Interview de M. Sébastien Lecornu, ministre des armées, à BFM TV/RMC le 8 mars 2024, sur les déclarations du président de la République concernant le conflit en Ukraine.

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Média : BFM TV

Texte intégral


APOLLINE DE MALHERBE
Bonjour Sébastien LECORNU.

SÉBASTIEN LECORNU
Bonjour Apolline de MALHERBE. Merci de votre invitation.

APOLLINE DE MALHERBE
Merci d'être venu dans ce studio pour répondre à mes questions et elles sont nombreuses. Vous êtes le ministre des Armées. Hier, Emmanuel MACRON recevait les chefs de partis pour évoquer la question de l'Ukraine. Mardi, les parlementaires seront appelés à voter sur l'aide à l'Ukraine. Et il y a eu évidemment cette phrase, cette expression prononcée par Emmanuel MACRON la semaine dernière, qui n'excluait pas la possibilité d'envoyer des troupes au sol en Ukraine. Vous êtes le ministre des Armées. Quand vous avez entendu cette phrase, Sébastien LECORNU, est-ce que vous vous êtes dit oui, il faut que je sois prêt à envoyer des soldats français mourir en Ukraine ?

SÉBASTIEN LECORNU
Est-ce qu'il m'est permis de remettre cette phrase dans le contexte des dernières semaines et de ce que nous cherchons à faire à Paris avec le Président de la République et avec l'ensemble des diplomates et des militaires qui servent notre pays ? Ce qu'il faut que nos téléspectateurs et téléspectatrices comprennent bien, c'est qu'on n'est pas dans la même situation qu'il y a deux ans. On n'est pas dans la même situation sur le front en Ukraine, où la contre-offensive n'a pas fonctionné comme elle aurait dû fonctionner. Ce n'est pas pour autant d'ailleurs que les Russes reprennent facilement l'avantage sur le terrain. Que la situation n'est plus la même à Moscou - on l'a bien vu avec l'assassinat de monsieur NAVALNY - on le voit bien aussi, on y reviendra peut-être sur les différentes menaces que fait peser la Russie sur les démocraties européennes, notamment les interactions agressives sur le cyber, sur le champ informationnel, y compris vis-à-vis de nos forces armées. Et puis sans faire offense à nos alliés, la situation n'est plus non plus complètement la même à Washington - on a vu le discours sur l'Etat d'union du président BIDEN cette nuit où l'aide militaire américaine est bloquée au Congrès et on a tous entendu les déclarations de l'ancien président TRUMP, notamment sur potentiellement l'avenir de l'OTAN.

APOLLINE DE MALHERBE
C'est ce contexte qui fait qu'Emmanuel MACRON…

SÉBASTIEN LECORNU
…. a pris cette initiative déjà de faire cette conférence à Paris. Et donc en amont de cette conférence à Paris où il y a eu cette conférence de presse et la phrase du Président…

APOLLINE DE MALHERBE
Je répète et je reprécise les choses effectivement, pour ceux qui nous écoutent et qui nous regardent : lorsqu'Emmanuel MACRON prononce cette phrase sur le fait que ce n'était plus exclu, l'envoi de troupes en Ukraine, c'est à 22 heures, à la fin d'une réunion à l'Élysée, une réunion avec ses alliés. Et c'est de ce contexte-là que vous voulez nous parler.

SÉBASTIEN LECORNU
Conférence de Paris que le Président de la République ressent le besoin de convoquer très vite, justement, en ce début d'année 2024, en mettant tout sur la table, en disant au fond qu'est-ce qu'on peut faire de plus pour aider l'Ukraine – on pourra y revenir, y compris sur les équipements – mais surtout qu'est-ce qu'on peut faire de différent, en ne s'interdisant effectivement aucun tabou déjà pour des raisons stratégiques, on y reviendra, de ne pas mettre en scène de la faiblesse y compris vis-à-vis de Moscou, mais on va y revenir…

