Entretien de M. Jean-Noël Barrot, ministre délégué, chargé de l'Europe, avec France Info le 20 mars 2024, sur l'élection en Russie de Vladimir Poutine, les bénéfices générés par les actifs russes gelés, les livraisons de munitions à l'Ukraine, l'importation de céréales ukrainiennes et la ratification de l'accord de libre-échange avec le Canada.

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Média : France Info

Texte intégral

Q - Bonjour, Jean-Noël Barrot.

R - Bonjour.

Q - Merci d'être avec nous ce matin. Premier Conseil européen demain, depuis l'élection de Vladimir Poutine. On va parler du programme, mais juste un mot sur cette élection. Vous la qualifiez comment ? De mascarade ? D'illégitime ?

R - Je la qualifie de farce. Et cette fin de semaine, jeudi et vendredi, les chefs d'Etat et de gouvernement des 27 pays de l'Union européenne affirmeront ensemble qu'ils dénoncent cette prétendue élection dans les territoires occupés de l'Ukraine et qu'ils ne reconnaissent pas ces résultats et ne les reconnaîtront jamais.

Q - Donc il y aura quelque chose d'extrêmement formel posé par l'Union européenne sur cette élection de Vladimir Poutine ?

R - Absolument.

Q - Cette non-reconnaissance...

R - Une condamnation portée par l'ensemble des pays membres de l'Union européenne.

Q - Les bénéfices générés par les actifs russes gelés, que pourrait utiliser l'Union européenne, s'élèvent entre 15 et 17 milliards d'euros sur quatre ans. Comment est-ce que vous allez les utiliser ? Est-ce que ça va être pour acheter plus d'armes ou est-ce que ça va être déjà pour reconstruire le pays ? On sait déjà comment ils vont être ventilés ?

R - La première des choses, c'est qu'il faut que nous nous accordions sur le principe d'utiliser les revenus de ces actifs russes gelés suite aux sanctions. Ce que nous souhaitons ensuite, en tout cas, c'est la position de la France...

Q - Ça, ce n'est pas acquis ?

R - Cela va faire l'objet d'un accord très, très prochainement, sans doute cette semaine. Ce que nous voulons ensuite, c'est la position de la France et ce que le Président de la République rappellera, c'est que ces revenus puissent être utilisés pour soutenir militairement l'Ukraine. Il y a plusieurs possibilités sur la table, mais il faut que ce principe puisse être lui aussi acté.

Q - L'Union européenne aurait déjà dû livrer 1 million de munitions à l'Ukraine. Il y a beaucoup de retard. Combien de munitions a-t-on livrées jusqu'à présent ?

R - Ce que nous avons fait depuis le début de la guerre, c'est de faire augmenter considérablement la capacité de production d'obus, notamment ces fameux obus de 155 mm sur le territoire européen. Et ça, c'était indispensable, parce que la crédibilité de notre soutien militaire à l'Ukraine dépend de notre crédibilité en Européens à produire ces munitions.

Q - Oui, mais on nous avait dit : l'Ukraine recevra ces 1 million d'obus d'ici la fin mars. On est fin mars. Elle en a reçu combien, de manière précise ?

R - Vous savez qu'il est difficile d'établir ces chiffres extrêmement précisément. Ce que je peux vous dire, c'est que la capacité de production d'obus sur le sol européen a progressé de 40% et devrait atteindre... devrait dépasser le million d'obus produit sur le sol européen d'ici la fin de l'année. Et que s'agissant des livraisons, puisqu'on livre des obus qui ne sont pas tous fabriqués en Europe, nous soutenons l'initiative de la République tchèque d'aller chercher partout où ils se trouvent, ces obus, pour les apporter le plus rapidement possible à l'armée ukrainienne.

Q - C'est la question que je voulais vous poser sur ces Tchèques qui effectivement souhaitent acheter des munitions en commun, mais ailleurs qu'en Europe. La France donc, est totalement à leurs côtés ?

R - Dans la mesure où ces obus ne peuvent pas être produits dans les prochaines semaines en Europe, nous nous sommes montrés ouverts à cette flexibilité d'aller chercher les obus partout où ils se trouvent pour pouvoir les mettre à disposition des Ukrainiens. En revanche, la France insiste beaucoup pour que tous les dispositifs européens de soutien à l'équipement, à l'approvisionnement et au soutien militaire à l'Ukraine dans la durée puissent disposer d'une préférence européenne pour faire en sorte que ce que l'on appelle notre "base industrielle et technologique de défense", notre base européenne de production de munitions et d'équipement, puisse monter en puissance dans la durée.

