Interview de M. Stéphane Séjourné, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, à France Inter le 1er mars 2024, sur les conflits à Gaza et en Ukraine.

Prononcé le 1er mars 2024

Intervenant(s) : 

Média : France Inter

Texte intégral


ALI BADDOU
L'invité du Grand entretien de la matinale ce vendredi avec Marion L'HOUR, nous recevons le ministre de l'Europe et des Affaires étrangères, également secrétaire général du parti Renaissance. Vos questions, elles sont déjà nombreuses, vos interventions chers auditeurs, 01 45 24 7000 ou sur l'application France Inter. Bonjour Stéphane SEJOURNE.

STEPHANE SEJOURNE
Bonjour à vous deux.

MARION L'HOUR
Bonjour.

ALI BADDOU
Merci d'être avec nous ce matin. Votre parole est très attendue et nous avons de nombreux dossiers à aborder avec vous. Nous allons commencer par ce qui s'est passé hier à Gaza, plus de 100 morts selon le Hamas lors d'une distribution d'aide alimentaire et cette réaction extrêmement forte du président de la République. Je cite Emmanuel MACRON, ouvrez les guillemets : " Profonde indignation face aux images qui nous parviennent de Gaza où des civils ont été pris pour cible par des soldats israéliens " écrivait le chef de l'Etat sur X tard dans la nuit et il continuait " J'exprime ma plus ferme réprobation envers ces tirs et demande la vérité, la justice et le respect du droit international ". Première question assez rapidement, est-ce que vous aussi vous êtes en colère ce matin contre Israël ?

STEPHANE SEJOURNE
Oui. D'abord, la situation humanitaire est depuis maintenant plusieurs semaines catastrophiques, et ce qui se passe est indéfendable et injustifiable, et je pense qu'Israël doit pouvoir l'entendre et cela doit cesser. Maintenant, nous avons franchi un cap supplémentaire. Les gens se battent pour de la nourriture et il y a des émeutes. Dans cette situation, j'ai entendu notamment la demande du Secrétaire général des Nations unies d'ouvrir une enquête indépendante et je pense que la France soutiendra cette démarche.

ALI BADDOU
Il y a une question qui est importante aujourd'hui, c'est celle de savoir quelles sont les images dont parle le président de la République, ces images qui nous parviennent de Gaza où des civils ont été pris pour cible par des soldats israéliens. Nous ne les avons pas vues mais elles tournent sur les réseaux. Vous avez des images particulières, Stéphane SEJOURNE ?

STEPHANE SEJOURNE
Justement, les images ont tourné sur un certain nombre de réseaux et c'est pour ça qu'une enquête indépendante pour éclaircir ce qui s'est passé doit être menée. En général, le fait que des populations se battent aujourd'hui pour avoir de la nourriture – de la nourriture - que normalement Rafah qui est une ville qui compte à peu près 300 000 habitants est aujourd'hui submergée par 1,2 million d'habitants, qu'il y a des déplacements forcés de population, tout ça doit nous mener à qualifier à un moment donné des faits et puis à demander des explications.

ALI BADDOU
Au gouvernement israélien. Le gouvernement israélien est responsable ?

STEPHANE SEJOURNE
Je veux être très clair aujourd'hui : nous demanderons des explications et il faudra une enquête indépendante pour déterminer ce qu'il s'est passé. Il ne peut pas y avoir dans notre narratif à nous deux poids, deux mesures par rapport à des situations, et donc la France dit les choses. Elle dit les choses quand il s'agit de qualifier de terroriste le Hamas, mais elle doit dire les choses aussi quand il se passe des atrocités à Gaza.

MARION L'HOUR
Mais donc, quand le président de la République écrit " des civils ont été pris pour cible par des soldats israéliens ", vous n'avez pas les images où ces soldats tirent en direction des civils.

STEPHANE SEJOURNE
C'est les informations qu'on a mais, encore une fois, je pense qu'il faudra une enquête indépendante et nous soutiendrons la proposition du Secrétaire général des Nations Unies.

MARION L'HOUR
Et si on vous écoute bien, Stéphane SEJOURNE, en tout cas le gouvernement israélien est responsable. Vous êtes un peu sur la même ligne que MSF, Médecins sans Frontières, qui dit ce matin " la responsabilité de tout cela revient à ceux qui ont organisé cette pénurie de nourriture ". Autrement dit, Israël.

STEPHANE SEJOURNE
On se bat depuis maintenant des semaines au niveau international. Il suffit de regarder d'ailleurs nos votes aux Nations Unies, de regarder notre mobilisation humanitaire - je parle de la France - pour que nous puissions ouvrir des points de passages nécessaires pour l'aide humanitaire, et puis pour que les gens puissent se nourrir tout simplement.

