Entretien de M. Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, avec France 2 le 5 novembre 2024, sur l'élection présidentielle aux États-Unis et le conflit au Proche-Orient.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France 2

Texte intégral

Q - Bonjour Jean-Noël Barrot.

R - Bonjour.

Q - Merci d'être avec nous ce matin. C'est donc le jour J aux Etats-Unis, mais c'est le monde entier qui retient son souffle, la France aussi. Est-ce qu'elle est inquiète - par votre voix, celle de la diplomatie française - face à la perspective d'un possible retour de Donald Trump à la Maison-Blanche ?

R - Je crois que ce n'est pas tout à fait la question. Vous savez...

Q - C'est quand même la question.

R - La France et les Etats-Unis ont des liens de très longue date. Nous avons survécu à 59 élections présidentielles aux Etats-Unis, nous pourrons survivre à la 60e. C 'est un choix souverain du peuple américain, et nous prendrons le président que les Américains nous donneront.

Q - Il faudra faire avec. C'est ce que vous dites.

R - Absolument.

Q - Que ce soit Donald Trump ou Kamala Harris.

R - Que ce soit Kamala Harris ou Donald Trump. Et je rappelle qu'entre 2016 et 2020, nous avons eu affaire à une administration Trump. Et donc nous nous tenons prêts, le cas échéant, à faire avec une nouvelle administration Trump.

Q - Il y a eu des souvenirs, justement, il y a des souvenirs de cette période 2016-2020. Donald Trump avait renoncé à certains traités, on se souvient notamment de l'Accord de Paris sur le climat, il avait plus ou moins tourné le dos à l'OTAN et en tout cas critiqué cette institution. Depuis sa défaite en 2020, il est allé encore plus loin, au moins dans ses déclarations. Je vous en cite une : il avait dit, au début de cette année, qu'il ne viendrait pas en aide aux Européens s'ils étaient attaqués. Est-ce que, quand même, dans les chancelleries, on prend en compte ce genre de menaces ?

R - Je crois qu'il faut que l'Europe sorte de son complexe d'infériorité, qu'elle se réveille et qu'elle se muscle. Qu'elle se muscle sur le plan militaire, sur le plan industriel, sur le plan commercial. Cette idée simple, la France la porte avec force depuis sept ans maintenant, par la voix du Président de la République notamment. Il est temps, plus que temps de la mettre en oeuvre.

Q - Mais sur l'Ukraine par exemple, une victoire de Donald Trump, qui ne veut plus - en tout cas il l'a dit - apporter de l'aide, qui est aujourd'hui celle des Etats-Unis, c'est le premier contributeur, on le rappelle. Est-ce que ça ne serait pas une bonne nouvelle pour Vladimir Poutine ? Est-ce que cela ne changerait pas le cours de la guerre là-bas ?

R - Je ne crois pas que Donald Trump voudra avaliser la plus grande annexion territoriale de notre histoire depuis 75 ans. D'abord parce que ce serait oublier qu'aucune paix juste et durable ne peut être conclue dans le dos des Ukrainiens et par-dessus la tête des Européens. Mais ce serait surtout consacrer définitivement la loi du plus fort, ce qui entraînerait des conséquences très lourdes, non seulement pour le continent européen, mais pour le reste du monde.

Q - Et pourtant il l'a dit, il réduira, il réduirait en tout cas cette aide américaine. Dès lors, vous étiez il y a quelques jours en Ukraine, comment l'armée ukrainienne pourrait-elle tenir face aux Russes, aidés aujourd'hui même par les Nord-Coréens, s'ils n'ont plus l'aide américaine telle qu'elle est aujourd'hui ?

R - D'abord nous venons de signer - les Etats-Unis y ont contribué - un prêt de 50 milliards d'euros qui va être consenti à l'Ukraine et qui est fondé...

Q - Qui engagera donc la prochaine administration ?

R - ...et qui est fondé sur les revenus d'aubaine tirés des actifs russes que nous avons immobilisés. D'autre part, puisque vous parlez de la Corée du Nord, c'est évidemment une escalade très grave. C'est une exportation de cette guerre vers l'Asie, mais c'est aussi un signe de très grande vulnérabilité de la Russie, dont je rappelle qu'elle est au bord, aujourd'hui, de l'asphyxie - rappelons-le - avec un déficit budgétaire abyssal, des difficultés à recruter des déficits, des difficultés à mobiliser et des taux d'intérêt aujourd'hui à 21%.

Q - Mais Monsieur Barrot, cet accord que vous venez de mentionner, est-ce qu'il engagera la prochaine administration si elle était gouvernée par Donald Trump ? Est-ce que vous n'avez pas peur qu'il dénonce ce qui a été signé il y a il y a quelques semaines ?

R - Il y a quelques semaines, 20 milliards d'euros qui viendront s'ajouter aux 20 milliards d'euros européens. Je crois que, une fois que c'est signé, c'est bon pour accord.

Q - Cette élection aux Etats-Unis se déroule dans une situation de tension extrême, inédite. On voit des barricades érigées autour de certains édifices publics à Washington, des menaces de contestation par la force des militants trumpistes, si leur champion ne gagnait pas l'élection. Est-ce que vous, en tant que militant politique, vous étiez membre du Modem, vous l'êtes toujours, ça vous inquiète sur l'état de la démocratie américaine aujourd'hui, et même la démocratie en général ?

