre de la part d'un certain nombre d'Etats. Il suffit de regarder nos votes aux Nations unies, notre mobilisation humanitaire...

Q - Depuis l'arrêt de la CIJ en janvier demandant des mesures pour protéger la population de Gaza, avez-vous le sentiment qu'Israël a modéré ses opérations ?

R - Non, et notre rôle est de le dire publiquement. Ce que demande la CIJ correspond à ce que le gouvernement français demandait avant même cette décision. Nous le disons aussi au gouvernement israélien. Aujourd'hui, on est dans une impasse sur Rafah et une opération militaire telle que les Israéliens la conçoivent serait un nouveau désastre humanitaire ; nous faisons tout pour l'éviter.

Q - Avez-vous eu les preuves des allégations israéliennes accusant des personnels palestiniens de l'agence de l'ONU pour les réfugiés (UNRWA) d'avoir participé aux attaques du 7 octobre 2023 ?

R - Non. Mais ces allégations ont provoqué un malaise chez les donateurs. Il nous faut de la transparence grâce aux audits en cours et des garanties pour l'avenir ; mais la France, contrairement à d'autres, n'a pas suspendu ses financements. Ce n'est pas parce qu'un service public détecte des gens indésirables qu'on ferme le service public.

Il faut que les Israéliens comprennent que l'UNRWA ne concerne pas seulement Gaza, mais aussi les pays qui accueillent des réfugiés palestiniens, comme la Jordanie. L'Union européenne vient d'annoncer le versement de 50 millions d'euros. Vu la situation catastrophique sur place, on ne gagnerait rien à ce que l'UNRWA se retire de la bande de Gaza.

Q - Dans cette crise, le sentiment dominant est que les Etats-Unis et les Européens sont impuissants à peser sur Israël...

R - Les Etats-Unis déploient une force diplomatique irréprochable. Nous travaillons ensemble à chercher des solutions, à créer des coalitions avec les pays arabes modérés. Dans plusieurs semaines ou plusieurs mois, nous pourrons proposer un débouché politique, et pas seulement sécuritaire. Le contexte électoral américain pèse sur la situation et l'inflexibilité du gouvernement israélien est sans doute liée aussi à ces échéances américaines.

Certains sont tentés de négocier un cessez-le-feu uniquement humanitaire avec une libération des otages, pour reprendre le jour d'après les opérations militaires. Mais un cessez-le-feu doit être durable et il y a urgence.

Q - De quels leviers dispose la France ?

R - Il ne faut pas penser que la France toute seule aura un impact sur le Proche-Orient. Chacun a son levier. La diplomatie française le dit pour la première fois : la reconnaissance de l'Etat palestinien est un élément du processus de paix qu'il faut utiliser au bon moment. Ce bon moment s'évaluera le moment donné.

L'Arabie saoudite a d'autres leviers, avec notamment la question de la normalisation avec Israël ; les Etats-Unis sont capables d'actionner ou non leur soutien militaire. Ce n'est pas nous qui pouvons imposer un embargo sur les armes ! C'est une conjonction d'éléments qu'il faut utiliser de manière coordonnée au niveau diplomatique.

Q - La France a décidé de sanctionner vingt-huit colons israéliens, n'est-ce pas symbolique ?

R - C'est plus que les autres pays qui ont pris de telles mesures. Cela donne le ton de notre positionnement diplomatique et met un élément de visibilité sur ce qui se passe en Cisjordanie, qui est totalement inacceptable.

Q - Comment travailler à une sortie de crise avec le gouvernement israélien le plus à droite de l'histoire, qui refuse désormais toute solution politique à deux Etats ?

R - Israël est une démocratie, qui choisit ses dirigeants politiques et que nous respectons, même si nous ne partageons pas toutes leurs convictions. Cela constitue l'une des limites de l'exercice pour nous. On ne peut pas imposer une solution qui ne serait pas partagée. La question du gouvernement israélien existe donc, mais, avec les Etats concernés dans la région, les pays arabes, les Occidentaux, notre capacité à faire pression devra porter ses fruits.

Q - Sur le dossier ukrainien, était-ce le bon moment pour lancer le débat au sujet de l'envoi de troupes au sol en Ukraine deux ans après l'invasion russe ?

R - La France doit être du bon côté de l'histoire. Nous ne voulons pas nous retrouver dans une situation analogue à celle de septembre 1938 [face à l'Allemagne hitlérienne après les accords de Munich]. Pour comprendre notre logique, il faut avoir conscience de la situation. Il s'agit probablement d'un moment de bascule. Il faut que notre soutien à l'Ukraine dure si nous voulons protéger les Français.

Le risque de victoire russe en Ukraine aurait un coût exorbitant. Pour notre sécurité collective, ce ne serait plus 2 % du PIB qui serait nécessaire en matière de défense, mais bien plus. La situation serait également catastrophique sur le plan économique. Dans le seul domaine agricole, la Russie prendrait le contrôle de plus de 30% de la production mondiale de blé, au risque d'utiliser sa position sur ces marchés comme une arme contre nous, Européens.

Nous savons par ailleurs que la Russie ne s'arrêtera pas là, tout cela dans un contexte d'incertitude dans la perspective des élections américaines. Si nous n'avons pas les Américains à nos côtés, il va falloir que l'on mette beaucoup plus. Sans oublier les attaques russes contre la France qui se multiplient sur le plan cyber et informationnel, autour de deux grands rendez-vous, les élections européennes et les Jeux olympiques.

Q - Être du bon côté de l'histoire, cela veut dire envoyer des troupes au sol ?

