Texte intégral
- Monsieur le Ministre, bonsoir.
R - Bonsoir.
Q - Vous êtes, Stéphane Séjourné, le chef de la diplomatie française en des heures graves. C'est ce discours exceptionnellement solennel du Président de la République à Prague, je le cite : "Des puissances devenues inarrêtables sont en train d'étendre la menace de nous attaquer chaque jour davantage." Il appelle à être "à la hauteur de l'histoire et du courage qu'elle implique". Est-ce qu'on doit comprendre que le danger de guerre a changé de degré ?
R - Le danger de guerre n'a pas changé de degré, il est toujours présent depuis deux ans, puisque depuis deux ans, la Russie a décidé de violer le droit international. Il y a eu des conséquences d'ailleurs sur les Français directement, avec une crise de l'inflation, une crise énergétique. Mais aujourd'hui, nous avons également passé un cap, ce cap qui engendre un certain nombre d'incertitudes en Europe. La capacité de la Russie à pouvoir gagner cette guerre est interrogée, et notre soutien dans la durée aussi, on en parlera probablement dans cette interview, avec les conséquences que ça peut engendrer sur les Français et sur l'Europe.
Q - Que s'est-il passé, Monsieur le Ministre ? Vous dites, avec raison, "ça fait deux ans", mais on sent que quelque chose a bougé. Quand le Président de la République dit "fuite en avant", quand il parle maintenant de "puissances devenues inarrêtables", on sent bien que le degré de l'évaluation de la menace a évolué.
R - Oui, parce qu'il y a une incertitude sur notre capacité à soutenir l'Ukraine dans la durée. Il ne faut pas se voiler la face, et puis il faut être transparent envers les Français. D'abord, une instabilité de fait, avec l'élection américaine, qui pose la question de savoir si les Américains seront encore là le jour d'après. Et puis notre capacité à tenir avec un pari que fait la Russie sur nos opinions publiques et sur le fait de lasser les Européens au sujet du soutien l'Ukraine. Il faut être fort dans ces moments-là, parce que ce sont des moments de bascule de l'Histoire. Et sur ce point-là, la France et le Président de la République, je pense, sont du bon côté de l'Histoire.
Q - Quand Emmanuel Macron dit "il conviendra de ne pas être lâche", c'est toujours ce discours extrêmement grave à Prague. Depuis huit jours, la France a-t-elle constaté ce risque de lâcheté, disons les choses, chez ses alliés ?
R - L'inverse de la lâcheté, c'est le courage, et le courage de la lucidité. Le courage de la lucidité, c'est de savoir que la victoire de la Russie sur l'Ukraine entraînerait des conséquences qui sont très importantes pour les Français et pour les Européens. Des conséquences économiques. Je le dis souvent, mais ça voudrait dire que la Russie aurait le contrôle de 30% du marché du blé mondial, avec notre vulnérabilité en cause sur les marchés, des attaques sur les matières premières, une inflation retrouvée encore en Europe ; avec une crise migratoire à la clé, avec une estimation entre 5 et 10 millions de réfugiés en Europe. Et les mêmes d'ailleurs qui nous disent qu'il ne faut pas soutenir l'Ukraine seraient les mêmes qui nous diraient qu'il ne faut pas prendre de réfugiés, par peur que notre système de solidarité explose. Et puis il y a aussi des répercussions sur les pays qui sont voisins de la Russie, je pense notamment à la Moldavie, parce que la Russie ne s'arrêtera pas là.
Q - Vous aviez fait cette comparaison historique avec les années 1930. Il faut toujours être prudent, mais est-ce qu'il y a quelque chose de ça ? C'est beaucoup dit : si on avait réussi à arrêter Hitler plus tôt, à être plus offensif avant 1939, peut-être que le désastre n'aurait pas eu lieu. Est-ce qu'il y a quelque chose de ça dans l'inspiration ?
R - On a une conviction, et d'ailleurs, dans les déclarations du Président de la République encore aujourd'hui, c'est en filigrane. Cette conviction est la suivante : si nous faisons un pas de côté face à des puissances qui sont exponentielles, qui veulent envahir et qui considèrent qu'elles n'ont plus de frontières, c'est un message pour qu'elles puissent faire un pas en avant. Et c'est peut-être ça le message principal qu'il faut retenir. C'est peut-être ça aussi que nous enseigne l'Histoire. Je faisais référence à 1938, au moment où on a bradé la Tchécoslovaquie pour une paix éphémère. Un an après, la guerre se déclenchait avec l'invasion en Pologne. Et donc comparaison n'est pas raison, on n'est pas dans cette situation évidemment, mais il faut toujours regarder l'Histoire, toujours comparer les moments historiques, et ça nous donne des fois des clefs de lecture pour savoir ce qu'il faut faire. Et notre conviction, c'est qu'il faut agir maintenant et continuer à soutenir l'Ukraine.
