Interview de M. Sébastien Lecornu, ministre des armées, à France Info le 31 mai 2024, sur l'utilisation par l'Ukraine des armes françaises pour frapper des installations militaires russes sur le territoire russe, l'envoi d'instructeurs militaires français pour former les troupes ukrainiennes, l'économie de guerre, la situation en Nouvelle-Calédonie et des faits de violences sexuelles et sexistes dans l'armée.

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Média : France Info

Texte intégral

JEAN-REMI BAUDOT
Bonjour Sébastien LECORNU.

SEBASTIEN LECORNU
Bonjour.

JEAN-REMI BAUDOT
Ministre des Armées, grand témoin de Franceinfo ce matin. On a beaucoup de questions à vous poser. La France va-t-elle permettre à l'Ukraine d'utiliser des armes françaises pour frapper des installations militaires russes sur le territoire russe ?

SEBASTIEN LECORNU
Alors présenté comme ça effectivement, on voit bien les questions que ça peut poser. Je pense qu'il faut quand même que nos auditeurs comprennent une chose, c'est que la Russie a fait évoluer considérablement sa manière de faire, notamment sur ce qu'on appelle les frappes dans la profondeur. Vous le savez, depuis deux ans, la Russie non seulement frappe la ligne de front - c'est le principe de la guerre - mais frappe aussi des infrastructures civiles, notamment énergétiques, derrière cette ligne de front, et notamment à longue portée. Elle le faisait globalement depuis deux ans, depuis la Crimée, depuis le Donbass et donc les Ukrainiens, en légitime défense, frappaient les différentes rampes de lancement de ces missiles. La nouveauté depuis maintenant quelques semaines, c'est que la Russie intensifie ses frappes depuis des infrastructures militaires sur son propre sol. Et donc qu'est-ce que le dit le droit international de la guerre, le droit des conflits armés ? C'est qu'évidemment un pays agressé peut frapper en riposte des centres d'agression militaires contre son territoire. Et donc oui, l'Ukraine est en bon droit de pouvoir riposter et donc elle le fait…

JEAN-REMI BAUDOT
Mais est-ce que la France va lui permettre de le faire avec des armes françaises ?

SEBASTIEN LECORNU
En fait, quand on dit permettre, c'est une permission diplomatique.

JEAN-REMI BAUDOT
Bien sûr.

SEBASTIEN LECORNU
Parce que si on fait du droit et uniquement du droit, on donne des armes à un pays pour se défendre et en légitime défense, ce pays peut le faire avec les armes qu'on lui a données. Donc oui, nous le disons, nous le soutenons politiquement. Le président de la République l'a dit, les Américains l'ont dit, les Britanniques l'ont dit. En fait, il n'y a rien de nouveau en la matière, en matière de droit international.

JEAN-REMI BAUDOT
Des responsables américains affirment de leur côté que Joe BIDEN autorise les tirs de riposte sur la Russie, mais dans un cadre assez contraint qui serait la défense de Kharkiv. Est-ce qu'on assiste à un changement de pied côté américain ?

SEBASTIEN LECORNU
Non, mais je pense qu'une fois de plus, le mot qu'il faut retenir c'est la légitime défense. Le président de la République aussi à sa manière lors de la conférence de presse, il a dit " riposte sur des sites militaires, sur des infrastructures militaires russes d'où partent les agressions contre l'Ukraine ". Donc nous aussi, nous avons donné un cadre en tant que tel.

JEAN-REMI BAUDOT
Il n'y a pas d'inflexion majeure de la part…

SEBASTIEN LECORNU
C'est la Russie qui fait évoluer sa manière de faire la guerre, et notamment en se retranchant derrière sa frontière, et donc c'est la Russie aussi qui a emporté ce risque de voir frapper son propre territoire. Il ne faut pas inverser les rôles. J'ai pu voir notamment des déclarations y compris politiques ici ou là en disant " c'est escalatoire, ces armes nous mènent… "

JEAN-REMI BAUDOT
Marine LE PEN sur notre antenne hier vous accuse d'entrer de plain-pied dans la guerre avec Moscou.

SEBASTIEN LECORNU
Non mais de toute façon, c'est cette rhétorique depuis deux ans, y compris quand on livrait un canon Caesar et un obus de 155 mm, il y avait déjà quelque chose pour l'extrême-droite à aider l'Ukraine ; on est évidemment dans cette continuité-là. Je pense qu'il faut le redire, ces armes qui sont données à l'Ukraine permettent à l'Ukraine de se défendre et ça ne fait pas de la France une puissance cobelligérante comme on aime à le dire. Ce n'est pas ce que dit le droit et donc il ne faut pas céder à ce narratif-là qui est le narratif du Kremlin - on le sait très bien - et qui peut-être aussi relayé ici ou là par des extrêmes dans différents pays.