APOLLINE DE MALHERBE
Ça peut être l'inverse…

SÉBASTIEN LECORNU
Non mais c'est une histoire au temps long, les relations internationales sont faites de rapports de force et il n'y a pas de rapport de force qui démarre par de la faiblesse, on y reviendra. Mais surtout de dire aux différents alliés : qu'est-ce qu'on peut faire de différent ? Et là, des hypothèses ont été mises clairement sur la table et pas des troupes au sol combattantes, comme cela a pu être dit ici ou là, puisque précisément lors de cette conférence de presse, le Président de la République a dit qu'il n'y avait pas de cobelligérance. Néanmoins, entre le transfert d'armes tel que nous le connaissons aujourd'hui et la cobelligérance, c'est-à-dire la guerre directe avec la Russie, est-ce qu'on a tout essayé dans cet espace-là ? Est-ce qu'il n'y a pas des chemins que l'on peut explorer et notamment des schémas ou des chemins de présence militaire pour du déminage, pour de la formation de soldats ukrainiens sur le sol ukrainien. Vous savez que plus l'Ukraine aura besoin de conscrire, c'est-à-dire de lever son armée, plus les besoins de massifier la formation sont importants. Lors de cette conférence de Paris, sans trahir complètement le huis clos, mais cela me semble utile ce matin d'en dévoiler…

APOLLINE DE MALHERBE
C'est la première fois d'ailleurs que ce matin, on raconte, soit vous, soit la présidence… ce qui s'est dit puisque c'était à huis clos total.

SÉBASTIEN LECORNU
Exactement et sans trahir de secret, en imputant les positions aux uns et aux autres, ça me semble utile pour notre démocratie et le débat qui va suivre sur notre aide à l'Ukraine, de comprendre ce qui s'est passé. Il y a des hypothèses qui ont été mises sur la table et qui n'ont pas fait l'objet de consensus. Et c'est d'ailleurs comme ça que le Président de la République a cette question sur les déclarations du leader slovène qui dit : il n'est pas question de mettre des troupes au sol. Et donc un de vos confrères dit au président de la République " est-ce que vous voulez mettre des troupes au sol " ? Et le Président a cette formule " ce n'est pas consensuel mais il ne faut rien exclure par principe ". On reviendra à la notion de principe dans la structuration du rapport de force.

APOLLINE DE MALHERBE
…. Elle a demandé beaucoup beaucoup d'explications…

SÉBASTIEN LECORNU
On est à l'Elysée…. Et c'est largement sorti du contexte et c'est pour ça que je suis aussi devant vous pour la remettre... Mais ce qui est plus important, c'est qu'il y a quand même plein de propositions qui, à Paris, ont fait l'objet de consensus. Huit propositions notamment. Certaines sont plutôt empruntes au civil. C'est d'ailleurs Stéphane SEJOURNE qui en a la responsabilité…

APOLLINE DE MALHERBE
Le ministre des Affaires Etrangères…

SÉBASTIEN LECORNU
Exactement, pardonnez-moi… d'autres sont davantage militaires. Je prends un exemple très concret : produire sur le sol ukrainien, produire des armes sur le sol ukrainien, entretenir des armes sur le sol ukrainien, c'est une proposition que nous avons mise sur la table.

APOLLINE DE MALHERBE
Ça veut dire des usines qui seraient pilotées par des usines européennes et françaises sur le sol ukrainien…

SÉBASTIEN LECORNU
Et qui permettent de se rapprocher de la ligne de front pour entretenir par exemple le matériel. Ça, c'est une proposition qui a fait l'objet d'un consensus, y compris d'ailleurs avec nos amis allemands, parce que, vous le savez, ils ont un ensemble industriel important. Vous avez un certain nombre de propositions autour de la cyberdéfense. On voit bien que la guerre électronique et les attaques cyber sur les infrastructures ukrainiennes sont aussi critiquées. Objectivement, est-ce qu'on peut faire mieux aujourd'hui ? Je vous le dis entre nous, la réponse est oui. On fait tous des choses dans notre coin pour aider l'Ukraine. Il n'y a pas de synergie globale. Et donc, ce qu'il faut bien comprendre, c'est que le président de la République a pris une initiative politique, certes, qui secoue un peu et c'est bien naturel parce que c'est de dire : allez, on sort de notre routine…

