Texte intégral
Deux enfants sont montés sur la branche d'un arbre et scrutent devant eux une rue aux maisons effondrées. Cette photographie, beaucoup à Saint-Lô, la connaissent. Elle date de l'été 1944 et vient en écho à d'autres images qui disent le destin singulier de la ville de Saint-Lô.
Image de ce 6 juin 1944 où la rumeur du débarquement remontant de la côte vient nourrir l'attente et l'espoir dans toute la Normandie. Rumeur devenue certitude pour les habitants quand ils aperçoivent les premiers parachutistes américains prisonniers, conduit à la kommandantur de la ville. Alors ce 6 juin ne présage rien d'autre que la Libération. Longtemps attendue. Le soir tombe sur la ville encore à l'heure allemande. Jacqueline Lecaplain, âgée de 15 ans, évoque ce dîner du 6 juin. Un dîner comme les autres, soudain interrompu par le grondement des avions, le balancement du parquet sous les secousses, les silhouettes vagues de ses parents dans un nuage de poussière, la ruée vers le jardin. Et cette vision d'une femme vêtue de noir qui apparaît en hurlant, le visage ruisselant de sang. Les mêmes images ou presque dans les yeux d'un autre témoin, Jean Roger. Le bruit fantastique de la première bombe. Les carreaux brisés. La cave de l'immeuble dans laquelle se réfugie la famille, Rue du Château. Les nouveaux arrivants pâles de poussière latente. La crainte de sortir trop tôt. Et à nouveau les bombes, le souffle chaud, les corps soulevés sur les cagots, la lumière coupée et les déflagrations qui s'espacent. Et puis, la fuite vers le tunnel, sous la place des Beaux-Regards. Et la course dans la ville dévastée. Partout, du feu, des ruines, de la poussière, des cris, des appels au secours, des fils électriques, des montagnes de gravats. Mémoire confuse et inoubliable de cette nuit du 6 au 7 juin, car après la première salve de 20h, les avions passèrent toute la nuit au-dessus de Saint-Lô. Le cœur médiéval de la ville, au sommet du rocher, est en flammes. Le palais de justice, la préfecture, l'hôtel de ville ne sont plus que ce mètre de débris fumants que les habitants contemplent au moment de se ruer vers les abris ou les chemins creux de la campagne.
C'est, disent encore les survivants, une ville comme un bûcher. " Une grande brûlerie ", selon le mot du poète Louis Beuve. Au matin, Saint-Lô pleure ses quelques 350 morts. La prison s'est effondrée sur ses 150 occupants, dont de nombreux résistants. Ces bombes qui tombèrent ce soir-là étaient celles des Alliés. Des avions américains et britanniques avaient visé Saint-Lô, centre routier, dans le cadre du grand plan de neutralisation des voies de communication, et ce, pour empêcher les renforts allemands de venir repousser le Débarquement. Et la ville, avec sa gare, sa garnison d'un millier de soldats ennemis à la caserne Bellevue, était une cible nécessaire, comme l'étaient les villes de la côte le long des dunes touchées avant Saint-Lô, comme celles qui furent, elles aussi, frappées cette nuit-là : Coutances, Flers, Lisieux, Caen, Vire, Condé-sur-Noireau, Pont-l'Evêque, Saint-Lô. Cibles nécessaires dont les alliés avaient pensé avoir averti les habitants en larguant, avant les bombes, les tracts les enjoignant à partir. Tracts hélas dispersés loin de la ville, dans les vents mauvais de cette nuit de juin.
Saint-Lô, ville martyre sacrifiée pour libérer la France. Saint-Lô et son tunnel creusé par les Allemands, dans lequel tant d'habitants se réfugièrent, comme Auguste Lefrançois, un pharmacien qui raconte les mines prostrées des occupants. Saint-Lô encore frappée les jours suivants, quand les bombes tombent dans des rues vides, les 10?000 habitants de la cité s'étant jetés sur les routes de l'exode. Saint-Lô, ville de rues mêlées aux éboulis de bâtiments à terre. Saint-Lô, année zéro, " Saint-Lô, capitale des ruines ", écrira un infirmier irlandais du nom de Samuel BECKETT, venu sur place l'année suivante, hanté à jamais par ce cauchemar d'une humanité perdue en attendant le chaos. Revient alors l'image de ces deux enfants devant la rue effondrée. Ces deux enfants, Max et Jean Robin, sont photographiés rue des Noyers au mois d'août. De retour à Saint-Lô, passant devant leur maison, rue Porte-au-Four, dont il ne reste rien, cherchant les traces de leur père, Raymond Robin, ces deux enfants apprirent quelques jours plus tard que ce dernier avait été arrêté par les Allemands et fusillé, comme d'autres résistants, dans la ferme de Beaucoudray.
