Extraits d'un entretien de M. Jean-Noël Barrot, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe, avec France 24 le 8 mars 2024, sur le conflit en Ukraine, l'Europe de la défense, l'OTAN et les élections européennes.

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Média : France 24

Texte intégral


Q - Jean-Noël Barrot, bonjour. Je rappelle que vous êtes arrivé au Gouvernement en 2022, comme ministre délégué en charge de la transition numérique et des télécommunications. Vous avez évidemment entendu parler de l'Union européenne assez jeune, puisque votre père était Jacques Barrot, vice-président de la Commission entre 2004 et 2009. Vous allez avoir pour charge de travailler auprès de Stéphane Séjourné, le chef de la diplomatie, et vous avez été nommé à quatre mois des élections européennes.

(...)

Q - Vous étiez à Prague en début de semaine avec le Président Emmanuel Macron, qui assume pleinement son appel à un sursaut stratégique, évoquant la possibilité d'envoyer des soldats en Ukraine. Une évocation qui n'a pas plu à ses partenaires européens, qui s'en sont immédiatement désolidarisés. Est-ce que finalement ça n'était pas contre-productif, justement, stratégiquement ?

R - Je crois que ce sont les commentateurs qui ont vu de la désolidarisation. Moi, ce que j'ai vu, c'est l'unité et la détermination des 27 chefs d'Etat et de gouvernement qui se sont rendus à Paris, le lundi 26 février, à l'invitation du Président, pour convenir ensemble de faire plus, de faire mieux et de faire davantage pour l'Ukraine. Cette conférence internationale a déjà trouvé une suite, puisque jeudi de cette semaine [jeudi 7 mars 2024], les ministres des affaires étrangères et de la défense se sont réunis pour mettre en oeuvre un certain nombre des décisions qui ont été prises à l'occasion de cette conférence. Vladimir Poutine voudrait faire croire que l'Europe est divisée, voudrait mettre des coins entre les pays d'Europe. La vérité, c'est que, même si chacun fait à sa mesure selon ses moyens, il y a une unité de vue, il y a de la complémentarité dans l'aide qui est apportée à l'Ukraine.

Q - La Commission européenne, d'ailleurs, propose 1,5 milliard sur les prochaines années pour muscler les capacités de défense du continent, notamment financer des achats d'armes en commun des 27. À quoi bon, puisque finalement on n'arrive pas à produire tout ce qu'on promet, on n'arrive encore moins à livrer aux Ukrainiens tout ce qu'on promet ?

R - Nous avons une Europe qui, pendant des décennies, s'est appuyée - ou s'est reposée - sur certains de ses grands alliés pour sa défense. Il est temps qu'elle sorte de cette situation de dépendance, pour acquérir sa propre autonomie. Je voudrais dater ce changement de perspective au discours du Président de la République à la Sorbonne, qui dessinait les contours d'une Europe de la défense. Nous avons créé une initiative commune d'intervention ; ces efforts se sont amplifiés dans la lutte contre le terrorisme au Sahel, notamment avec des coalitions de pays européens. Et depuis le début de la guerre d'agression russe en Ukraine, nous avons créé des moyens, des outils, je pense en particulier au dispositif, que vous évoquiez, de financement de l'effort de fabrication en Europe de munitions. Mais je pense aussi à ce que l'on appelle la Facilité européenne de paix [appellation officielle UE : pour la paix], qui est un dispositif européen par lequel les pays...

Q - La France accepte d'acheter, d'ailleurs, en bilatéral, maintenant, des munitions ou des armes pour l'Ukraine. C'est un nouveau pas. On insiste un peu moins sur la nécessité de tout produire sur le sol européen.

R - Maintenant, il y a effectivement deux impératifs à concilier, c'est ce que le Président de la République a rappelé cette semaine à Prague : la nécessité de mettre entre les mains des Ukrainiens tout ce dont ils ont besoin rapidement pour résister aux assauts de la Russie de Vladimir Poutine, mais en même temps - et c'est tout aussi important - de réveiller notre base industrielle de défense, notre industrie de défense au niveau européen, pour que nous puissions, dans la durée, pouvoir assurer ce soutien à l'Ukraine, quel que soit le sort des autres grands pays producteurs d'armements - je pense aux Etats-Unis ou à la Corée du Sud -, donc que nous ayons notre propre capacité à soutenir l'Ukraine.