ALI BADDOU
Tout simplement.

STEPHANE SEJOURNE
Et donc je pense que la France a été un des pays moteurs de la mobilisation internationale sur ce sujet, nous continuerons à le rester, et l'indignation de penser même que des gens sont en train de mourir de faim à Gaza est insupportable pour nous.

ALI BADDOU
Emmanuel MACRON réclame la justice. Est-ce qu'il faudra juger ces soldats israéliens qui ont pris pour cible des civils, Stéphane SEJOURNE ? Ces soldats et leurs commandements ?

STEPHANE SEJOURNE
D'abord, il y a des instances internationales et une Cour internationale de justice qui peut être saisie. D'ailleurs, elle est déjà saisie. Elle se prononcera sur un certain nombre d'éléments et nous suivrons attentivement le déroulé…

ALI BADDOU
Emmanuel MACRON demande la justice.

STEPHANE SEJOURNE
Oui, tout à fait. Donc il y a une justice internationale qu'il faudra…

ALI BADDOU
Donc il faudra qu'ils soient traduits devant des tribunaux.

STEPHANE SEJOURNE
Evidemment, à partir du moment où on pourrait qualifier de crime de guerre ce genre de fait, évidemment qu'il faudra que la justice se prononce.

MARION L'HOUR
Et au vu de cette situation, de la mort de plus de 100 civils palestiniens selon le Hamas, est-ce que de votre point de vue à vous, Stéphane SEJOURNE, un cessez-le-feu qu'on espérait encore il y a quelques jours est encore possible ?

STEPHANE SEJOURNE
Oui, je veux redire juste la position de la France pour être très clair. Nous souhaitons un cessez-le-feu durable, la libération des otages. Je veux rappeler quand même à vos auditeurs qu'il y a encore trois de nos compatriotes qui sont retenus à Gaza, que nous avons toujours dit les choses de manière transparente par rapport à des grands principes. Le principe justement de qualifier de terroristes les attentats du 7, de donner aussi le droit à Israël de se défendre face au terrorisme, mais en même temps nous ne pouvons pas justifier l'injustifiable, et notamment la situation catastrophique qui est la situation humanitaire aujourd'hui.

MARION L'HOUR
Vous le souhaitez, mais est-ce qu'il est possible, ce cessez-le-feu ?

STEPHANE SEJOURNE
Nous y travaillons, on travaille en format différent. La France est dans beaucoup de formats pour justement travailler au jour d'après et au travail au cessez-le-feu. J'étais encore avec des homologues notamment des pays arabes qui travaillent également à faire pression et à proposer une solution pour l'après.

MARION L'HOUR
Mais ça le repousse quand même.

STEPHANE SEJOURNE
Oui mais vous savez, moi je ne crois pas qu'on puisse résoudre la question sécuritaire de manière détachée de la question politique, et donc il faudra réunir les deux. Et pour avoir un cessez-le-feu durable, il faudra également régler la situation politique et nous travaillons également avec l'ensemble des partenaires et puis de mes homologues sur ce sujet.

ALI BADDOU
Il y a plusieurs questions d'auditeurs qui concernent la reconnaissance de la Palestine, Stéphane SEJOURNE. Pour faire bouger Israël, je cite l'un d'entre eux, pour faire avancer vers une solution, ne faut-il pas à un moment que la France reconnaisse la Palestine comme un État à part entière ? Aujourd'hui, à peu près 140 pays sur près de 190-200 reconnaissent la Palestine mais pas la France, pas les États-Unis, pas beaucoup de pays européens.

STEPHANE SEJOURNE
Je vais être très transparent avec vous, c'est un outil dans le processus de paix et donc il faut l'utiliser au bon moment. Mais à partir du moment où nous avons comme doctrine - et c'est notre position, c'est la position de la France - la solution à deux États, évidemment que ça reste un outil au service de la paix et donc ça doit être utilisé dans le processus de paix à partir du moment où il y aura un accord.

ALI BADDOU
La langue diplomatique, elle peut ressembler à de la langue de bois…

STEPHANE SEJOURNE
Non, non. Ce n'est pas de la langue de bois.

ALI BADDOU
Mais en l'occurrence, ça veut dire que la France y est prête.

STEPHANE SEJOURNE
Je pense qu'aucun ministre des Affaires étrangères n'a jamais dit ça, donc ce n'est pas de la langue de bois.

