Extraits d'un entretien de M. Stéphane Séjourné, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, dans "Le Journal du Dimanche", le 1er juin 2024, sur les conflits à Gaza et en Ukraine.

Prononcé le 1er juin 2024

Intervenant(s) : 

Média : Le Journal du Dimanche

Texte intégral

(...)

Q - La candidate aux élections européennes Rima Hassan vous a accusé d'être "influencé par le Crif" sous-entendant que le Crif dicterait certains de vos propos récents. Que lui répondez-vous ?

R - Rima Hassan m'a interpellé sur les réseaux sociaux en affirmant que la position de la France est dictée par le Crif. Sa déclaration renvoie au stéréotype du "Juif qui tire les ficelles". C'est insupportable. (...) Depuis le 7 octobre, nous avons réussi à empêcher l'importation du conflit israélo-palestinien en France. La position de la France, équilibrée, permet de dialoguer à la fois avec les Israéliens et nos partenaires arabes. Une grande partie de l'opinion publique française est à la fois terriblement choquée par les images de Gaza et terriblement choquée par les attaques du 7 octobre.(...)

Q - Cette position d'"équilibre" que vous adoptez n'est-elle pas une position contrainte par ce souci de ne pas importer un conflit, comme si notre politique étrangère était dictée par le risque d'embrasement des banlieues ?

R - Notre objectif est d'adopter une position qui soit à la fois utile et fidèle à nos valeurs. Le respect du droit international, notre demande de cessez-le-feu et le droit d'Israël à se défendre après les attaques du 7 octobre comme les aspirations légitimes des Palestiniens à un Etat sont des éléments qui fondent notre diplomatie et la position de la France. Aujourd'hui, nous sommes l'un des rares pays au monde capable d'accueillir à Paris cinq pays arabes pour discuter de la solution à deux Etats, tout en recevant, dans la même semaine, mon homologue israélien pour aborder le conflit.

(...)

Q - Emmanuel Macron est favorable à une reconnaissance de la Palestine "à un moment utile", mais pas sous le coup de "l'émotion". Quels sont les préalables d'une reconnaissance par la France de l'État palestinien ?

R - Nous privilégions une démarche diplomatique à une posture politique. La reconnaissance doit servir un processus de paix et à une sortie de crise. Il est essentiel de construire, en collaboration avec les partenaires arabes de la région, les conditions de la solution à deux Etats, et dans ce cadre-là, intégrer la reconnaissance, parce que c'est un levier pour la France. C'était le sens de la rencontre avec le président de la République et le groupe de contact de la Ligue arabe. Sur cette base, il faut construire une vision commune pour le jour d'après à Gaza.

En tant que grande nation diplomatique et membre permanent du Conseil de sécurité, la France ne peut se contenter d'un geste symbolique. Des conditions doivent être posées, telles que des réformes au sein de l'autorité palestinienne et des garanties contre l'antisémitisme, en accord avec nos valeurs. Enfin, cette démarche doit ouvrir la voie à une reconnaissance mutuelle. Il est crucial de considérer la reconnaissance comme un levier diplomatique et non comme une simple posture politique.

Q - Ne pensez-vous pas qu'une reconnaissance unilatérale d'un Etat palestinien après les attentats du 7 octobre puisse être perçue comme une "récompense" au terrorisme du Hamas ? Est-ce seulement envisageable alors que deux de nos compatriotes sont encore otages dans la bande de Gaza ?

R - La libération inconditionnelle et immédiate de tous les otages est notre priorité absolue. La semaine dernière a été marquée par la disparition d'un de nos compatriotes, Orion Hernandez, otage à Gaza. Depuis que j'ai pris mes fonctions, j'ai rencontré à quatre reprises les familles des victimes. Je continue à les suivre en lien permanent avec le centre de crise du Quai d'Orsay. Nous faisons tout notre possible pour obtenir des informations sur leur situation. Mais pour l'instant, nous n'avons malheureusement pas de nouvelles.

