Texte intégral
Q - C'est sûr que "Le monde tremble", c'est le titre qu'a choisi la Provence à sa Une ce matin. C'est le cas, Benjamin Haddad ? Parce que l'incertitude du résultat pèse non seulement sur le futur de la démocratie américaine, mais sur l'ensemble de la planète ?
R - L'ensemble de la planète, à un moment où on a une guerre, nous, la guerre d'agression de la Russie contre l'Ukraine, sur notre continent, à nos portes. Et bien sûr que cette élection aura des conséquences sur les relations avec l'Europe et sur l'Europe. Et au fond, on peut déjà en tirer une conclusion avant même de connaître le nom du vainqueur : c'est qu'on ne peut pas, nous, Européens, être suspendus au résultat d'une élection américaine tous les quatre ans, pour notre propre sécurité, pour notre souveraineté. On ne peut pas scruter chaque district du Michigan et du Wisconsin pour savoir si l'Ukraine, demain, pourra être en capacité de se défendre contre la Russie. Et donc la conclusion qu'on doit en tirer, c'est au fond d'investir dans notre propre sécurité, dans notre défense, dans notre industrie. Le rapport Draghi, l'ancien gouverneur de la Banque centrale européenne, qui a été publié il y a quelques semaines, a montré aussi le décrochage industriel des Européens, quand on regarde les innovations d'avenir, l'intelligence artificielle, le quantique, quand on voit l'industrie de défense. Donc à ce moment, qui est si critique pour notre sécurité, il faut qu'on soit capables de, collectivement, de façon unie et soudée, se donner les moyens d'exister, de peser sur la scène internationale. C'est la seule façon de ne plus être dépendants de ce qui se passe aux États-Unis tous les quatre ans. Mais je dirais même que c'est aussi la façon de pouvoir reconstruire, sur de nouvelles bases, cette relation avec les États-Unis. Parce qu'on voit bien que, quel que soit le candidat élu, il y a des tendances de fond. Le protectionnisme qu'on a vu aussi sous l'administration Biden, avec l'IRA [Inflation Reduction Act], avec la poursuite de certains tarifs douaniers de l'administration Trump, la priorité qui est donnée à l'Asie avec la rivalité avec la Chine. Toutes ces tendances font qu'on doit être capable de se prendre en charge, de prendre notre destin en main, pour aussi rééquilibrer cette relation transatlantique qui, de toute façon, est en train d'évoluer, que ce soient les républicains ou les démocrates.
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Q - On se souvient qu'en Pennsylvanie, État important, on l'a rappelé tout à l'heure, avec 19 grands électeurs, on avait passé trois jours à dépouiller les enveloppes, les résultats des votes par correspondance qui ne seront ouverts qu'à la fin du scrutin physique d'aujourd'hui. Et donc, il n'y a aucune raison que ça soit plus court cette fois-ci.
Q - Ou plus serein, parce qu'à défaut d'une éruption de violence, on peut craindre une guérilla judiciaire. Parce que Donald Trump dit "je reconnaîtrai ma défaite si elle est juste." On peut mettre tout et n'importe quoi dans cette déclaration.