JEAN-REMI BAUDOT
Juste d'un mot très concret, est-ce que ç'a déjà commencé ? Est-ce que des armes françaises sont déjà utilisées pour aller frapper le territoire russe ?

SEBASTIEN LECORNU
À ma connaissance, je dis bien à ma connaissance, non.

JEAN-REMI BAUDOT
De son côté en tout cas Sébastien LECORNU, de son côté l'Ukraine a affirmé que la France allait envoyer prochainement des instructeurs militaires pour former les troupes. Quand ce déploiement sera-t-il officiel ?

SEBASTIEN LECORNU
Il n'y a aucune décision qui est prise. Là aussi, il faut que nos auditeurs comprennent qu'il n'y a pas que des armes qui sont transférées à l'Ukraine, il y a aussi depuis le début du conflit beaucoup de formations qui sont faites, notamment pour ce qu'on appelle la conscription, c'est-à-dire ces jeunes civils qui sont appelés sous les drapeaux en Ukraine. Là, l'Ukraine a un défi absolument majeur, c'est de reconstituer 15 à 20 brigades - c'est absolument colossal - pour les temps qui vont venir. Et donc, on va avoir un enjeu de formation. Aujourd'hui cette formation, elle est faite sur le territoire national en France. Ce sont des formations spécialisées. Beaucoup de formations en Pologne avec des coopérations européennes qui permettent de former des milliers de jeunes gens depuis le début du conflit et donc, dans le cadre des conférences que nous avons tenues au début de cette année, vous vous rappelez de ce sommet de tous les Européens le 26 février dernier à Paris, des questions sont posées par les Ukrainiens en disant « est-ce que vous pouvez nous aider à aller plus vite ou aller plus loin ? » Et cette question de la formation, de mettre des instructeurs sur le territoire ukrainien, est quelque chose qui n'est pas nouveau à vrai dire. Ça fait plusieurs semaines, plusieurs mois que des discussions ont lieu entre les différentes capitales. Aucune décision n'est prise mais il faut comprendre pourquoi. C'est parce qu'il y a ce besoin de régénérer beaucoup de troupes fraîches, pardon de cette expression, et ce rapidement.

JEAN-REMI BAUDOT
Ces derniers mois, il a beaucoup été question d'économie de guerre. Sauf que cette économie, elle a besoin d'argent. Vous avez écrit aux banques françaises pour les pousser à financer cet effort de guerre. Pourquoi ?

SEBASTIEN LECORNU
Oui, parce que depuis deux ans, on voit qu'on a des résultats sur cette économie de guerre. En clair, les industries sont capables de produire plus vite, de gérer mieux leurs stocks, de prendre plus de risques. Ça, je pense que le compte commence à y être et on le voit bien notamment avec l'aide à l'Ukraine mais pas que, également dans notre capacité à exporter des armes. De plus en plus des PME, vous avez pratiquement 4 000 PME de la défense en plus de dizaines de grosses entreprises dans notre pays, commencent à nous dire " oui, mais ça ne suit pas. Ça ne suit pas avec ma banque, ça ne suit pas avec mon fonds d'investissement, ça ne suit pas avec mes assurances parce que… "

JEAN-REMI BAUDOT
Mais est-ce que les carnets de commandes sont suffisamment remplis par l'État ?

SEBASTIEN LECORNU
Mais oui, mais c'est même justement ça. C'est qu'ils ont des crises de croissance à gérer, des investissements à injecter dans leur entreprise parce qu'il y a un marché, y compris le marché national parce qu'avec 413 milliards d'euros de dépenses militaires pour la France, avec le doublement du budget des armées, vous pensez bien qu'il y a un carnet de commandes. Mais les banques parfois peuvent être frileuses en disant que « l'armement c'est un peu sale, que globalement on préférait faire autre chose ». Il faut qu'on sache aussi ce que l'on veut. On ne peut pas dire qu'on est en danger, on ne peut pas dire qu'il faut être patriote, on ne peut pas dire qu'il faut se réarmer et, en même temps, avoir une place financière qui ne joue pas le jeu. Quand je dis ça, certains le font. J'ai cité l'exemple de Tikehau Capital par exemple qui propose des choses. Donc oui, j'appelle aussi à cette finance patriotique où, à un moment donné, l'argent du contribuable français, là où les Français placent leurs produits en épargne, doit aussi à un moment donné être utilisé, orienté vers cette économie de guerre parce qu'il en va de notre souveraineté et de notre sécurité.

JEAN-REMI BAUDOT
Sébastien LECORNU, vous êtes Ministre des Armées, vous avez été par le passé ministre des Outre-mer. On sait que la France est présente notamment dans la région indopacifique à travers la Nouvelle-Calédonie. Il vous a été reproché ces dernières semaines d'avoir manqué de partialité et d'avoir, d'une certaine manière par les propos que vous avez pu tenir ou les attitudes ou en tout cas la politique menée, participé à l'embrasement qu'on a connu depuis deux semaines.