Saint-Lô, capitale de la douleur, capitale d'une Normandie du sacrifice, avec toutes ces autres villes frappées par les bombardements, les combats contre les Nazis. L'été 1944 fut celui des 13?000 civils morts, disparus au cours de cette bataille où le sort du monde se jouait. Mémoire saisie par Patrick MODIANO dont l'enfance eut pour décor ces haras où nous nous trouvons et dont les phrases, les images intimes, furent hantées par ces spectres, les continents opaques, cette mémoire grise. Mémoire grise des tombes anonymes du cimetière de Saint-Lô, juste à côté d'ici, où les victimes méconnaissables furent parfois enterrées sans leur nom.
Mémoire inconfortable parce que ces morts des bombardements furent les victimes de notre combat pour la liberté et la patrie. Oui, huit décennies plus tard, la nation doit reconnaître avec clarté et force les victimes civiles des bombardements alliés en Normandie et partout sur notre sol. Nous devons porter cette mémoire en pleine lumière, regarder notre histoire comme ces deux orphelins. Regardez leur ville détruite avec tristesse et lucidité. Alors, d'autres images viennent à l'esprit quand la mémoire de cet été de 1944 revient. Ce cercueil sanglé du drapeau étoilé amené au milieu des ruines de l'église Sainte-Croix le 18 juillet, pour respecter la dernière volonté d'un héros, Thomas D. Howie, commandant du troisième bataillon américain, fauché par un éclat de mortier la veille. Lui qui s'était juré d'entrer le premier dans la ville libre. Alors, reviennent ces images de ces frères d'armes, ces soldats américains menant les combats dans le bocage au cours de ce qu'on appela la guerre des haies et qui dura tout le mois de juillet. Soldats alliés avançant contre l'ennemi au rythme lent des assauts et des retraites libérant la région champ après champ, rangée de pommiers après rangée de pommiers. Ces baraquements américains pour reloger une ville devenue vagabonde. Tentes et lits des sauveurs de la Croix-Rouge irlandaise qui permirent de prendre en charge la masse des blessés à Saint-Lô. Alliés et Français ensemble prenant tous les risques pour secourir d'autres Français. Les traces de cette dette de sang, ce pacte indissoluble d'amitié et de liberté avec nos alliés Américains, ce jumelage de Saint-Lô avec la ville de Roanoke en Virginie, dont la plupart des libérateurs étaient originaires. Don Américain pour bâtir le centre hospitalier Mémorial France-États-Unis, qui plaça après la guerre Saint-Lô à la pointe du progrès ou ces fleurs posées par des gardiens de mémoire sur les tombes de soldats américains morts ici.
Non. Jamais, jamais à Saint-Lô, le chagrin ne s'est mêlé à la haine, au contraire. La mémoire des habitants a toujours tenu ensemble le deuil et la reconnaissance. La cendre des morts et la fleur de la liberté. Saint-Lô, ville qui reçut la croix de guerre et la Légion d'honneur pour ses épreuves et son courage, s'est relevée et s'est reconstruite. 4 ans durant, les habitants ont vécu dans les gravats qu'évacuaient les premiers déblaiements. Mais la cité, presque entièrement détruite, fut rebâtie. Selon les plans des meilleurs architectes André Hilt puis Marcel Mercier, avec des rues plus larges, des équipements plus salubres, et fort gigantesques de la nation pour se relever et ajouter l'empreinte du progrès sur les vestiges du jour sans rien occulter. Mais avec l'ambition de conquérir l'avenir. Ainsi de l'église Notre-Dame, dont la façade ne fut pas ressuscitée, mais reconstruite en schiste vert, couleur de l'espérance, ainsi de l'église Sainte-Croix qui accueillit le corps du major Thomas D. Howie, et dont le clocher du XXème siècle a remplacé l'édifice roman, balayé par un obus allemand. Et aujourd'hui, pour qui la découvre, toute la ville se présente ainsi palimpseste de douleur et des progrès conquis. Alors aujourd'hui, l'image des deux orphelins de la rue des Noyers nous frappe encore. Ils sont les enfants d'une génération qui a dû affronter la barbarie nazie, connu les horreurs de la guerre et puis le temps de la reconstruction. Deux enfants de Saint-Lô. Orphelins dans le siècle, la mémoire et l'espoir. La douleur et la grandeur. Saint-Lô pour la nation. C'est tout cela. Et nous ne l'oublions pas.
Vive la République ! Vive la France !