Q - Trois petits mots d'Emmanuel Macron ont suffi à diviser l'Europe depuis la conférence de Paris. Ces trois mots, "troupes au sol", malgré toutes les réserves, les prudences qu'il a prises, il a bien dit "pas de consensus", "en dynamique" mais... ce "rien ne doit être exclu", de quoi les autres, beaucoup d'autres ont-ils peur ? De quoi les Allemands ont-ils peur ?
R - D'abord, le cadre est à clarifier : il faut mettre en échec la Russie sans faire la guerre à la Russie. C'est le cadre qu'a fixé le Président de la République, dès l'introduction de cette réunion. Et le cap de la cobelligérance ne doit pas être atteint. Pourquoi le Président de la République a-t-il voulu cette réunion ? Cette réunion a été travaillée pendant plusieurs semaines avec les équipes diplomatiques de tous ceux qui étaient invités. J'ai eu, y compris moi-même, de nombreux dialogues avec mes homologues pour préparer cette réunion.
Q - Est-ce qu'il est vrai que les alliés, est-ce qu'il est vrai qu'ils avaient été avertis, y compris de la question des troupes au sol ?
R - Evidemment, tout le monde était au courant de l'ordre du jour. Et d'ailleurs, 90% de l'ordre du jour étaient déjà réglés puisque nous sommes d'accord sur l'essentiel : nous sommes d'accord pour faire plus, nous sommes d'accord pour faire mieux et nous sommes d'accord pour ouvrir le débat sur comment faire différemment.
Q - Donc la question des troupes au sol a été évoquée dans la discussion.
R - Dans ce cadre du "différemment", la question, notamment des nouvelles actions qu'il faudrait entreprendre, a été évoquée. Il y a cinq actions qui étaient consensuelles. La question du cyber. La question de la protection des frontières entre l'Ukraine et le Bélarus, parce qu'un certain nombre de troupes ukrainiennes aujourd'hui se trouvent à la frontière pour la protéger; il faut libérer ces forces combattantes pour aller sur le terrain, et une discussion s'est ouverte autour de cette question. Il y a la question de la coopération industrielle, avec l'Ukraine...
Q - Et on en parlera...
R - ... pour produire plus en Ukraine. Ça a été également abordé. Et puis il y a la protection des pays qui sont en difficulté.
Q - Et des Baltes notamment, on en parlera dans un instant...
R - Tous ces sujets-là ont été abordés dans cette réunion et ont fait l'objet d'un consensus.
Q - Mais vous ne m'avez pas répondu, Monsieur le Ministre : de quoi ont-ils peur ? C'est-à-dire, on comprend bien, M. Scholz a fait une véritable campagne, c'était très impressionnant à voir : pendant sept jours, il a fait un message Twitter, une vidéo Twitter, plus une déclaration à Rome, solennelle, pour dire "nous, jamais de troupes au sol". Pourquoi ont-ils peur ? Pourquoi ont-ils si peur ?
R - Il n'y a pas de division des Européens telle que je l'ai entendu, notamment sur toutes les chaînes télé, puisque cette question des troupes combattantes au sol n'a pas été évoquée encore une fois...
Q - Non, vous ne pouvez pas dire ça, la division a éclaté au monde entier. On a vu M. Scholz...
R - Non non, j'ai participé à cette réunion.
Q - Pas pendant la réunion mais ce qu'ils ont dit après.
R - Je sais les discussions qu'il y a eu pendant cette réunion. Et pendant cette réunion, nous avons évoqué des actions comme par exemple les actions de déminage, les actions de cyber, ce que je viens d'évoquer, qui pourraient engendrer effectivement du déploiement au sol. Mais le cadre est très clair, et je tiens à le rappeler à vos téléspectateurs : c'est mettre en échec la Russie sans faire la guerre à la Russie. Mais je le dis avec amitié à nos amis allemands, quand nous avons eu le débat pour savoir s'il fallait envoyer de l'aide humanitaire, nous avons eu ce débat sur la cobelligérance. Quand nous avons eu le débat pour savoir s'il fallait envoyer du matériel militaire, nous avons eu ce débat. Quand il s'est agi d'envoyer des avions...