APOLLINE DE MALHERBE
Je voudrais quand même rappeler que les Allemands eux-mêmes ont eu du mal à comprendre qu'Emmanuel MACRON à ce point le pied dans la porte d'une action sur le sol. " Nous n'avons pas besoin de discussion sur le fait d'avoir plus ou moins de courage ", voilà ce qu'a dit le ministre allemand de la Défense, qui revenait aussi sur les propos quelques jours après d'Emmanuel MACRON, qui a dit " Nous abordons à coup sûr un moment de notre Europe où il conviendra de ne pas être lâche ". C'est qui les lâches ?

SÉBASTIEN LECORNU
Le Président de la République ne parlait pas de l'Allemagne, j'ai eu l'occasion de m'en expliquer clairement…

APOLLINE DE MALHERBE
Ils se sont sentis visiblement visés…

SÉBASTIEN LECORNU
Mais parce que nous n'avons pas non plus la même histoire. Alors il y a deux questions : qui sont les lâches et comment réagissent nos différents partenaires ? Moi déjà, j'adore notre histoire de France et je considère qu'on a une responsabilité particulière, nous autres Français ; on a fondé l'OTAN, on est une puissance nucléaire, on a fondé l'Union européenne et de toute évidence, l'héritage du Général de GAULLE nous conduit à prendre des initiatives et à devoir prendre des initiatives que d'autres pays, pour des raisons constitutionnelles, pour des raisons historiques que l'on connaît bien, ne peuvent pas prendre. Donc ne nous comparons pas à d'autres pays. Au contraire, beaucoup de pays de l'Europe centrale, de l'Europe de l'Est…

APOLLINE DE MALHERBE
Mais ils ont l'impression qu'on leur fait la leçon. " Nous n'avons pas besoin de leçon de courage "…

SÉBASTIEN LECORNU
Mais on a besoin de leadership. Et pour le coup, la proposition que nous mettons sur la table, elle permet de se poser les bonnes questions. Après, puisqu'on aime l'histoire, allons jusqu'au bout. Août 61 : construction du mur de Berlin. Le Général de GAULLE et j'invite tout le monde à relire ces phrases incroyables - la France n'est pas encore une puissance nucléaire d'ailleurs à cette époque-là - et le Général de GAULLE dit " Toute forme de recul préalable ou par principe, est de nature à exciter l'adversaire " - l'adversaire - je cite le Général de GAULLE à l'époque. Il rajoute : " Les Nations occidentales n'ont qu'un seul devoir pour défendre la paix, rester droites et fermes. Et au fond, c'est cet état esprit-là qui est le nôtre. Et oui, aujourd'hui, nous ne sommes pas au maximum de ce que nous pouvons faire sur l'Ukraine, dans le faire autrement. Et c'est pour ça que je vous annonce ce matin que des entreprises françaises vont créer des partenariats, trois d'entre elles notamment : drones, matériels terrestres avec des entreprises ukrainiennes pour produire sur le sol ukrainien des pièces détachées, peut-être même des munitions demain, ça prendra plus de temps. Et les dialogues ont démarré avec les autorités ukrainiennes.

APOLLINE DE MALHERBE
Quelles entreprises ?

SÉBASTIEN LECORNU
L'entreprise DELAIR, qui est devenue une pépite en matière de production de drones. C'est d'ailleurs une entreprise qui d'abord vient du civil, mais qui s'est de plus en plus tournée vers l'industrie de défense. Et peut-être un chiffre aussi qui n'a jamais été donné, vous savez qu'on a une entreprise franco-allemande qui s'appelle KNDS, anciennement NEXTER pour la partie française et aujourd'hui, cette entreprise est celle qui a mis à disposition, par le truchement des ministères de la Défense français et allemands, le plus d'équipements terrestres sur le sol ukrainien. Et donc la question se pose de l'entretien de ce matériel.

