Entretien avec M. Stéphane Séjourné, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, avec "Novaya Gazeta Europe" le 3 mai 2024, sur les campagnes de désinformation russes et le conflit en Ukraine.

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Q - Nous publions cette interview à l'occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse. Dans les dictatures, comme la Russie, les médias indépendants sont presque anéantis. Selon vous, qu'est-ce qui menace le plus la presse européenne aujourd'hui ?

R - Quand les journalistes sont menacés, c'est la démocratie qui meurt. Le peuple russe le sait mieux que quiconque. L'engagement pour défendre une information pluraliste, libre, indépendante est donc un combat existentiel pour nos sociétés démocratiques.

Et ce ne sont pas des mots en l'air parce la menace est bien là. Elle est là sur nos réseaux sociaux, sur nos écrans de télévision. Ce qui est menacé, c'est notre rapport aux faits. Quand l'Histoire est manipulée, quand certaines polémiques médiatiques sont montées de toutes pièces, quand des informations tronquées ou mensongères côtoient sans distinction les faits véridiques, objectifs, qui en profite ? Les pouvoirs autocratiques.

Nos démocraties sont fondées sur la circulation des idées, l'échange d'opinions contradictoires. Mais les campagnes de désinformation, la propagation des deep fakes, auxquelles nous faisons face aujourd'hui en Europe et dans le monde, ce sont des armes de destruction massive de la démocratie. Si nous ne soutenons pas la presse indépendante, la démocratie ne s'en relèvera pas.

Q - Les campagnes de désinformation russes sont l'un des principaux sujets à l'approche des élections au Parlement européen. Pensez-vous que la Russie est réellement capable d'influencer l'opinion publique en France et dans d'autres pays européens, ou cette capacité est-elle exagérée ? Que fait-on déjà pour contrer cette influence informationnelle et est-ce suffisant ?

R - Malheureusement, la Russie n'a pas attendu les élections européennes de 2024 pour tenter de voler aux citoyens un droit précieux : le droit de voter librement, dans des conditions de débat équitables, pour le candidat de leur choix. En France, on se rappelle bien des ingérences russes qui ont marqué la campagne présidentielle de 2017. Et c'était déjà inacceptable.

Ce que nous observons depuis le début de la guerre d'agression que la Russie mène en Ukraine, c'est une amplification considérable de ces actions d'ingérence. Ces actes hostiles visent la France mais ils visent aussi nos partenaires européens. J'ai eu l'occasion de le dire publiquement aux côtés de mon homologue allemande et de mon homologue polonais il y a quelques semaines.

Quand un pays cherche à déstabiliser la société d'un autre par le biais de ses médias ou de ses réseaux sociaux, il commet un acte hostile d'une extrême gravité.

Nous tentons alors de l'identifier, de le caractériser et nous dénonçons ensuite publiquement les actes commis. Nous l'avons fait en février en révélant au public l'activité d'un réseau de sites, Portal Kombat, qui diffusaient des contenus manifestement inexacts ou trompeurs au sujet de la guerre en Ukraine et des dirigeants de ce pays. Cela permet à nos citoyens d'être alertés et d'éviter la supercherie. Ce travail, nous le menons grâce à toute une chaîne d'acteurs, bien cordonnés, et notamment à notre agence spécialisée dans l'investigation en ligne, Viginum. Nous sommes armés pour détecter, nous sommes armés pour riposter.

Q - Il y a cent ans, la France est devenue le principal centre de l'émigration blanche russe. Le pays est-il intéressé aujourd'hui à accueillir et intégrer les Russes opposés à la guerre ?

R - Vous connaissez la tradition d'accueil de la France. C'est l'honneur de notre pays que d'accueillir, sous le statut de réfugié, toutes celles et tous ceux qui sont menacés dans leur pays. C'est le cas des citoyens russes qui refusent de prendre part à l'entreprise injustifiable que le dirigeant russe a lancée en février 2022. Nous accueillons aussi sur notre territoire de nombreux Russes qui ont choisi de fuir l'oppression : des journalistes, des chercheurs, des artistes, des étudiants. C'est bien que notre soutien à l'Ukraine, contrairement à la propagande du Kremlin, n'est en aucun cas motivé par une quelconque agressivité envers le peuple russe. Notre seul objectif est d'arrêter l'aventure impérialiste illégale que mène le dirigeant de la Russie.

Q - La France est l'un des rares pays de l'UE où les Russes peuvent demander l'asile pour éviter la conscription. Il y a un peu plus d'un mois, la CNDA a pour la première fois accordé le droit d'asile à un Russe pour ces motifs. Cependant, obtenir une telle protection reste difficile, le cas mentionné ayant d'abord été rejeté, et ce n'est qu'après un examen judiciaire que la protection a été accordée. La France envisage-t-elle de lancer un programme supplémentaire ou de simplifier la procédure d'octroi d'asile pour les Russes qui refusent de combattre en Ukraine, notamment si une nouvelle vague de mobilisation est annoncée en Russie ?