Q - Et pardon, je me permets de le dire, dans cette salle, Mme Baerbock, d'ailleurs, on va en parler, dans cette même salle, a annoncé, c'était d'ailleurs sur LCI, qu'elle allait donner les Leopard.
R - Les chars, bien sûr !
Q - Elle a bousculé un peu son chancelier d'ailleurs à l'époque.
R - À l'époque, peut-être, mais en tout cas, vous avez bien vu que nous n'avons jamais franchi le stade de la cobelligérance, et nous ne le franchirons pas. L'idée du Président de la République, avec le soutien des pays baltes, on en reparlera, c'est de rajouter effectivement de l'ambiguïté stratégique dans nos actions et passer le message très clair à la Russie que nous continuerons, dans ce cadre instable que je viens d'évoquer, que nous continuerons à soutenir l'Ukraine.
Q - Est-ce que c'est dangereux, comme vous dites ? Et c'est reconnu à la France, elle a rajouté de l'ambiguïté stratégique. M. Scholz fait le contraire, il a dit : "jamais de troupes au sol". Est-ce que c'est dangereux ?
R - La France parle pour elle, dans un cadre un peu différent. C'est une puissance dotée, et elle est aussi en responsabilité. Et je pense que la France peut parler d'égal à égal à la Russie. Encore une fois, un pas de côté est souvent le signal que vous pouvez faire un pas en avant : si vous considérez que la Russie est aujourd'hui une puissance expansionniste, qui pense que ses frontières sont illimitées, elle ne comprend que le rapport de force. Et donc les messages qui ont été envoyés par la France et puis par les Européens, c'est justement un élément de rapport de force.
Q - Deux mots encore sur les Allemands. Vous, vous ne pouvez le dire, vous êtes tenu au secret. Mais moi, je peux le dire parce que ça m'a été rapporté de source tout à fait sérieuse, ce moment incroyable : M. Scholz, lundi, le 26 février, qui dit "je ne veux pas être Guillaume II", sous-entendu "je ne veux pas être l'Allemagne qui a agressé", celle de la Première Guerre mondiale, etc. Sont-ils à ce point prisonniers de l'idée pacifiste à tout prix ?
R - Il faut se méfier du pacifisme, parce que par le passé, dans l'Histoire, le pacifisme a entraîné aussi la guerre. Et donc les bons fondements, justement, face à des puissances qui ne raisonnent pas comme nous, les démocraties, sont parfois des contresignaux qui engendrent des situations historiques. Et par le passé, on l'a vu, je l'ai répété sur la question des Sudètes notamment et le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale...
Q - Mais le pacifisme, c'est la guerre d'un certain côté...
R - Non, je ne dirais pas ça. Je dirais qu'il faut se méfier de la manière dont nous réagissons par rapport à des interlocuteurs qui ne réagissent pas comme nous.
Q - Vous venez de voir Mme Baerbock. Juste avant nous, là, vous aviez cette réunion très importante. On sait qu'elle a une ligne peut-être un peu différente, mais enfin laissons aux Allemands leur politique intérieure. Est-ce qu'il va y avoir du nouveau, dans la suite du 26 février ? Et si je peux aller sur un point précis, en particulier pour les armes à longue portée ? Vous savez que les Ukrainiens ont un grand besoin de ça.
R - D'abord, ce que j'ai retenu de mon entretien avec mon homologue allemande, c'est sa détermination à soutenir l'Ukraine dans la durée. Elle me l'a réitéré, elle l'a réitéré avec l'ensemble des délégations qui étaient là et la délégation française, dans cette réunion de plus de deux heures. Elle est venue spécifiquement ici à Paris pendant deux heures pour aplanir les choses, pour regarder les éléments de consensus qu'on a entre nous et préparer également une réunion que j'aurai à tenir et à présider avec Sébastien Lecornu, le ministre des armées, pour le suivi de cette réunion sur tous les théâtres opérationnels qu'on a évoqués et les cinq points de consensus. Et puis je remarque sa grande détermination à garantir l'unité des Européens, et donc à ne pas envoyer de contresignaux, notamment à la Russie. Donc, Annalena Baerbock sera garante de cette unité.