APOLLINE DE MALHERBE
Est-ce que ça veut dire, Sébastien LECORNU, que ce que vous nous annoncez ce matin, c'est qu'il y aura de fait, une présence au minimum industrielle, on pourrait presque dire industrialo-militaire sur le sol ukrainien ?

SÉBASTIEN LECORNU
Civile néanmoins… Mais de fait, ça dit quand même quelque chose de ce que nous sommes en train de faire…

APOLLINE DE MALHERBE
… Sur le sol ukrainien, de Français qui oeuvreront pour la guerre.

SÉBASTIEN LECORNU
Oui et ça c'est consensuel puisqu'hier après-midi, avec Stéphane SEJOURNE, le ministre de l'Europe et des Affaires étrangères, on a tenu justement cette ministérielle, à la demande du président de la République. On a réuni une trentaine de pays ; une vingtaine de pays étaient représentés par des collègues, des homologues avec lesquels on a commencé à prendre des décisions.

APOLLINE DE MALHERBE
Est-ce que ça veut dire Sébastien LECORNU, que nous sommes aujourd'hui en économie de guerre ? Quand on avait quelqu'un comme Raphaël GLUCKSMANN la semaine dernière, qui disait qu'il fallait passer… Vous, vous dites : on y est, ça y est ?

SÉBASTIEN LECORNU
Oui on y est déjà. D'ailleurs, je le trouve dur et un peu injuste ; qu'il aille voir les équipes et les ouvriers de Roanne, de NEXTER, qui sont passés aux 3x8, qui parfois travaillent le week-end, c'est très dur à entendre que nous n'y sommes pas. Le problème de l'économie de guerre, c'est quoi ? C'est au fond pendant 20 ans, on a été dans ce qu'on a appelé les dividendes de la paix, une réduction drastique des budgets militaires, des faibles commandes et donc une fonte musculaire importante et dans les armées et dans l'industrie de défense. Et là, évidemment, on remet le paquet - pardonnez-moi cette expression, c'est vrai en milliards, mais c'est vrai aussi en commande - j'en dirai un mot dans un instant si vous en êtes d'accord d'ailleurs, sur les commandes que je m'apprête à passer pour l'armée française - mais qui fait que vous pouvez, quand vous avez une forte fonte musculaire, vous pouvez passer votre journée à la salle de sport - pardon de cette image - vous ne reprenez pas votre masse musculaire en une seule journée. C'est vrai que c'est long. Et aujourd'hui, vous avez une industrie de défense à deux vitesses, entre ceux qui ont réussi le défi de réaugmenter les cadences - c'est particulièrement vrai des canons César, 78 canons César vont sortir des usines, c'est deux fois plus que l'année dernière, ça, c'est complètement une évidence. Pareil pour les obus de 155 mm. Les choses avancent. Après, on a un enjeu critique sur la défense sol-air. MBDA, qui est une entreprise d'ailleurs que nous partageons avec l'Italie et la Grande Bretagne, a réussi à passer en économie de guerre sur les missiles Mistral - les missiles Mistral, c'est la courte portée de défense sol-air. On a besoin de missiles Aster. Les missiles Aster, c'est ceux que nos frégates sont en train de tirer en mer Rouge pour protéger les bateaux lorsqu'il y a des attaques venues des Houthis, ce sont ces missiles qui servent sur le SAMP/T, l'équivalent des Patriote français.

APOLLINE DE MALHERBE
Ça ne suit pas ?

SÉBASTIEN LECORNU
Aujourd'hui, ça ne suit pas. Et donc j'ai décidé…

APOLLINE DE MALHERBE
Ça veut dire que les industriels ne suivent pas ?