R - En réalité, 19 ressortissants russes qui ont pu montrer qu'ils étaient mobilisables pour combattre en Ukraine ont obtenu l'asile en France. Evidemment, nous sommes attentifs à l'évolution de la situation dans les pays concernés par cette procédure d'asile.

Q - Avant l'invasion à grande échelle de l'Ukraine par la Russie, Moscou et Paris entretenaient des relations spéciales : des forums, comme le dialogue de Trianon, étaient organisés, les dirigeants français visitaient fréquemment la Russie, et la société française manifestait une "russophilie", surtout envers la culture et la langue russes. Y a-t-il désormais en France une désillusion à l'égard des Russes et de la culture russe ? Comment la société et la classe politique perçoivent-elles les Russes qui restent en Russie et ne peuvent ou ne veulent pas partir ?

R - Nos relations avec la Russie sont ancrées dans l'Histoire et dans le respect que nos deux peuples ont l'un pour l'autre. Cela reste vrai même quand le gouvernement russe poursuit une fuite en avant insensée, au mépris de tous les principes qui organisent notre monde, au mépris de toutes les règles de droit, au mépris de la vie humaine.

Q - Ces dernières semaines, l'initiative du président Macron d'envoyer des troupes régulières françaises et/ou de l'OTAN en Ukraine a été largement discutée en Europe, en Ukraine et en Russie. Cette initiative a naturellement provoqué une vive réaction du Kremlin, mais elle n'a également pas été approuvée par certains des plus proches alliés de la France dans l'UE, notamment l'Allemagne. Dans quelles conditions la France serait-elle prête à envoyer ses forces régulières en Ukraine ? La France pourrait-elle agir seule, sans attendre un consensus parmi les partenaires de l'UE et de l'OTAN ? Comment évaluez-vous la durée potentielle et l'ampleur de cette mission ?

R - Le Président de la République l'a rappelé avec une grande clarté lors de son discours à la Sorbonne la semaine dernière : pour quelle raison les Européens devraient jouer cartes sur table face à une puissance imprévisible et inconséquente ? La Russie doit comprendre que lorsque la paix en Europe est menacée, lorsque la sécurité de nos concitoyens est en jeu, il n'y a pas de limite et donc aucune option n'est exclue.

Et les pays européens, des Etats baltes à la Pologne en passant par la Finlande, prennent toute leur part dans le soutien à l'Ukraine, y compris sur le terrain en soutien au déminage, à la coopération cyber ou par l'appui à la production d'armements sur le territoire ukrainien.

L'Europe et ses partenaires resteront unis et déterminés, aussi longtemps que nécessaire. L'échec militaire de la Russie est déjà là. Nous estimons à 500.000 les pertes militaires russes dont 150.000 morts. Tout cela pourquoi ? Cela tient en deux mots : pour rien.

Q - Quelle est la position de la France concernant l'utilisation possible des actifs russes gelés dans l'UE ? Combien y a-t-il d'actifs de ce type en France, appartenant à la fois à l'Etat russe et à des particuliers russes sous sanctions ? Existe-t-il des scénarios où la France pourrait exproprier ces actifs et les transférer à l'Ukraine ?

R - Nous avons gelé des actifs russes présents en Union européenne pour empêcher la Russie de financer sa guerre illégale. La France souhaite en effet aller plus loin : avec la hausse des taux, ces actifs ont généré près de 4 milliards d'euros de revenus en 2023. Nous voulons qu'ils soient utilisés pour financer les efforts en faveur de la défense et de la reconstruction de l'Ukraine.

Q - Des recherches de la Nouvelle Gazette d'Europe et d'autres médias ont montré que, bien que certaines entreprises françaises aient quitté la Russie après le début de l'invasion, d'autres, notamment Auchan et probablement les entreprises associées Leroy Merlin et Decathlon, sont restées en Russie. De plus, les bénéfices de nombreuses entreprises restantes ont considérablement augmenté, Total étant parmi les leaders. Pourquoi, selon vous, ces entreprises ont-elles choisi de rester en Russie ? Le gouvernement français prend-il des mesures pour convaincre ces entreprises de partir ? Cela pourrait-il se produire et si oui, dans quels délais ?

R - La France est un pays libre et donc les entreprises françaises sont libres de choisir où elles s'implantent et où elles investissent à l'étranger dès lors qu'elles se conforment au régime des sanctions en vigueur.

En vérité, force est de constater que de nombreuses entreprises françaises présentes en Russie ont choisi de quitter ce pays après le début de l'invasion de l'Ukraine. L'agressivité croissante du Kremlin à l'égard de la France y est sans doute pour beaucoup. Et puis, il est sans doute de plus en plus difficile pour les entreprises d'être associées à un régime qui se marginalise autant au plan international, un régime réprouvé par la quasi-totalité des pays du monde. Pour retrouver sa place dans le concert des nations, la Russie doit faire d'autres choix.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 mai 2024