Q - La reconnaissance de l'existence d'Israël par l'ensemble des composantes palestiniennes fait-elle partie de vos conditions pour reconnaître un Etat palestinien, comme le suggère Nicolas Sarkozy ?

R - Cela fait partie des accords d'Oslo qui étaient fondés sur le fait que l'Autorité palestinienne reconnaisse l'État d'Israël, ce qui est le cas. Il est donc temps d'avancer. En fin de compte, il ne peut y avoir d'Etat palestinien sans qu'Israël reconnaisse l'Etat palestinien, et vice versa. La reconnaissance mutuelle, fondamentale, implique de recréer un environnement de sécurité collective. Cela s'annonce difficile et long. C'est d'autant plus important pour nous de garder un certain nombre d'outils diplomatiques à notre portée pour pouvoir faciliter cela le moment venu.

Q - Emmanuel Macron ne désespère pas de s'imposer comme l'architecte de la paix au Proche-Orient. Concrètement, alors qu'Israël est engagé sur deux fronts, comment la France compte-t-elle peser sur le Liban pour que le Hezbollah cesse ses bombardements ?

R - La France a un rôle clé pour éviter l'embrasement dans la région, notamment dans le sud du Liban. Actuellement, il y a entre 20.000 et 25.000 ressortissants français dans la région, ainsi que 900 militaires français engagés dans la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL) dans le sud du Liban. Nous avons formulé un certain nombre de propositions visant à établir des règles et à prévenir toute escalade dans la région. Les propositions qui ont été formulées sont appréciées, et nous sommes engagés avec toutes les parties. Cependant, il est difficile de progresser davantage sans une résolution du conflit à Gaza et sans un cessez-le-feu dans la région. J'ai échangé avec le ministre des Affaires étrangères libanais cette semaine. Le président en parlera aux Américains qui sont investis sur le dossier lors du déplacement de Joe Biden en France la semaine prochaine, et j'ai demandé également un retour sur nos propositions officielles de la part des Israéliens. La France reste en tout cas au contact des autorités libanaises et israéliennes et aura un rôle dans le Sud-Liban le moment venu avec nos propositions.

Q - Qu'en est-il précisément de cette initiative diplomatique et où en êtes-vous dans vos négociations ?

R - Il y a les paramètres des engagements respectifs des uns et des autres, pour éviter l'embrasement. Ces paramètres incluent notamment le rôle de l'armée libanaise et notre capacité à les former. Et puis, il y a le rôle des Nations unies, de nos troupes françaises et de la Finul pour sécuriser la zone. Tous ces paramètres sont inclus dans un document que nous avons proposé.

Q - Est-il seulement possible de négocier un accord avec le Liban quand l'instabilité politique y règne et que l'influence iranienne sur le Hezbollah n'a jamais été aussi grande ?

R - Vous connaissez l'engagement du président de la République à cet égard. Nous sommes attachés à ce que la classe politique libanaise élise un président. Parce que sans président, d'autres parlent à leur place. La politique libanaise se fait trop depuis l'étranger, et ce n'est jamais bon pour un pays. Des enjeux cruciaux tels que la possibilité de parvenir à un accord avec Israël sont fortement liés à la présence d'un président. Jean-Yves Le Drian se trouve actuellement sur place pour réunir différents partenaires, et nous continuerons à œuvrer dans les prochaines semaines. Je pense que certains au sein des responsables libanais sous-estiment le risque de guerre. Il est pourtant bien réel, aujourd'hui, dans le Sud-Liban et dans le Liban. Nous devons trouver, dans le cadre constitutionnel, les voies et les moyens pour eux d'aboutir sur un président qui soit élu.

Q - Aujourd'hui, la région pourrait-elle basculer dans un conflit généralisé ?

R - Ce n'est pas à écarter. C'est évidemment ce qu'on essaye d'éviter, mais ce n'est pas impossible. Et dans ces conditions, la France s'engage à proposer un cadre de négociation. Nous agissons en tant que facilitateurs en offrant des propositions pour éviter l'embrasement.