APOLLINE DE MALHERBE
Il y a de toute évidence un problème pour embrayer. Je sais que le patron de MBDA et les équipes sont en train de faire du mieux qu'ils peuvent. Et donc ce matin, je vous annonce que j'ai confirmé la commande de plus de 200 missiles Aster avec un pari simple : c'est que les crédits de paiement comme on dit, suivront. C'est-à-dire que cette commande est sur la table. Maintenant, il appartient à MBDA de livrer le plus vite possible ces 200 missiles qui serviront autant pour l'armée française - vous parliez de Mer Rouge - que pour l'armée ukrainienne…

APOLLINE DE MALHERBE
Mais est-ce qu'il n'y a pas un décalage Sébastien LECORNU entre vos commandes et la capacité - je pense aux obus - vous parliez à l'instant, là, vous sous-entendez quand même que l'entreprise a du mal à suivre sur vos commandes. Alors vous dites : on y va, on fait la commande, on va mettre l'argent. Mais enfin, si cela ne sort pas des usines de production, ça restera largement théorique.

SÉBASTIEN LECORNU
Ça a fonctionné pour le Mistral, ça a fonctionné pour les canons César… Si vous voulez, dans l'économie de guerre, vous avez plusieurs choses : augmenter le volume de travail – ça, clairement, les entreprises le font et je le redis, respectons tous les salariés, ingénieurs, ouvriers, techniciens, qui le font - augmenter les commandes - la loi de programmation militaire à 413 milliards d'euros, plus les crédits pour l'Ukraine, pardon, mais depuis 20 ou 30 ans, il n'y a jamais eu autant de crédits de dépenses publiques militaires. Donc il y de la visibilité. Après, il y a des enjeux sur les stocks et c'est là où on n'est pas toujours bien logés en fonction de la criticité d'un certain nombre de matières premières. Par exemple, sur les obus, clairement, l'accès aux poudres est un enjeu majeur. Et c'est pour ça d'ailleurs qu'à Bergerac, on va relocaliser une usine de production de poudre…

APOLLINE DE MALHERBE
Il faut rappeler par exemple que sur les obus, vous avez demandé à ce qu'on monte en puissance. Aujourd'hui, il y a une seule usine d'obus, de fabrication purement française. Tout ce que vous avez évoqué pour l'instant, c'est l'Europe de la défense, parce que ce sont des entreprises avec l'Italie, avec l'Allemagne, la seule qui soit 100% Française, elle est à Tarbes et aujourd'hui elle n'arrive pas à suivre. Elle a régulièrement des pannes, des difficultés à faire sortir le nombre d'obus. Est-ce qu'il y a pas quand même une forme de fragilité ou de décalage entre les annonces que vous nous faites et qu'on entend et la réalité dans les usines de ce qui en sort ?

SÉBASTIEN LECORNU
J'ai envie de dire que oui, c'est pour ça qu'il ne fallait pas non plus diminuer les crédits militaires comme ils ont été diminués pendant 20 ans, c'est pour ça que maintenant, c'est la remontée en puissance. Il faut le faire avec méthode. C'est pour ça qu'à Bergerac, la relocalisation de la production de poudre est un enjeu absolument majeur. On a un sujet de souveraineté en la matière. Notre modèle l'est, si on revient au gaullisme militaire. Il est tiré par la dissuasion nucléaire qui nous oblige, et c'est bien heureux, à avoir justement des entreprises 100 % françaises. Et donc on le voit bien sur des segments plus conventionnels, armée de terre notamment, il faut bien le reconnaître - on revient aux obus 155 mm - là, il y a un enjeu critique de remontée en puissance. Mais je le redis, c'est en cours. Le drame, si j'ose dire, c'est que ça ne va pas aussi vite que l'Ukraine, elle, en a besoin et c'est pour ça qu'il faut réfléchir autrement, penser autrement. C'est aussi pour ça qu'on met des moyens sur la table. 200 missiles Aster. Un missile Aster coûte entre 2 millions et 3 millions d'euros pièce. On est sur des missiles très complexes. Quand on les tire, néanmoins, ils font toujours mouche.