R - Il s'agit de mettre en échec la Russie sans faire la guerre à la Russie. Rien n'est exclu dans ce cadre-là. Cela ajoute de l'ambiguïté stratégique à notre engagement, ce qui permet de démontrer à la Russie notre détermination à envisager d'autres actions sur le terrain. Cela a été envisagé pendant la conférence de Paris, le 26 janvier. Quand on parle de déminage, de défense cyber, de productions d'armes, de formation, nous aurons besoin de personnel sur le terrain.

Q - N'est-ce pas de la cobelligérance ?

R - Non. Il ne s'agit pas de faire la guerre en Ukraine. On nous a accusés à chaque étape de franchir ce seuil. C'est faux à chaque fois et ça reste faux cette fois. Nous nous sommes posé la question à chaque étape de notre soutien à l'Ukraine. Quand nous avons envoyé de l'aide humanitaire, on nous a dit attention à la cobelligérance parce que vous soutenez un pays en guerre. Pareil pour les armes, les chars, les avions. Ce n'est surtout pas à la Russie de déterminer quel doit être le mode d'action des Européens pour soutenir l'Ukraine.

Q - Comment réagissez-vous aux menaces nucléaires brandies par Vladimir Poutine après les propos du président Macron ?

R - La menace nucléaire a été agitée régulièrement par Vladimir Poutine à chaque étape du renforcement de notre soutien, lors de l'envoi des canons Caesar par exemple. Cette désinhibition à utiliser la dissuasion nucléaire est certes inquiétante, mais elle montre aussi que notre débat a eu un impact.

Q - Avez-vous été surpris par les réactions venues de capitales occidentales ?

R - Nous avons besoin de cohérence. Quand on entend quinze jours avant la réunion le ministre de la défense allemand, Boris Pistorius, dire que nous serons probablement en guerre avec la Russie d'ici à cinq ans, il faut selon nous en tirer les conséquences. Ce débat vieillira très bien en Europe car il est nécessaire. Il ne demandait qu'à émerger.

Les dirigeants participant à la réunion n'ont pas été pris au dépourvu. Ils savaient très bien quel était l'ordre du jour, et qu'il ne s'agissait pas d'envoyer des troupes combattantes au sol. Nous avons en tête de faire plus, mieux et autrement, pour renverser le rapport de force avec Moscou. Il est nécessaire de poser ce débat entre nous, même s'il n'y a pas encore de consensus. Sur l'essentiel, nous avons la même analyse de la situation et les mêmes objectifs : faire échec à la Russie.

Q - N'est-il pas regrettable que ces sujets sécuritaires creusent le fossé entre Paris et Berlin ?

R - Il n'y a pas de clash franco-allemand, nous sommes d'accord sur 80% des sujets. J'ai parlé avec mon homologue allemande, Annalena Baerbock, nous nous verrons mardi 5 mars à Paris. Il y a la volonté de se parler. Je le dis de façon très sincère, tout ce que nous avons exclu de faire à un moment donné, nous l'avons fait six mois plus tard du fait de la situation. Nous avons déjà des degrés d'engagement différents avec l'Allemagne, par exemple sur les missiles. Il n'y a là aucun drame puisque nous avons le même objectif de soutien à l'Ukraine.

Q - La France est-elle prête à renforcer sa présence militaire ? Est-elle déjà présente sur place ?

R - Pour l'instant, il n'y a pas de présence militaire, seulement du soutien sous forme de matériel et d'armement. Il y a d'ailleurs beaucoup de désinformation de la part des Russes, qui anticipaient les débats de ce type en Europe en pointant du doigt la présence de présumés mercenaires. C'est faux et cela cherche à déstabiliser nos opinions publiques en affirmant que c'est nous qui agressons la Russie. Les Russes ont une capacité incroyable à renverser le narratif. C'est un pays agresseur, qui viole le droit international et la souveraineté d'un Etat, et donc la charte des Nations unies. Nous aidons l'Ukraine à défendre ses frontières ; nous ne faisons pas la guerre à la Russie, mais elle veut nous faire croire que nous l'agressons. Nous ne devons pas nous laisser prendre à ce piège.

Q - À trois mois des élections européennes, les discussions sur la présence militaire en Ukraine et le débat annoncé à l'Assemblée nationale sur l'accord de sécurité bilatéral avec Kiev ont-ils des visées électoralistes ?

R - La question n'est pas électorale, elle est existentielle. L'Ukraine est au centre des débats électoraux parce qu'il y a de fait des différences de position sur le sujet. Je préférerais que cela ne soit pas le cas et qu'il y ait un large consensus au-delà des clivages partisans. Je le dis aux oppositions du bloc pro-ukrainien : évitons de nous diviser sur ce sujet. Nous n'avons rien à gagner à une polémique nationale sur l'aide à l'Ukraine et j'invite chacun à mesurer que ce qui se passe en Ukraine nous concerne tous.

Q - Est-ce une façon de mettre le Rassemblement national (RN) face à ses contradictions ?

R - On a tendance à oublier que la Russie a fait campagne contre nous en 2017, que Poutine lui-même a fait campagne pour Marine Le Pen, qu'il l'a reçue à Moscou. En 2022, elle proposait encore dans son programme une alliance militaire avec la Russie. Je me rappelle aussi des déclarations, avant l'invasion, de Jean-Luc Mélenchon, par antiaméricanisme, et de Le Pen, par pro-poutinisme. Il y a soit beaucoup de naïveté, soit de la complaisance. On peut avoir des divergences d'appréciation ou de calendrier, mais reprendre à son compte les contrevérités russes, cela n'est pas possible.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 mars 2024