Q - Ce rôle de facilitateur que vous voulez avoir au Proche-Orient ne tendrait-il pas à s'inverser dans le cadre du conflit russo-ukrainien, où les prises de parole va-t-en-guerre d'Emmanuel Macron semblent participer d'un risque d'escalade ?

R - Nous ne pouvons pas nous limiter nous-mêmes face à un pays qui, dans sa posture expansionniste, ne se fixe aucune limite. La Russie est spécialisée dans l'ambiguïté stratégique. C'est la Russie qui nous a dupés au moment de l'invasion de l'Ukraine. Depuis la réunion du 26 février à Paris, il y a eu une prise de conscience européenne quant à la nécessité de parler le langage de la force pour être entendus. La Russie entretient d'ailleurs sa propre ambiguïté : ses menaces aux Baltes, aux Polonais ou à d'autres pays créent une incertitude sur ses prochaines cibles dans les mois ou les années à venir. Notre objectif est la paix. La stratégie, c'est le soutien à l'Ukraine. Nous ne sommes pas un pays belliqueux. Ceux qui ont envahi l'Ukraine, ce sont bien les Russes. Il y a là un agresseur et un agressé.

Q - Emmanuel Macron a annoncé autoriser l'emploi d'armes françaises contre des cibles en Russie. Ne serait-ce pas là un exemple supplémentaire d'imprudence ?

R - Les Américains sont sur cette ligne également, et les Allemands ont fait un pas dans cette direction. Nous partons du constat que l'Ukraine est en état de légitime défense, reconnu par le droit international. C'est aux Ukrainiens de déterminer leurs cibles pour défendre leur pays des attaques qu'il subit.

Q - Nous sommes à la veille du 80e anniversaire du débarquement de Normandie. En quoi cette cérémonie sera-t-elle mémorable ?

R - On va commémorer la paix, dans un monde en guerre. On a évoqué Gaza, on a évoqué l'Ukraine. N'oublions pas les nombreux autres conflits, notamment en Afrique, et les conflits souvent oubliés comme au Soudan. Cette commémoration doit imposer une réflexion. Pourquoi la France et ses voisins sont-ils épargnés sur leurs territoires ? Par la construction politique qu'est l'Union européenne. Le 9 juin, ne l'oublions pas.

Q - Combien de chefs d'Etat seront présents pour la cérémonie ?

R - Le président Biden sera présent ainsi que les chefs de gouvernement ou d'Etat de plus d'une quinzaine de pays dont l'Allemagne, l'Italie, le Canada, la Pologne, les Pays-Bas... Le prince de Galles représentera le Royaume-Uni lors de la cérémonie à Omaha Beach. Nous avons également décidé d'associer le président Zelensky à ces commémorations. La Russie, quant à elle, n'y a pas sa place. En devenant elle-même une puissance occupante et expansionniste, nous ne pouvions pas inviter leurs représentants pour célébrer cette victoire mondiale contre l'impérialisme.

Q - Au fond, ce ministère des Affaires étrangères ne devient-il pas une sorte de ministère de l'Intérieur bis ?

R - Il y a déjà un ministre de l'Intérieur, et il fait très bien son travail. Mais en effet, je suis convaincu que ce ministère revêt une importance bien plus significative dans la vie quotidienne des Français que ce que l'on pourrait imaginer. Il ne se limite pas seulement aux questions de sécurité, mais aussi au pouvoir d'achat, par exemple. Nos décisions ont un impact sur le quotidien de nos concitoyens. Lorsque l'on prend des positions sur le conflit israélo-palestinien, il peut y avoir des implications sur le territoire national. C'est à la fois un ministère du quotidien et un ministère des crises. La France est reconnue à l'international. En tant que ministre des Affaires étrangères, je fais partie des rares personnes à être reçues par les chefs d'Etat et de gouvernement de tous les pays visités. Cette réalité témoigne du statut de grande puissance diplomatique de la France, toujours attendue et écoutée. Nous avons su développer cette culture du non-suivisme. Je crois que cette singularité fait notre force dans le jeu politique international. Nous devons penser par nous-mêmes.

Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 juin 2024