APOLLINE DE MALHERBE
Sébastien LECORNU, vous avez d'ailleurs dit à l'instant qu'il y aurait des civils de la défense qui iraient sur le sol ukrainien, des civils dans l'industrie de la défense on va dire… Ce sera quand et combien ?

SÉBASTIEN LECORNU
Les discussions ont lieu avec des entreprises ukrainiennes. L'idée, c'est de trouver un partenariat local pour créer des accords commerciaux qui permettent aussi d'ailleurs accessoirement de regarder ce que sera le marché ukrainien à terme - pardon de le dire comme ça, mais on défend aussi nos intérêts en faisant cela - vous savez que d'autres pays ne se privent pas actuellement pour le faire hors Union européenne, donc on serait bien idiot, nous, de ne pas le faire. Et donc l'idée, nous sommes au mois de mars, étant d'avoir les premiers outils de production qui fonctionnent à l'été.

APOLLINE DE MALHERBE
Sébastien LECORNU, vous disiez que la menace russe avait évolué. Est-ce qu'elle nous menace aujourd'hui directement ? Je voudrais revenir sur un épisode. Vous avez évoqué la Mer Rouge : il y a quelques jours, il y avait trois avions militaires français dans la zone de la Mer Rouge qui ont été interceptés par les forces armées russes qui, elles, ont estimé qu'ils n'avaient pas à être là. Ça, c'est ce que dit le Kremlin. Est-ce que vous pouvez nous raconter ce que cela veut dire ? Est-ce que cela veut dire que nos pilotes français, dans un avion français, à un moment, reçoivent dans le casque un message venant de la Russie ? Comment ça se passe ? La menace est directe, elle est déjà là ?

SÉBASTIEN LECORNU
Pour être précis, en l'espèce, sur cet incident, le narratif russe est faux. Il y a bien eu une patrouille française dans les airs et dans l'espace international évidemment, sur laquelle une patrouille russe s'est située à une quarantaine de kilomètres. Et derrière, il y a eu une communication politique déviée. Néanmoins…

APOLLINE DE MALHERBE
Dans le casque des pilotes, on entend quoi ?

SÉBASTIEN LECORNU
Dans le casque, rien. Il y a deux mois de cela, il y a eu des interactions beaucoup plus brutales dont j'ai fait écho publiquement, notamment aussi dans un espace international, dans lequel effectivement un contrôle aérien russe est allé prendre attache de nos pilotes de chasse en leur disant que s'ils ne quittaient pas la zone pourtant libre internationalement, j'insiste, en Mer Noire, ils risquaient d'être abattus. Évidemment, nos pilotes sont expérimentés. Je rappelle que ce sont des situations qui sont bien connues pendant la guerre froide. La nouveauté, c'est de retrouver des comportements, des interactions agressives que nous connaissions pendant la guerre froide. Je pourrais vous citer d'autres exemples que je n'ai jamais d'ailleurs donnés publiquement : des tentatives d'aveuglement de pilotes d'hélicoptère, de frégates françaises. C'est arrivé. Des interactions brutales en mer, c'est-à-dire des manoeuvres maritimes qui ne sont pas amicales. Tout cela existe au moment où nous parlons. Ce n'est pas propre à la France, c'est sur l'ensemble des marines occidentales, dans une culture au fond un peu soviétique, dans la manière de faire…

APOLLINE DE MALHERBE
Il n'y a pas eu de tirs, il n'y a pas eu d'échanges de tirs ?

SEBASTIEN LECORNU
Non non non, tout ça ce sont des interactions agressives, dans le langage militaire, très Guerre froide, mais que nous venons évidemment de retrouver. Je vais vous dire aussi plus clairement, les vraies menaces russes vis-à-vis de la République française et notre Nation, elles sont davantage hybrides, c'est-à-dire des détournements d'objets civils à des fins militaires. Attaques cyber sur des administrations, sur des entreprises, sur des médias, qui posent la question aussi de comment se protéger mieux demain, qui est un sujet civilo-militaire, la lutte informationnelle, comment on met dans l'atmosphère des fausses informations qui polluent le débat public. Et puis surtout, et ça c'est important de vous le dire, la manipulation des pays africains. Comment, en étant dans un chantage aux matières premières agricoles ou aux hydrocarbures, ce que la Russie maîtrise parfaitement en matière de chantage, vous pouvez organiser des famines et donc potentiellement des flux migratoires qui peuvent toucher demain l'Europe ? Ça, ce sont des cas pratiques. Durs, difficiles, hybrides…

APOLLINE DE MALHERBE
Sur lesquels vous travaillez.