R - Oui, alors il y a des spécificités au vote, vous venez de le mentionner, mais on doit quand même regarder avec beaucoup de vigilance ce qui se passe. Parce qu'aucune de nos démocraties en Europe n'est à l'abri. Vous avez parlé des ingérences, des attaques hybrides de pays comme la Russie. On les a vécues nous-mêmes. On s'est donné les moyens de se défendre ces dernières années, précisément contre ce type d'ingérence dans nos démocraties, mais on le voit d'ailleurs à nos portes. On a vu ce qui s'est passé en Moldavie ou en Géorgie encore récemment. Mais au-delà de ça, en effet, il y a le phénomène de polarisation extrême que créent les réseaux sociaux, avec la propagation de fake news, de désinformation, et puis un phénomène où en réalité, de plus en plus, les gens vont être enfermés dans des formes de bulles cognitives, où on ne se parle plus. Et ça crée – je l'ai vu quand j'ai vécu aux États-Unis – non seulement un combat politique, on va dire qu'il y a un combat politique normal où on s'affronte avec des idées, des programmes ; mais là, vraiment une situation où on remet en cause même la légitimité de l'autre, la légitimité de la victoire de l'autre. Et ça, c'est effectivement ce clivage qui est exacerbé, notamment par les réseaux sociaux et par la façon dont les débats d'information sont structurés. Ça doit nous interpeller. Et c'est pour ça d'ailleurs, en Europe, vous savez que ces dernières années, on a beaucoup poussé la question de la responsabilité des plateformes avec le Digital Services Act, par exemple, le DSA, pour lutter contre la haine en ligne, contre la désinformation, contre les fakes news, sur les réseaux sociaux précisément.
Q - En France, le temps de parole d'Elon Musk serait décompté, j'imagine.
R - Alors effectivement, en France. Mais vous l'avez dit, vous avez parlé tout à l'heure des montants. En France, non seulement, on a les temps de parole, les dépenses électorales sont plafonnées très, très, très en deçà. Et en effet, il y a des règles par exemple sur le fait de ne pas s'exprimer les deux jours qui précèdent l'élection.
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Q - Mais cette ère du mensonge généralisé, c'est un poison.
R - Oui. Parce qu'encore une fois, vous l'avez mentionné, en fait, l'objectif, et c'est ce qu'on a vu notamment à travers les opérations de désinformation russe ces dernières années, c'est de mettre en doute la possibilité même d'une vérité. C'est-à-dire qu'on n'essaie même plus de proposer un scénario alternatif, c'est l'érosion même de la possibilité d'avoir une vérité objective. Et quand on n'est plus capable, effectivement dans une démocratie, au moins de se mettre d'accord sur un constat ou une vérité, dont après on peut débattre des solutions, des programmes à mettre en œuvre, mais sur le constat de départ, là effectivement on arrive sur une pente glissante qui est dangereuse.
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Q - Sur l'Ukraine, Donald Trump a dit deux choses. La première, c'est qu'il réglerait le conflit... "Fix it" C'est son slogan maintenant. "Trump will fix it." Il va régler tous les problèmes. Il y a des produits ménagers qui ont fait leur publicité là-dessus, ça permet de tout nettoyer. Trump, c'est tous les problèmes. Donc il va régler ça en 24 heures. Et la deuxième chose, c'est qu'il agirait, il prendrait des contacts, il agirait avant même son investiture prévue le 6 janvier s'il est élu. Ce qui, a priori, est illégal et inconstitutionnel. Que penser de ces deux vantardises ?
R - Quelque chose de très simple. J'en reviens à ce que je disais tout à l'heure. La guerre en Ukraine, ça concerne en premier lieu notre sécurité. Ce serait une erreur historique d'abandonner les Ukrainiens pour les États-Unis. Ce serait aller, à mon avis, contre leurs intérêts d'ailleurs. Ça créerait un précédent. Si on imposait une forme de capitulation, ça créerait un précédent et une forme d'instabilité aussi sur d'autres théâtres, quand on pense à l'Asie. Mais au-delà de ça, si on veut peser, nous, Européens, il faut qu'on se donne les moyens de continuer à aider les Ukrainiens, quoi qu'il arrive. Continuer à les aider avec l'aide militaire, l'aide économique. Je voudrais rappeler d'ailleurs sur ce sujet, parce qu'on ne le dit pas suffisamment, mais quand on regarde l'aide économique, humanitaire, militaire des Européens combinée, elle est supérieure aujourd'hui à celle des États-Unis envers l'Ukraine, parce que c'est la stabilité et la sécurité du flanc est de l'Europe et la possibilité, demain, d'avoir la Russie aux portes de l'OTAN, de la Pologne et des Pays baltes. Donc, il faut qu'on se donne les moyens et faire en sorte que ce conflit ne trouve pas de solution sans les Européens et sans les Ukrainiens. Vous savez, les Anglo-Saxons, ils ont une expression : "si vous n'êtes pas autour de la table, vous êtes sur le menu." Et donc là, en effet, c'est la sécurité des Européens qui se joue. Et donc, donnons-nous les moyens, là aussi, de donner aux Ukrainiens les moyens de se battre. Et la seule façon de mettre fin à cette guerre, c'est de rétablir le rapport de force, le rapport de force le plus favorable possible sur le terrain, sur le plan militaire pour les Ukrainiens, pour qu'ils puissent, le cas échéant, engager une négociation comme ils le souhaitent, comme le président Zelensky le demande lui-même.