Q - Elle est un peu moins pacifiste que son chancelier ?
R - Je pense qu'elle est lucide sur la situation, sur les conséquences d'une victoire de la Russie en Ukraine. Et je pense qu'on partage, entre nous outre le volet générationnel, la question de la protection des Européens. Et je pense que la protection des Européens passe aussi par un rapport de force, et elle en est consciente.
Q - Cas d'école extrêmement sérieux : souvent nos experts sur LCI, Didier François l'explique, une attaque dans les pays baltes, en Estonie, par exemple, les Russes qui prennent prétexte de la minorité russe, d'une minorité russe qui tente soit une opération commando, soit des chars russes qui entrent sur le territoire souverain estonien. Est-ce que la France s'engage à leur porter secours immédiatement ?
R - Ce n'est pas que la France qui va s'engager à leur porter secours, mais aussi les pays de l'OTAN, mais aussi les Européens. On a des clauses de solidarité en Europe et via l'article 5 à l'OTAN. Donc, évidemment que ces pays, s'ils déclenchent la solidarité, les pays qui sont en solidarité viendront leur apporter soutien.
Q - La France dirige en ce moment, n'est-ce pas, la force de réaction de l'OTAN. Donc, vraiment, les yeux dans les yeux, aux Baltes, vous pouvez dire "si vous êtes attaqués, demain, on vient vous aider" ?
R - Je serai en fin de semaine dans les pays baltes, justement parce que j'ai souhaité pouvoir les voir et échanger sur le contexte. Oui, l'Europe, la France, l'OTAN seront en solidarité. Il faut aussi que, pour le coup, la Russie l'entende.
Q - J'étais à Vilnius quand il y avait le dernier sommet de l'OTAN. On parlait justement de cela, et j'entendais un général qui disait "c'est une équation très simple : il faut que les Russes soient persuadés que des soldats, notamment français, seraient prêts à risquer leur vie pour défendre les pays baltes." Est-ce que ce serait le cas ?
R - Encore une fois, je pense qu'on va tout faire pour éviter cette situation.
Q - Bien sûr ! Mais est-ce que... ? Vous savez que ça se jouera comme ça...
R - Je vais être très clair avec vous : il y a une petite musique qui tend à inverser les choses, comme si c'étaient les Européens aujourd'hui qui jouaient l'escalatoire et qui mettaient en danger la sécurité des Européens et des Baltes.
Q - Mais là, c'est la dissuasion conventionnelle.
R - Aujourd'hui, c'est la dissuasion, c'est notre capacité à passer des messages, et justement à garantir la sécurité des Etats baltes. Et donc auprès de ces trois Etats baltes qui seraient éventuellement menacés, viendraient assez légitimement en solidarité les Européens et l'ensemble des pays de l'OTAN.
Q - Alors, ça, c'est la dissuasion conventionnelle. Vous nous dites "oui, la France et les autres aideraient les pays baltes".
R - Bien sûr !
Q - Mais pour l'instant, est-ce que vous admettez qu'il y a un constat un peu d'échec ? Le fait que l'Union européenne, c'est un des continents les plus riches du monde, n'ait pas réussi, en deux ans par exemple, à donner autant d'obus que la Corée du Nord, dictature communiste, est-ce que ce n'est pas terriblement autocritique pour nous tous ?
R - Déjà, on donnait 24 heures à l'Ukraine avant de s'effondrer.
Q - Ça, c'est le courage des Ukrainiens, si je peux me permettre...
R - C'est le courage des Ukrainiens mais c'est aussi l'aide des Européens, l'aide des Américains, notre capacité à envoyer aussi des munitions. La capacité des Ukrainiens à se défendre tout seuls aurait été réduite, évidemment, sans notre aide.
Q - Bien sûr !
R - Ils ont fait reculer le front, ils ont d'ailleurs créé une ouverture en mer Noire qui permet d'éviter une crise humanitaire et une crise alimentaire dramatique en Afrique, il faut aussi l'avoir en tête.
Q - Mais, Monsieur le Ministre, tout ça est vrai et la France fait beaucoup, c'est évident.
R - Le jour de l'invasion, on ne nous aurait pas dit que l'Ukraine allait continuer à résister. Il faut qu'elle continue à résister. Il faut surtout que la Russie comprenne que nous ne lâcherons pas les Ukrainiens dans ces moments difficiles.