Q - Mais si je reprends ma question, cela veut dire que vous me dites que le million d'obus sera atteint à la fin de l'année pour l'Ukraine ?

R - Ce que je constate, c'est une très forte progression dans les livraisons d'obus à l'Ukraine, mais aussi - et c'est tout aussi important pour l'avenir - une très forte progression de notre propre capacité à les fabriquer sur le sol européen.

Q - J'ai un peu de difficulté quand même à obtenir de vous une date. Quand est-ce que l'Ukraine aura son 1 million d'obus promis il y a un an ?

R - La raison pour laquelle vous avez des difficultés à obtenir une date, c'est parce qu'il y a certaines de ces données, de ces informations qui appartiennent aux Etats membres, qui font parfois, sous la forme d'accords bilatéraux avec l'Ukraine, des livraisons dont nous n'avons pas tout à fait le détail. C'est bien normal.

Q - Est-ce que l'Union européenne pourrait construire des usines d'armement installées sur le sol ukrainien ?

R - Parmi les points sur lesquels les 27 chefs d'Etat et de gouvernement qui ont répondu favorablement à l'invitation d'Emmanuel Macron le 26 février dernier, il y avait un chapitre qu'ils se sont décidé ensemble à ouvrir, qui est celui de la coproduction d'armement avec l'Ukraine. C'est un sujet qui est en cours de réflexion avec un groupe de travail, qui va se réunir, qui va explorer toutes les possibilités.

Q - Mais ça veut dire qu'on pourrait imaginer une usine française installée avec du personnel français, installée sur le sol ukrainien pour produire ces armes ?

R - C'est-à-dire que parmi les voies et moyens pour continuer de faire plus, de faire mieux, et peut-être de faire différemment pour soutenir l'Ukraine, ce qui était l'objet de cet accord affirmé avec force par les 27 chefs d'Etat et de gouvernement, il y a cette idée de coproduction qui fait l'objet d'un travail...

Q - Sur le sol ukrainien, avec une usine française, par exemple, d'armement.

R - Toutes les options sont explorées par ce groupe d'experts, sous l'autorité des gouvernements. On verra les conclusions qu'ils en tirent.

Q - Vous souhaitez aussi de nouvelles sanctions contre la Biélorussie, la Corée du Nord et l'Iran pour leur soutien à l'effort de guerre russe. Quel type de sanctions ?

R - Vous savez que le mois dernier, l'Union européenne a adopté un 13ème paquet de sanctions à l'encontre des intérêts russes, avec...

Q - Sauf que l'économie russe, elle prospère, elle se porte plutôt très bien.

R - Avec un nouveau chapitre qui est celui de la lutte contre les contournements de ces sanctions. Notamment avec des sanctions qui visaient des entreprises de logistique qui s'étaient spécialisées dans le contournement de ces sanctions. Nous sommes en train de travailler sur le 14ème paquet de sanctions, avec une intention forte, qui est celle d'éviter ces contournements pour que les sanctions, eh bien, viennent véritablement et lourdement pénaliser la Russie.

Q - Mais concernant les Alliés, la Biélorussie, la Corée du Nord, l'Iran, quel type de sanctions précises ?

R - Eh bien justement, des sanctions individuelles comme celles que nous avons prises depuis le début de la guerre, qui viennent pénaliser, qui viennent compromettre les individus ou les entités qui se placent en intermédiaires pour permettre à la Russie de contourner, d'éviter le poids de ces sanctions.

Q - Hier, Gabriel Attal a reçu les agriculteurs. Ils dénoncent l'importation massive de céréales ukrainiennes en France. Est-ce que vous allez remettre en place les droits de douane sur ces céréales ?

R - Ce qu'il faut d'abord rappeler, c'est que la Russie inonde les marchés mondiaux de céréales à prix cassés. Pour quelles raisons ? Pour une simple raison, qui est de fragiliser les agriculteurs européens. Ce que nous sommes en train de discuter au niveau européen, c'est la reconduction, je dirais, de mesures exceptionnelles pour faciliter les exportations ukrainiennes, dans un contexte où elles ont de plus en plus de difficultés, du fait de l'agression russe, à atteindre leurs marchés traditionnels. Alors que nous renégocions ces mesures, qui sont en réalité des mesures de soutien économique à l'Ukraine, nous nous sommes mis d'accord pour ajouter quelques dispositifs de sauvegarde, des freins d'urgence sur certaines denrées sur lesquelles nous nous étions montrés particulièrement ouverts pour accueillir ces denrées ukrainiennes de manière à éviter que cette stratégie russe de déstabilisation ne vienne pas effectivement bousculer trop fortement les agriculteurs, notamment dans l'Est de l'Europe.