Q - Jean-Noël Barrot, en effet, les Européens, on les sent très inquiets quand ils regardent, de l'autre côté de l'Atlantique, se profiler un nouveau duel entre Donald Trump et Joe Biden, avec la possibilité d'un Donald Trump victorieux pour un nouveau mandat, qui a des propos plus qu'ambigus sur l'OTAN et les Européens. Qu'est-ce que ça changerait ?

R - La France entretient, - c'est vrai d'autres pays européens, mais - la France entretient avec les Etats-Unis des liens qui sont très anciens et qui sont indéfectibles. Donc nous prendrons le dirigeant que le peuple américain voudra bien nous donner. Ceci étant dit, quel que soit le résultat de cette élection, il nous faut pouvoir atteindre cette indépendance, cette autonomie stratégique, dans bien des domaines, et en particulier celui de la défense. Ce n'est pas incompatible, évidemment, avec notre engagement dans l'OTAN. Comme Stéphane Séjourné, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères, l'a rappelé, nous avons besoin d'une deuxième assurance-vie, qui est complémentaire à celle de l'OTAN.

Q - Alors, pour ce qui est de l'Ukraine, la Commission va bientôt définir le cadre des négociations qui sont ouvertes avec l'Ukraine et qui organisera ses longs pourparlers, finalement, avec Kiev. Les 27 doivent encore une fois l'adopter à l'unanimité, sans doute, peut-être, au prochain sommet des 21 et 22 mars. Est-ce qu'on peut craindre encore un blocage, côté hongrois ? Est-ce qu'on a domestiqué un certain Viktor Orban ? Et j'ai envie de vous demander comment ? Quels sont les dessous ?

R - Le processus d'adhésion à l'Union européenne est un processus très exigeant. Si l'Ukraine a obtenu le statut de candidat, c'est parce que l'Ukraine avait mené des réformes ambitieuses, sérieuses, notamment en matière de lutte contre la corruption, lutte contre la discrimination des minorités, qui l'amènent - ou qui ont amené l'Ukraine - plus proche des standards du socle de l'Etat de droit européen. Et nous avons soutenu l'Ukraine - et continuerons à le faire - sur cette voie-là, sur ce chemin-là. Ensuite, c'est une c'est une décision qui se prend... c'est un certain nombre d'étapes qui se franchissent, plus précisément, à l'unanimité. Ensuite, vous m'interrogez sur l'attitude de Viktor Orban, qui se fait bien souvent le relais des intérêts russes, évidemment, qui manifeste régulièrement son opposition à ce processus. Eh bien, nous verrons comment le débat pourra se conduire et, surtout, nous soutiendrons les efforts de l'Ukraine en Ukraine, les efforts de réforme et les arguments que l'Ukraine pourra produire.

Q - Il y a également un certain nombre de partis dans la campagne des européennes - l'extrême gauche, l'extrême droite et même la droite traditionnelle - qui se méfient beaucoup de ce pays de 38 millions d'habitants, grenier de l'Europe, et qui craignent un dumping social agricole, disent-ils, ne souhaitent pas une adhésion pleine et entière. Est-ce que c'est tenable, comme position ?

R - Nous, nous avons une vision très claire, qui consiste à dire que l'avenir de l'Ukraine est en Europe, qu'il y a un certain nombre de réformes que l'Ukraine va devoir mettre en oeuvre de manière à se rapprocher du socle de l'Etat de droit européen et que, par ailleurs, ce nouveau processus d'élargissement doit s'accompagner d'une réforme de l'Union européenne, et en particulier de ses politiques, de manière à ce que l'arrivée - une nouvelle fois, progressive - de l'Ukraine, de la Moldavie dans l'Union européenne ne vienne pas déstabiliser un certain nombre de marchés, un certain nombre de citoyens, et je pense en particulier aux questions agricoles ; et, d'autre part, que cette arrivée ne vienne pas, parce qu'on ne l'aurait pas anticipé, perturber les politiques de cohésion, la politique agricole qui, aujourd'hui, en Europe, sont la garantie de la préservation de notre modèle. Donc le processus d'élargissement doit se faire en parallèle du processus de réforme, et c'est l'idée forte que nous allons continuer de porter.