MARION L'HOUR
Vous dites « un des outils », c'est la reconnaissance éventuellement de la Palestine. Un autre outil pour peser pour la France, c'est quoi ? C'est une éventuelle alliance avec le Qatar, puisque le président de la République a reçu l'émir du Qatar cette semaine et que tous les deux ont appelé d'une même voix au cessez-le-feu ?

STEPHANE SEJOURNE
Alors, nous travaillons sur la question humanitaire avec l'Egypte et la Jordanie notamment. Nous travaillons avec le Qatar et les Emirats sur la question du cessez-le-feu, de la libération des otages, je vous le rappelais avec nos trois compatriotes qui sont encore retenus à Gaza. Donc oui, nous sommes dans tous les formats de discussion qui permettent une solution politique et puis de régler la question sécuritaire pour que deux États puissent vivre en paix, et puis pour que justement, les garanties de sécurité soient données aux Palestiniens et aux Israéliens.

ALI BADDOU
Alors je disais que nous avions beaucoup de dossiers à aborder avec vous, Stéphane SEJOURNE. Vous allez peut-être nous aider à faire l'anatomie d'une phrase qui a fait couler beaucoup, beaucoup d'encre cette semaine, après la déclaration du président de la République lundi soir, où il disait qu'il n'y avait pas de consensus pour envoyer de manière officielle des troupes au sol, mais que rien ne devait être exclu. Il y a eu la précision du ministre des Armées qui parlait d'opération de déminage, de formation. Est-ce que ce n'est pas une erreur d'Emmanuel MACRON d'avoir parlé d'envoyer des troupes combattantes ou de laisser penser que ça pourrait être des troupes combattantes que les Français enverraient en Ukraine ?

STEPHANE SEJOURNE
Je pense que nous devons d'abord la vérité aux Français sur le constat, et c'est peut-être l'élément qui manque aujourd'hui dans le débat politique et médiatique sur ce sujet. D'abord, il y a un risque d'effondrement de l'Ukraine et il y a des conséquences à ce risque d'effondrement de l'Ukraine. Je pense notamment en ce qui concerne la violation du droit international, laisser un pays justement venir dans le cadre des frontières de la Charte des Nations Unies et violer l'intégrité territoriale d'un Etat souverain, c'est aussi donner la justification de nombreux conflits dans le monde. Il y aurait une catastrophe économique. Je l'ai dit souvent mais si l'Ukraine s'effondrait, 30% du marché du blé serait maîtrisé par la Russie, ce qui donnerait la possibilité de nous attaquer sur les marchés. Donc également pour les Français, la question du pouvoir d'achat se reposerait, l'augmentation des matières premières et puis probablement une vague…

ALI BADDOU
Mais c'était vraiment opportun de faire cette déclaration…

STEPHANE SEJOURNE
Je finis parce que c'est important.

ALI BADDOU
Quand on voit autant de rejet chez nos alliés avec le chancelier allemand qui contredit brutalement le président de la République. Le signal envoyé, c'est la division des Européens, ce n'est pas une manifestation de force.

STEPHANE SEJOURNE
Je veux juste finir sur le constat parce que c'est très important. Une des conséquences serait également probablement la question humanitaire avec une vague, je pense, de réfugiés jamais vue depuis la Deuxième Guerre mondiale. On parle de 10 millions d'Ukrainiens qui pourraient quitter l'Ukraine en cas d'effondrement. Et puis on sait très bien, et nous avons des informations, que la Russie ne s'arrêtera pas là - ne s'arrêtera pas là. Et donc moi ce que je veux éviter…

MARION L'HOUR
Vous voulez dire qu'elle ira jusqu'où ? La Pologne ?

STEPHANE SEJOURNE
Alors je pense notamment à la Moldavie qui sont des pays qui sont aujourd'hui en danger. Moi, ce que je veux vous dire ce matin, c'est qu'on ne peut pas se retrouver dans la même période que septembre 38, au moment où on a lâché la Tchécoslovaquie pour une paix éphémère.

ALI BADDOU
Les Sudètes.

STEPHANE SEJOURNE
Les Sudètes. Et puis un an après…

ALI BADDOU
Comparaison est raison, Stéphane SEJOURNE ?

STEPHANE SEJOURNE
Alors je vous dis qu'on ne peut pas se retrouver dans cette période. Je ne dis pas qu'on est dans cette période, mais l'Histoire se répète et moi je retiens quand même peut-être un enseignement de cette période avec l'Histoire. C'est qu'un pas de côté face à une puissance impérialiste, c'est lui donner la possibilité de faire un pas en avant. Et donc aujourd'hui, qu'est-ce qui a été dit par le président de la République ? Il y a un cadre très clair qui a été fixé. C'est-à-dire mettre en échec la Russie sans faire la guerre à la Russie, et dans ce cadre-là, rien n'est exclu. Et donc les choses sont dites, sont claires. Ça participe à l'ambiguïté stratégique mais en même temps, ça nous met du bon côté de l'Histoire et moi je suis très content et je suis très heureux que le président de la République ait pu justement poser les choses et aussi crée ce débat au niveau européen.