SEBASTIEN LECORNU
Sur lesquels l'ensemble des états-majors et autres services, y compris le Quai d'Orsay, travaillent.

APOLLINE DE MALHERBE
Sébastien LECORNU, après les différentes déclarations d'Emmanuel MACRON, il y a eu la réaction du porte-parole de Vladimir POUTINE. Je voudrais qu'on l'écoute, c'était hier.

DIMITRI PESKOV, PORTE-PAROLE DU KREMLIN
Emmanuel MACRON est convaincu de sa politique consistant à vouloir infliger une défaite stratégique à notre pays, et il continue d'augmenter le niveau d'implication directe de la France.

APOLLINE DE MALHERBE
Qu'est-ce que vous répondez à ça ? " Ce n'est pas l'intérêt de son peuple ". On est vraiment dans un bras de fer ?

SEBASTIEN LECORNU
Moi, je ne réponds pas au porte-parole du Kremlin. Je pense que ça serait bizarre que le ministre des Armés se lance dans cet exercice-là. Mais c'est une guerre informationnelle qui est menée, pour parler à notre opinion publique. Et je renvoie aux propos du Général de GAULLE, en 1961 : " Notre histoire, c'est de ne pas être faible ". Et je vais vous dire, ne rien exclure et tenir le rapport de force c'est être ni faible ni escalatoire. C'est ça aussi l'Histoire de France.

APOLLINE DE MALHERBE
Les oppositions s'engouffrent dans cette question-là et ne sont pas du tout d'accord avec la position d'Emmanuel MACRON, à la sortie de cette réunion à l'Elysée, Jean-Luc MELENCHON d'un côté, Jordan BARDELLA de l'autre, ont eu des réactions extrêmement fortes. Jean-Luc MELENCHON, Il parle carrément d'une guerre nucléaire. Il dit : " MACRON persiste et signe. Il suit une logique de menace de guerre avec la Russie. Elle est intenable. Elle ne peut avoir d'autre sens que la destruction nucléaire du continent ".

SEBASTIEN LECORNU
Il y a des élections européennes. C'est bien dommage que ce bon débat, me semble-t-il, sur ce qu'il faut faire pour aider l'Ukraine demain, prenne cette tournure. Le président de la République, il a été clair sur le fait qu'il n'y a pas de cobelligérance. Mais il est clair aussi sur le fait de dire qu'on n'a pas tout essayé pour aider l'Ukraine différemment et de le faire autrement. Et donc moi, je souhaite que le débat la semaine prochaine à l'Assemblée nationale, et au Sénat, permette déjà d'avoir un débat éclairé sur l'accord qui a été signé, c'est-à-dire sur l'aide militaire que la France apporte à l'Ukraine. Déjà voir au moins, si on s'accorde là-dessus, parce qu'il y a un peu un double discours, vous voyez bien, dans certaines formations politiques, il faut donner des armes, mais pas trop. Puis après, quand on parle d'adhésion à l'Union européenne ou l'OTAN de l'Ukraine, eh bien c'est non. Donc, à chaque fois, dès qu'il y a un outil pour aider l'Ukraine, il est rejeté de prime abord. C'est en cela d'ailleurs que c'est quand même un sacré service que certains des oppositions politiques peuvent rendre parfois à la Russie, en acceptant tout de suite de rejeter toute forme de rapport de force, quel qu'il soit. Donc, quand le président de la République dit " signalement stratégique ", est ce qu'on fait mieux ? C'est non. Quand c'est adhésion de l'Ukraine à l'UE et l'OTAN, c'est non. Quand il s'agit de donner des armes, on dit c'est non. Hier matin, le vice-président RN de l'Assemblée nationale commençait à nous dire que c'est nous qui donnions des armes à la Russie en parlant de ses bateaux Mistral, alors que ce sont des bateaux dont les ventes ont été annulées par le président HOLLANDE en son temps. Donc, moi, je ne veux pas rentrer dans une querelle politicienne de là où je suis. Néanmoins moi je suis disponible, et je le dis ce matin, pour échanger avec chacune des oppositions comme le président de la République l'a fait hier matin dans ce format dit Saint-Denis.