Q - Votre réponse à Lavrov, je ne sais pas si vous l'avez entendu, quand on lui a parlé de la perspective de troupes au sol françaises, il a ricané simplement.
R - J'y vois juste un message : que le message est bien compris et c'est peut-être ça l'essentiel en diplomatie. Que ce soit par un ricanement ou de l'arrogance, on constate que la Russie a compris le message.
Q - Le droit des Ukrainiens à frapper des cibles militaires à l'intérieur de la Russie, est-ce qu'en légitime défense, les Ukrainiens peuvent, avec leurs moyens, voire avec des moyens français, frapper des cibles militaires à l'intérieur de la Russie ?
R - Aujourd'hui, notre matériel militaire, il est calibré pour éviter ça. La question n'est évidemment pas posée du côté des Russes et des Ukrainiens. Les Ukrainiens sont en légitime défense, et donc avec leur matériel à eux, c'est toujours cette question. Après, je fais un distinguo avec la Crimée, par exemple, qui, au vu du droit international, est toujours ukrainienne. Et donc les Ukrainiens sont en droit au vu du droit international.
Q - Est-ce que ça veut dire, pardon, que le pont de Crimée est un objectif militaire légitime ?
R - Les objectifs militaires sont les objectifs militaires que se fixent les Ukrainiens, et pas du tout les Européens ni les Français, évidemment. Mais si la Russie juge que cette occupation leur coûte trop cher, il n'y a qu'une chose à faire : c'est retirer ses troupes d'Ukraine et notamment de la Crimée.
Q - La formule très forte de Lloyd Austin, le secrétaire à la défense américain, qui dit "si l'Ukraine tombe, l'OTAN devra entrer en guerre". Est-ce que vous partagez ce constat ?
R - Si l'Ukraine tombe, la Russie aura probablement des velléités. Et si la Russie a des velléités, on a un risque de guerre. Et donc là-dessus, je suis le secrétaire d'Etat à la défense, qui est assez lucide en réalité sur cette situation. Et c'est ce que nous disons d'ailleurs depuis maintenant plusieurs semaines. Le risque est là.
Q - Monsieur le Ministre, ce que vous dites est frappé au coin du bon sens mais certains diront "et M. Austin et M. Séjourné se protègent un peu derrière l'idée de l'enchaînement total". Sur le principe même, est-ce que les Occidentaux peuvent accepter que toute l'Ukraine tombe ou bien est-ce que ce serait un casus belli pour que l'Occident dise "on ne peut pas accepter ça, on entre en guerre" ?
R - Je vais vous dire, si l'Ukraine tombe, il y aura des conséquences en cascade. Je ne donne pas très cher de l'Union européenne, je ne donne pas très cher de notre capacité à nous mettre d'accord. Vladimir Poutine ne cherche qu'à tester notre solidarité entre nous. Et donc il faut éviter ce scénario. Eviter ce scénario, c'est justement garder la main en Ukraine avec nos alliés, faire des accords bilatéraux tels que nous les avons faits, et puis aider au mieux les Ukrainiens.
Q - La perspective que Donald Trump soit élu, on voit bien, c'est l'obsession dans toutes les têtes. Est-ce qu'il faut être prêt à ce cas de figure et prêt à ce que les Américains se retirent ?
R - C'est sûr que les déclarations de Donald Trump sont troublantes, à la fois sur la question de l'aide directe à l'Ukraine, et, on en parlera peut-être, sur sa conception même de l'OTAN et de la clause de solidarité, du fameux article 5. Tout ça met du trouble. Une chose est sûre, c'est qu'ayant moi-même, avec le Président de la République, pratiqué Donald Trump en responsabilité...
Q - Vous avez déjà travaillé avec lui...
R - ...je sais que ce ne sont jamais des mots en l'air et que ce ne sont pas des propos d'estrade. C'est plutôt un programme de campagne.
Q - Donc on doit vivre avec l'idée que peut-être les Américains se désengageront.
R - Donc il faut croire Donald Trump sur cette question. Et je pense que ça nous renforce dans l'idée qu'il faut d'abord se coordonner au niveau européen, construire l'Europe de la défense, partager la contrainte, comme disent d'ailleurs les Américains depuis maintenant quelques années, sur le volet européen. J'ai évoqué tous ces sujets-là avec Annalena Baerbock et beaucoup de pays aujourd'hui, qui se disaient réticents à construire notre nouvelle capacité de défense ensemble, une défense européenne, une forme de deuxième assurance-vie après l'OTAN, tous ces pays-là donnent des signaux positifs. Donc il y a un momentum qui s'est créé, et je pense qu'après les élections européennes, ce sera un moment important pour construire et accélérer sur le volet défense européenne.