ALI BADDOU
Pourquoi ce changement de ligne politique ou stratégique ? Pourquoi maintenant puisque la guerre dure maintenant depuis plus de deux ans, Stéphane SEJOURNE ?

STEPHANE SEJOURNE
Parce que le contexte est instable. On a des élections américaines qui justement rendent instables le soutien de l'Ukraine dans la durée. On a un Donald TRUMP qui a fait également des déclarations sur l'article 5 de l'OTAN et donc la solidarité envers les pays. Et donc si cette clause est contractualisée, elle n'existe plus ; si les Etats-Unis ne soutiennent plus l'Ukraine, je ne sais pas si les Européens aujourd'hui pourront faire face. On ne représente que 30% de l'aide, tous les Européens, 30% de l'aide à l'Ukraine. Sans les Américains, nous ne pouvons pas durer.

MARION L'HOUR
Et l'aide des Américains est bloquée.

STEPHANE SEJOURNE
Et l'aide des Américains aujourd'hui est bloquée. Et puis il y a une deuxième conséquence, c'est que la Russie aujourd'hui nous attaque sur le volet informationnel, sur le volet informatique. On est dans une situation de fragilité avec la préparation des élections européennes, avec la préparation des Jeux olympiques et la France ne permettra pas…

ALI BADDOU
Ça, c'est la grande crainte.

STEPHANE SEJOURNE
Qu'on attaque nos services publics, nos transports, nos hôpitaux. Imaginez deux minutes que nous ayons plus d'hôpitaux dans la région parisienne, que les transports s'arrêtent à cause des attaques informatiques de la Russie. Tout ça fait que la Russie a changé de posture - c'est notre avis, c'est notre analyse - et que ça démontre aussi qu'elle ne s'arrêtera pas là. Et donc dans ce cadre-là, le cadre fixé par le président de la République de ne rien exclure permet d'envoyer un message très clair, un message très clair à la Russie que nous ne lâcherons pas le combat avec les Ukrainiens.

MARION L'HOUR
Justement Stéphane SEJOURNE, il y a eu les mots du président de la République, Emmanuel MACRON, et il y a eu la réponse de la Russie, notamment hier le discours de Vladimir POUTINE qui a agité la menace d'une guerre nucléaire. On entendait tout à l'heure l'édito de Pierre HASKI. Est-ce qu'on ne nourrit pas une escalade en parlant de troupes au sol même si elles ne sont pas combattantes ?

STEPHANE SEJOURNE
Attention à nous même ne pas nourrir le discours de la Russie. Ceux qui nourrissent aujourd'hui l'escalade, ce sont les Russes. Ceux qui attaquent l'Ukraine aujourd'hui et qui mettent…

ALI BADDOU
Il y a escalade.

MARION L'HOUR
On ne se met pas en danger là ?

STEPHANE SEJOURNE
Et qui mettent en danger la sécurité de l'Europe, ce sont les Russes - ce sont les Russes. Nous-mêmes, Français, ne travaillons pas avec les éléments de langage et la doctrine du Kremlin. Et donc il faut qu'on fasse très attention à ça parce que je pense qu'on fait le jeu aujourd'hui en évoquant ces sujets. Et d'ailleurs, il y a un certain nombre de formations politiques qui font le jeu aujourd'hui sans le savoir, ou en le sachant, de LA Russie.

MARION L'HOUR
Vous pensez au RN.

STEPHANE SEJOURNE
Je vous dis les choses assez clairement.

ALI BADDOU
Et on va aller au standard depuis.

STEPHANE SEJOURNE
Depuis que nous avons décidé de soutenir l'Ukraine, que ce soit d'ailleurs pour l'envoi de matériel humanitaire au début, Vladimir POUTINE a agité la question nucléaire. Quand nous avons décidé d'envoyer du matériel militaire, il a agité la menace nucléaire. Quand nous avons décidé d'envoyer des chars, il a agité la menace nucléaire. Quand nous avons décidé d'envoyer des avions, il a agité la menace nucléaire. Et donc là, nous passons à un stade supérieur en n'excluant rien et il agite la menace nucléaire. Donc j'ai envie de vous dire, c'est une logique, il y a une forme de désinhibition de la Russie par rapport à la menace nucléaire.


Source : Service d'information du Gouvernement, le 5 mars 2024