Q - Mais concrètement, ça veut dire quoi ? Ça veut dire que vous allez peut-être mettre des quotas pour, par exemple, les céréales ukrainiennes ? On sait que les agriculteurs critiquent cette...

R - Non. Je le redis très simplement. Nous avons décidé de faciliter les exportations ukrainiennes sur un certain nombre de produits. Nous sommes en train de discuter de la prolongation de ces facilités d'exportation au profit des Ukrainiens dans certains domaines ciblés, où les conséquences de ces réorientations des exportations ukrainiennes, mais qui sont dues à l'action de la Russie, pourraient déstabiliser les agriculteurs. C'est vrai de la volaille, c'est vrai des oeufs, c'est vrai du sucre, c'est vrai de certaines céréales. Nous allons mettre des freins d'urgence, c'est-à-dire des plafonds sur les facilités octroyées à l'Ukraine. Mais je lis les commentateurs et les commentaires qu'ils font : il ne faudrait pas laisser croire que ce dont nous discutons, c'est de pénaliser l'Ukraine. Ce n'est pas du tout le cas.

Q - Donc vous ne remettez pas des droits de douane, clairement ?

R - Non, on va simplement mettre des plafonds sur un certain nombre de facilités qui avait été octroyées aux exportateurs ukrainiens pour éviter une déstabilisation des agriculteurs, notamment dans l'Est de l'Europe.

Q - Le Sénat doit se prononcer aujourd'hui sur la ratification du CETA. Cet accord de libre-échange a été conclu entre l'Union européenne et le Canada, c'était en 2014. Alors le texte pourrait ne pas passer. Pourquoi est-ce que vous avez procrastiné - quand je dis vous, c'est la majorité - sur le sujet ? Est-ce que vous vouliez éviter finalement un débat qui vous aurait contraint de défendre le libre-échange ? Est-ce que vous n'avez pas le libre-échange honteux ?

R - Je pense qu'il faut demander à certains sénateurs s'ils ont, ou pas, le libre-échange honteux. Ce que je constate, c'est que cinq ans après son adoption...

Q - Les Républicains vont voter contre, les communistes aussi, les écologistes aussi.

R - Oui. Est-ce que les Républicains ont le libre-échange honteux ? Puisqu'il y a cinq ans, nous avons adopté cet accord avec le Canada, qui est un excellent accord, qui est un accord gagnant : il est bon pour l'industrie, il est bon pour l'agriculture, il est bon pour l'emploi, il est bon pour la balance commerciale.

Q - Donc le libre-échange, c'est bon ?

R - Il est bon pour... Ecoutez, on a adopté un accord il y a cinq ans. On regarde cinq ans plus tard, tout le monde en France en a bénéficié. Il serait irresponsable de s'y opposer. Et je vais vous dire, voter contre le CETA aujourd'hui au Sénat, c'est envoyer le signal qu'on a renoncé complètement à toute ambition commerciale pour la France.

Q - Mais c'est quoi la différence ? Vous êtes pour le CETA, et vous êtes contre le Mercosur, ça reste un accord de libre-échange.

R - Mais écoutez, on n'est pas obligé d'avoir le même avis sur tous les accords commerciaux. Moi, ce que je constate, c'est que cinq ans après l'adoption de cet accord par l'Assemblée nationale, nous avons les chiffres, et nous voyons que les exportations de la France vers le Canada ont progressé de manière extrêmement significative, et que certaines filières comme les spiritueux, comme le fromage, comme le textile, ont vu des progressions extrêmement considérables, et notamment les agriculteurs. Les agriculteurs...

Q - Donc les agriculteurs, si vous le ratifiez, ils seront ravis ?

R - Mais les agriculteurs, ils ont gagné 500 millions d'euros d'exportations nettes, des importations supplémentaires en quelques années seulement. C'est un excellent accord...

Q - Oui mais ça favorise surtout ceux qui font des céréales, ceux qui font du blé.

R - Certes, mais les autres ne sont pas pénalisés. C'est un accord qui est gagnant pour tous les Français. Alors, s'y opposer, c'est vraiment s'enfermer dans une idéologie qui consiste à dire : "Nous refusons que la France soit une grande puissance commerciale désormais."

Q - Merci beaucoup, Jean-Noël Barrot. Bonne journée à vous !

R – Merci.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 mars 2024