Q - Monsieur Barrot, vous le savez, la tension est montée d'un cran entre l'Allemagne et la Russie. En cause, un enregistrement dans lequel les officiers allemands discutent de livraison de missiles longue portée Taurus à Kiev. Les hauts gradés estiment que les Ukrainiens pourraient apprendre par eux-mêmes, d'ailleurs, à les manoeuvrer. L'opposition, du coup, attaque le Chancelier Scholz sur sa valse-hésitation, depuis un an, concernant leur envoi. La France, d'ailleurs, a dit qu'elle souhaitait que cet envoi ait lieu.

R - La France souhaite que chaque pays puisse faire selon ses capacités et que ce soutien continu puisse s'amplifier dans les mois qui viennent. Mais ce que cette affaire révèle, c'est que si nous soutenons avec autant de vigueur la résistance ukrainienne, c'est d'abord parce que nous refusons de céder à l'intention, qui est celle de Vladimir Poutine, d'établir un ordre international fondé sur la force, qui nierait la réalité des frontières, mais aussi parce que nous sommes déjà la cible d'une volonté d'agression de la Russie de Vladimir Poutine, qui se manifeste dans le champ cyber et dans le champ qu'on appelle "informationnel". Nous l'avons vu, en France, à de multiples reprises, depuis deux ans, avec l'instrumentalisation d'un certain nombre d'événements pour crisper le débat public ou pour affaiblir, dans l'opinion publique, le soutien à la résistance ukrainienne. Premier exemple : les étoiles de David dans Paris, dont il a été démontré qu'un millier de faux comptes russes sur les réseaux sociaux avaient amplifié la polémique. On a vu en Slovaquie, en septembre 2023, l'élection nationale être gravement perturbée, la veille du scrutin, c'est-à-dire pendant la période de silence électoral, par la diffusion d'un faux enregistrement, dans lequel on entend l'un des deux candidats évoquer une manipulation du vote. C'est ce candidat qui a perdu et qui, le pauvre, ne pouvait pas répondre à cette fausse nouvelle. Mais ce que je veux dire, c'est que ce piratage de la Russie, ces écoutes de la Russie sur des conversations militaires allemandes, c'est la démonstration que nous sommes bien visés par des manoeuvres délibérées de la Russie de Vladimir Poutine pour fragiliser nos opinions publiques, notre soutien à l'Ukraine.

Q - Le 6 mars dernier se tenait le congrès du Parti populaire européen - auquel vous n'êtes pas lié, puisque vous êtes dans le groupe centriste, Renew, mais dont l'actuelle présidente de la Commission est membre et sera d'ailleurs la tête de liste au niveau européen ; elle aspire à rempiler, Ursula von der Leyen, pour un second mandat. Elle est critiquée, y compris dans ses troupes, pour son attachement au Pacte vert, à la transition écologique. Est-ce que vous, vous jugez que son bilan est globalement positif ?

R - Le groupe Renew - les centristes, les démocrates - ont participé de plain-pied à la majorité - si l'on peut dire - au Parlement européen, aux côtés d'une partie de la droite, aux côtés d'une partie de la gauche. Il y a donc, dans ce bilan, un certain nombre de textes qui ont été inspirés de la campagne électorale que nous avons menée en 2019, qui ont ensuite été, je dirais, traduits sous la forme de textes européens par la Commission - dont c'est le rôle - et qui ont ensuite été adoptés par le Parlement européen et le Conseil. Donc je ne vais pas me désolidariser de ce bilan, dont nous sommes fiers et que nous allons présenter aux Français, tout au long de cette campagne électorale.

Q - Alors évidemment, le 8 mars, c'était la Journée internationale des droits des femmes. Alors qu'on célèbre cette journée, l'IVG a été inscrite dans la Constitution en France. Vous aviez le sentiment que cette inscription était nécessaire et peut-être même qu'elle était nécessaire par rapport à nos partenaires européens, parce que ce droit, pour vous, il recule en Europe ?

R - Ce que je constate, c'est que dans beaucoup de pays du monde, les droits humains régressent ; et c'est un rappel que ces droits ne sont pas acquis pour toujours et que, de ce point de vue-là, la France réunie en Congrès, en constitutionnalisant ce droit, a envoyé un signal - qui a été entendu dans le monde entier - qu'elle serait toujours là pour préserver ces droits, dans la fidélité à l'héritage de Simone Veil.

Q - Merci, Jean-Noël Barrot, d'avoir été notre invité, aujourd'hui, sur France 24 et sur Radio France Internationale.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 mars 2024