Q - La mort d'Alexeï Navalny, l'absence de compétiteurs en capacité réelle de faire face à Vladimir Poutine dans la compétition électorale, l'élection de Vladimir Poutine dans quelques jours, est-ce que vous la considérez comme valable ?
R - D'abord, je suis heureux de vivre en démocratie où il n'y a ni prison ni poison. Et donc notre système démocratique européen est libre. Chacun peut être représenté, chacun peut se présenter. Les campagnes électorales sont transparentes. Chacun a le droit d'ailleurs d'avoir un temps de parole à l'antenne. Les journalistes ne sont pas obligés de nous poser les questions qu'on souhaite. Et donc, effectivement, on a un modèle différent, il faut s'en rendre compte.
Q - Plus qu'un modèle différent. Est-ce que vous reconnaîtrez... voilà, il y a une réalité de fait, mais est-ce que cette élection, vous la jugerez ou non valable ?
R - Ce n'est pas la question qui nous est posée pour l'instant. La question de l'élection ne se pose plus, puisqu'a priori, il a écarté un certain nombre de concurrents et emprisonné les concurrents les plus sérieux. Avec le décès d'Alexeï Navalny, ça nous démontre aujourd'hui peut-être qu'il y a une vulnérabilité aussi.
Q - Est-ce que juger Poutine, arrêter Poutine, l'arrêter, reste un but de la France ?
R - Ça sera notamment aux institutions internationales et aux juridictions internationales d'en décider, mais la porte est évidemment ouverte. Aujourd'hui, c'est la Russie qui viole le droit international. Et il faudra répondre de cela, parce que nous croyons à un ordre international. On est tous signataires de la Charte des Nations unies.
Q - Monsieur le Ministre, soyons très concrets : si demain pour aller à tel ou tel Sommet, Vladimir Poutine a une panne d'avion qui s'arrête sur un territoire qui est sous contrôle français - il y en a quelques-uns dans le monde - est-ce que vous l'arrêteriez ?
R - C'est un chef d'Etat en exercice à ce stade, mais s'il y a une procédure internationale, probablement oui. À la fin, je vais vous dire, Vladimir Poutine ne peut plus se déplacer à l'international, et je crains donc que ce sujet ne se pose pas.
Q - La perspective européenne, beaucoup de choses peuvent changer en juin, et notamment une majorité très différente, sur l'Ukraine et sur bien d'autres sujets. Selon vous, est-ce qu'il y a un danger qu'il y ait une majorité anti-européenne en juin en Europe ?
R - Oui, il y a un risque de Frexit généralisé, en réalité, puisque s'il y a une minorité de blocage au Parlement européen, probablement il y aura un risque de blocage des institutions. Et un blocage des institutions, ça veut dire quoi ? Ça veut dire : pas d'aide à l'Ukraine, c'est-à-dire que les 50 milliards qui ont été débloqués encore en début février ne pourraient plus être débloqués, ça veut dire que toute la réaction, y compris par rapport aux Chinois, aux Américains sur le volet commercial cette fois-ci serait entravée, et oui, il y a un risque aujourd'hui de blocage de nos institutions. C'est probablement l'élection la plus importante depuis 1979, la première élection au suffrage universel des parlementaires européens, de nos institutions européennes.
Q - Monsieur Lecornu était allé très loin sur notre antenne, il avait dit "le RN et le LFI sont les proxies de la Russie", qu'il ait raison ou tort. Est-ce que vous partagez son avis ?
R - Aujourd'hui, on voit en tout cas un narratif similaire. Je prends l'exemple de "on ne veut pas mourir pour l'Ukraine", ce narratif qui se développe un peu partout dans un certain nombre de pays, notamment dans les parties nationalistes ou à l'extrême-gauche. C'est le même narratif d'ailleurs qui avait existé dans un autre temps, en 1939, avec le "mourir pour Dantzig", et ce débat se formulait justement en ces termes : "est-ce que nous lâchons à Hitler ce corridor, ou est-ce que nous nous battons pour qu'il ne l'ait pas ?" Un an après, on rentrait dans la Deuxième Guerre mondiale. C'est encore une référence historique.