APOLLINE DE MALHERBE
À votre tour.

SEBASTIEN LECORNU
Oui, parce que quand est ministre des Armées ou ministre d'ailleurs de l'Europe et des Affaires étrangères, c'est notre rôle que d'être disponible dans les formats qui peuvent être discutés pour répondre à l'ensemble de ces questions. Moi je ne renonce pas, à défaut d'une unité nationale, je ne renonce pas à ce qu'on ait un débat stratégique de bon niveau entre les différentes formations politiques. C'est le moment de la clarté.

APOLLINE DE MALHERBE
Jordan BARDELLA qui dit : " Par sa proposition d'envoi des troupes en Ukraine, Emmanuel MACRON a suscité l'inquiétude dans le pays. Il a isolé la France sur la scène internationale. Il a fait le jeu de Vladimir POUTINE en exposant au monde les divisions du camp occidental ".

SEBASTIEN LECORNU
Qu'est-ce qu'il propose ? C'est aussi la question que je vais commencer à poser, moi. Est-ce que cette guerre en Ukraine a un impact ou pas sur notre sécurité demain ? Il y a ceux qui répondent oui, ceux qui répond non. Je peux faire la démonstration que c'est oui, et qu'une victoire ou non de la Russie sur ce conflit ne donnera pas la même architecture de sécurité pour notre Europe. C'est le rapport de force. Et de l'autre côté d'ailleurs, un fait accompli de Washington, en fonction de ce que les grands électeurs peuvent décider dans cette élection américaine, ne doit pas non plus décider de notre architecture de sécurité européenne. Les mêmes qui parlent de souveraineté, d'autonomie stratégique en disant qu'on s'aligne trop facilement sur Washington, etc sont ceux aussi qui, par leurs propositions, organisent notre isolement. Donc moi, je pense aussi que c'est le moment de vérité. Qu'est-ce que ces oppositions politiques proposent ? De livrer plus d'armes ? Comment on les finance ? La production locale, comme je l'ai indiqué tout à l'heure, de nos industries sur le sol ukrainien ? J'ai cru entendre pas grand-chose d'ailleurs, donc je ne sais pas s'ils sont pour ou s'ls sont contre. Je pense que désormais, il faut rentrer dans le détail. On doit aux Français, on doit à nos concitoyennes et nos concitoyens aussi la vérité des positions de chacun sur un conflit qui, inévitablement, va avoir des conséquences pour notre vie quotidienne. Quand le pétrole augmente à la pompe ou pour se chauffer, ce n'est pas la faute du gouvernement, c'est lié à la guerre, à des effets de la guerre qui est menée. On n'est plus au XVIIème siècle ou au XVIIIème siècle, où les intérêts français démarrent à notre frontière. On voit bien qu'il y a des interactions qui sont nombreuses, dans un Proche et un Moyen-Orient aussi qui est compliqué en ce moment, et donc je pense aussi que c'est un moment de vérité et de responsabilité.

APOLLINE DE MALHERBE
Merci Sébastien LECORNU de cet exercice justement de transparence ce matin. Vous êtes le ministre des Armées. On retient évidemment notamment cette annonce donc de notre implication industrielle directement sur le sol ukrainien. Merci à vous.


Source : Service d'information du Gouvernement, le 11 mars 2024