SEBASTIEN LECORNU
Oui, c'est faux. Enfin d'ailleurs, ceux qui disent cela en général sont ceux qui ne connaissent pas bien le dossier ou qui n'y sont pas allés. Alors la Nouvelle-Calédonie, en seulement deux minutes c'est quasiment impossible. Il faut bien comprendre que l'accord de Nouméa de 98 a eu des bons côtés, mais de toutes les évidences, il a aussi quelques mauvais côtés. Et parmi les mauvais côtés, cet engrenage de référendums qui ont enfermé au fond la population de ce territoire dans deux camps qui, au fond, se font face entre le camp du oui et le camp du non. Quand j'ai été nommé ministre des Outre-mer, j'ai dû organiser les deux derniers référendums. Pas le dernier, les deux derniers. Et si j'ai un regret, mais c'est le regret même de ce qu'est l'accord, c'est qu'au fond, le soir du premier, on a bien vu que les résultats étaient très serrés entre ceux qui ont voté oui et ceux qui ont voté non. Et au fond, cet accord a enfermé justement la Nouvelle-Calédonie dans ce caractère binaire et j'ai tout fait, avec le président de la République, avec celles et ceux qui à l'époque – et ils ne sont pas nombreux aujourd'hui ; enfin, ils n'étaient pas nombreux à l'époque justement, à être courageux - on a essayé justement de desserrer cet étau du oui et du non.

JEAN-REMI BAUDOT
Vous rejetez ce principe de partialité ?

SEBASTIEN LECORNU
Mais bien sûr, mais ça c'est l'argument facile. D'ailleurs, ceux-là devraient aussi nous dire qu'est-ce qu'ils souhaitent pour la Nouvelle-Calédonie ? Qu'elle reste française, qu'elle soit indépendante, quelle est la promesse pour le nickel, quelle est la promesse pour les institutions, quelle est la promesse pour les questions fiscales, quelle est la promesse pour les questions sociales ? Tout ceux-là, il faut les interroger sur ces sujets parce que la Nouvelle-Calédonie, c'est un dossier compliqué et on ne peut pas le caricaturer.

JEAN-REMI BAUDOT
Comment sortir durablement de la crise ?

SEBASTIEN LECORNU
Déjà par le retour à l'ordre. Il faut bien comprendre que le désordre, la violence est inexcusable ; que celles et ceux qui l'agitent en général ne sont pas les responsables politiques en tant que tels du FLNKS, donc il faut bien aussi dissocier les choses.

JEAN-REMI BAUDOT
Sébastien LECORNU, ministre des Armées, un dernier mot. Après un nombre important de révélations sur des faits de violences sexuelles et sexistes dans l'armée, #Metoo armée comme ç'a été appelé, vous avez commandé en avril un rapport à l'Inspection générale des armées. Le rapport devait être rendu fin mai, nous y sommes, avez-vous déjà les premières constatations ?

SEBASTIEN LECORNU
Oui, j'en ai. Tout cela sera rendu public mi-juin puisque je souhaite aussi qu'un certain nombre de décisions disciplinaires individuelles puissent être prises, et donc je souhaite annoncer ça en même temps. Là aussi pour comprendre, au fond on a trois défis à relever. Le premier, c'est l'accompagnement des victimes et de la prise en compte de la parole des victimes. La deuxième des choses, c'est le signalement. Trop de cas ne font pas l'objet de signalement, notamment l'autorité judiciaire. Et le troisième défi, c'est la disparité évidemment des sanctions disciplinaires. Moi, c'est un sujet qui me bouleverse.

JEAN-REMI BAUDOT
Combien de sanctions disciplinaires seront prises ?

SEBASTIEN LECORNU
Justement, je laisse le contradictoire se faire. Il y a du droit quand même derrière tout ça, et il faut que les choses soient convenablement faites. En tout cas, c'est bouleversant les témoignages qui remontent et je considère que porter l'uniforme justement donne plus de devoirs que de droits, puisque derrière il en va de l'image de l'institution, et donc je pense qu'il faut une rigueur absolument remarquable en la matière.

JEAN-REMI BAUDOT
Donc rapport publié mi-juin. Une date peut-être ?

SEBASTIEN LECORNU
Mi-juin mais au-delà du rapport surtout, il y aura des décisions qui iront avec le rapport. Les inspecteurs généraux ont fait un travail absolument remarquable avec beaucoup de rigueur, beaucoup d'honnêteté et vous verrez que l'institution militaire sera sûrement celle dans tous les #Metoo qu'on est en train de connaître là, dans différents secteurs, sera sûrement l'institution qui réagira le plus fortement en la matière.

JEAN-REMI BAUDOT
Sébastien LECORNU, ministre des Armées, merci beaucoup d'avoir été ce matin le grand témoin de Franceinfo.

SEBASTIEN LECORNU
Merci à vous

source : Service d'information du Gouvernement, le 3 juin 2024