Q - C'est vrai, mais soyons honnêtes : Il y a sans doute par exemple beaucoup d'Allemands qui pensent cela, qui se disent et qui ce qu'ils disent - M. Scholz n'est pas loin de dire ça - "au fond, c'est un conflit de frontières", et que si on laissait à Poutine des marches de son empire, on serait tranquille. Cette arrière-pensée existe, vous le savez, chez une partie des Européens. Pourquoi selon vous c'est une erreur ?
R - C'est une erreur parce que je pense qu'aujourd'hui, nous vivons un point de bascule. Nous vivons un point de bascule qui doit nous amener à tenir tête à la Russie, et je pense que ce pays ne voit que le rapport de force. Il faut jouer le rapport de force. Il faut jouer le rapport de force pour protéger les Français, protéger les Européens. Et donc cette petite musique qui consiste à inverser les choses, c'est-à-dire à considérer que ce sont les Européens qui sont escalatoires et que c'est la Russie qui est la victime, est quand même incroyable dans le discours d'un certain nombre d'oppositions.
Q - Monsieur le Ministre, un mot s'il vous plaît sur Gaza. Ce n'est pas le sujet principal ce soir, on aura d'autres occasions mais... tout le monde sait ce que la France fait en matière d'humanitaire, elle fait beaucoup. Il y a le volet politique, moral : comment donner espoir aux civils palestiniens dans l'après, et en particulier d'un l'Etat palestinien ? Est-ce que la France pourrait reconnaître maintenant un Etat palestinien dans les perspectives des deux Etats ?
R - Je l'ai dit, c'est un outil, d'abord à notre main.
Q - Ça, c'est prudent !
R - Non, ce n'est pas prudent, parce que vous n'avez jamais entendu un ministre des affaires étrangères le dire. C'est un outil dans le cadre du processus de paix. Et donc ça doit s'intégrer dans cette discussion, mais évidemment que la reconnaissance est un élément qui doit permettre de faciliter et l'acceptation et la reconnaissance de la solution à deux Etats.
Q - Mais qu'est-ce qui fait que vous sortirez cet outil ? Quand est-ce que vous le sortirez ?
R - Nous devons l'utiliser au bon moment.
Q - C'est-à-dire ?
R - Et au bon moment pour nous permettre de faciliter l'acceptabilité d'un accord par exemple, par une des parties ou par une autre, et puis de brandir cette menace pour certains, ou cette solution pour d'autres ! Et donc dans ce cadre-là évidemment, il faudra un, le sortir au bon moment, et deux, ne pas le faire seuls, et donc le faire de manière coordonnée avec d'autres pays européens.
Q - Vous avez convoqué l'Histoire beaucoup dans vos interventions. On est dans ce salon de l'Horloge qui est marqué par la grande Déclaration européenne de 1950, aussi par la Conférence de paix juste après la guerre, 1919. Qu'est-ce que ça vous inspire ?
R - C'est un lieu qui dit tout, en quelque sorte, de la diplomatie française. Elle a été ambitieuse, elle a été aussi précurseure de la question européenne - vous l'avez dit, on a signé ici les prémices de l'Union européenne. Et puis c'est un salon aussi qui, par définition, pourra produire d'autres traités, peut-être d'autres ambitions, d'autres courages, avec d'autres femmes et hommes qui proposeront d'autres traités et d'autres ambitions pour la France.
Q - Dans ce bâtiment chargé de mémoire, il y a aussi cette, quand on entre dans le salon d'accueil, la liste de tous vos prédécesseurs ; il y a une ou deux images terribles, c'est un de vos lointains prédécesseurs, Laval, la collaboration, l'homme qui a été fusillé. Je me rappelle le diplomate ukrainien...
R - Noirci.
Q - Oui, qui est voilé de noir... Je me rappelle le diplomate ukrainien qui disait "ne vous trompez jamais, les Français. Vous avez un choix historique, là maintenant, de ne pas faire les erreurs du défaitisme de la guerre."
R - Bien sûr. J'y crois profondément. Je crois profondément à l'Histoire. Je pense que l'Histoire ne se répète pas, mais qu'il ne faut pas répéter les erreurs de l'Histoire. Et je pense que c'est aussi ça que démontrent les portraits à l'entrée de ce ministère.
Q - Monsieur le Ministre, merci beaucoup de cet entretien. Merci.
R - Merci beaucoup.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 mars 2024