R - Oui, je regrette la brutalisation, la polarisation du débat démocratique. Ce n'est pas tout à fait nouveau et ça ne se limite pas aux Etats-Unis malheureusement. Et ça appelle de notre part un sursaut, je crois. Ceci étant dit, je souhaite que ces élections puissent se dérouler dans le calme. En démocratie, nous avons une règle simple pour trancher les différends : celui qui rallie la majorité des électeurs l'emporte. Je crois qu'il faut que celui qui sera vaincu reconnaisse au plus vite l'élection pour que nous puissions avancer...

Q - Mais vous avez des doutes là-dessus ? Quand vous voyez ce qui se passe, on voit les reportages tout au long des journaux, de ces militants qui disent déjà que les élections sont truquées par les démocrates. En tout cas, côté républicain, ils le disent.

R - J'ai confiance dans la démocratie américaine et je souhaite que ce processus, qui va s'étirer jusqu'au mois de janvier, se fasse dans le calme. Personne ne veut revivre l'assaut du Capitole de 2020.

Q - Au Proche-Orient, quel que soit le vainqueur, là aussi, de la présidentielle américaine, il y aura une influence. On sait que Donald Trump est beaucoup plus aligné sur la position, sur la stratégie en tout cas, de Benyamin Netanyahou. Est-ce que vous voyez un changement possible après cette élection ?

R - Dans tous les cas, les Etats-Unis ont un rôle essentiel à jouer dans le règlement du conflit israélo-arabe. Ça a été le cas par le passé. Je rappelle qu'en 1982, c'est l'interruption par Reagan des livraisons d'armes à Israël qui a mis fin à la guerre dévastatrice au Liban. Ensuite, nous serons aux côtés des Américains, comme nous l'avons fait depuis un mois, notamment pour le Liban, pour proposer des formules de paix permettant d'assurer une paix juste et durable dans la région.

Q - Que peut faire la diplomatie française aujourd'hui alors que les armes ne se taisent pas ? Pas de cessez-le-feu, ni à Gaza, ni au Liban où vous vous étiez rendus - c'était votre premier voyage de ministre des affaires étrangères. Qu'allez-vous faire maintenant ?

R - La France peut mobiliser la communauté internationale. C'est ce que nous avons fait il y a 10 jours, le 24 octobre à Paris, en levant un milliard d'euros pour le Liban. Et la France a aussi une vocation à porter des messages, et c'est pourquoi j'irai demain soir en Israël et dans les territoires palestiniens pour y rencontrer les autorités, pour y rencontrer les acteurs humanitaires, pour porter la voix de la France dans cette région, où la guerre a beaucoup trop duré et où le recours à la force doit désormais céder la place au recours au dialogue et à la diplomatie.

Q - Donc je viens d'enregistrer, vous allez vous rendre en Israël demain. Les relations entre Israël, entre l'Etat hébreu, et la France se sont un petit peu détériorées ces derniers ces dernières semaines, notamment après les déclarations d'Emmanuel Macron sur la création d'Israël par l'ONU, qui ont fortement déplu à Benyamin Netanyahou. Vous y allez aussi pour recoller les morceaux ? Est-ce que vous allez rencontrer M. Netanyahou ?

R - Le dialogue n'a jamais été rompu et d'ailleurs le Président de la République a eu le Premier ministre israélien à de nombreuses reprises. Nous allons poursuivre les discussions de paix engagées il y a un mois sous l'égide des Etats-Unis et de la France pour formuler, pour le Liban, les conditions d'une paix juste et durable.

Q - Mais vous allez encore une fois exiger un cessez-le-feu à un homme, M. Netanyahou, qui a dit que pour l'instant, il n'en veut pas.

R - Non seulement un cessez-le-feu, mais aussi le respect du droit international, du droit international humanitaire. Les violations sont inacceptables et elles doivent cesser.

Q - En France, des militants pro-palestiniens exigent l'annulation du match France-Israël qui doit avoir lieu le 14 novembre au Stade de France. Ils ont pénétré hier dans la Fédération française de football. Qu'en pensez-vous ? Il faut que ce match ait lieu ou pas ?

R - Il faut cesser d'importer ce conflit dans le débat public en France. La semaine dernière, c'est Sciences Po Strasbourg qui mettait fin, de manière inacceptable, à une coopération avec une université israélienne. Aujourd'hui, c'est le sport. Cessons d'importer le conflit dans notre pays.

Q - Ça veut dire que ce France-Israël, il doit avoir lieu le 14 novembre au Stade de France...

R - Bien sûr...

Q - ...comme c'est prévu, même s'il pourrait y avoir des débordements à cette occasion ?

R - En tout cas, il est hors de question de boycotter des universités, de boycotter le sport. La guerre n'a rien à faire avec ces affaires-là.

Q - Une image a fait le tour du monde, enfin depuis ce week-end : celle de cette jeune fille, cette jeune étudiante iranienne marchant - on va peut-être voir l'image - en sous-vêtements dans une rue de Téhéran, défiant ainsi l'ordre islamique imposé par le régime iranien. Que savez-vous d'abord du sort de cette jeune femme qui, on l'a vu aussi dans les images, a été arrêtée manu militari ?

R - Je salue le courage de cette jeune femme qui fait là un acte de résistance, et qui s'est hissé au rang d'icône. Icône pour le combat des femmes en Iran, pour le combat des femmes partout où leurs droits sont menacés...

Q - Et qu'est-ce-que ça change ? Il y a eu d'autres contestations...

R - ..., et la France se tient aux côtés d'elles en Iran, en Afghanistan et ailleurs, et fait sienne leur cri de ralliement "Femme, Vie, Liberté". Notre ambassadeur en Iran suit très attentivement sa situation et nous en rend compte heure par heure.

Q - Merci beaucoup Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des affaires étrangères d'avoir été notre invité ce matin.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 novembre 2024