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Q - Vous avez un homologue américain, justement ? Il n'y a personne attaché aux affaires européennes ? Ils s'en fichent complètement ?
R - Alors, si, il y en a au département d'État. Mais cela dit, la remarque que vous faites est importante, parce que c'est vrai que quand on vit aux États-Unis, on voit bien que l'Europe est beaucoup moins centrale dans les informations, dans l'actualité politique, que les États-Unis ne le sont ici. Il y a une véritable asymétrie. C'est un peu la page 32 encart B du Washington Post, l'Europe. Donc ça aussi, il faut qu'on en soit conscient. Quand les dirigeants américains se réveillent, ils n'ont plus l'Europe aujourd'hui au cœur. C'était peut-être le cas de Joe Biden, parce qu'il vient d'une génération de politiques de la guerre froide. Il a cette vision très transatlanticiste, qui est, à mon avis, moins centrale aujourd'hui dans la nouvelle génération, aussi bien démocrate que républicaine, aux États-Unis.
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Q - Benjamin Haddad, l'ancien commissaire européen, Thierry Breton a tenté de se battre contre TikTok. En Chine, ce ne sont pas les mêmes algorithmes qu'en Europe ou aux États-Unis. Pourquoi l'Europe n'arrive pas à faire plier TikTok ?
R - C'est toujours un travail qui est en cours avec ce dont on a parlé tout à l'heure, le DSA, la lutte contre la haine en ligne, la désinformation. Mais évidemment que les plateformes ont une responsabilité. Vous avez parlé... Déjà, en général, je dirais, les réseaux sociaux, sur l'impact sur la santé mentale, au-delà même de la question des algorithmes et les bulles dans lesquelles ça enferme, le sentiment d'isolement. Et en effet, on a vu, notamment à travers les cas de cyberharcèlement, la façon dont il y a un sentiment d'anonymat qui renforce aussi les attaques. Les algorithmes qui les amplifient, comme vous venez de le démontrer. Et bien sûr, les plateformes ont une responsabilité. C'est une question qu'on doit poser aussi bien au niveau européen qu'au niveau national. Ça fait partie d'ailleurs des chantiers qui avaient été lancés par Gabriel Attal quand il était ministre de l'éducation nationale. Il avait sensibilisé sur cette question du harcèlement où la parole doit se libérer. Les sanctions aussi doivent se renforcer contre ceux qui harcèlent. Et après poser la question, en effet, des plateformes de réseaux sociaux et de leur responsabilité là-dessus.
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Q - Mais il faut aller au-delà, sans doute, de la régulation. Il faut des mécanismes qui permettent d'alerter. On l'a fait pour les contenus terroristes. Moi, je me souviens, j'étais à Paris quand on a lancé l'Appel de Christchurch pour enlever très rapidement les contenus terroristes. Il faut vraiment se mettre tous ensemble pour que ces contenus soient supprimés et ne soient jamais postés, d'ailleurs.
R - Oui, on l'a fait pour les contenus terroristes. On l'a fait pour la pédopornographie. Et en effet, comme le dit Philippe Etienne, ce qui est intéressant, c'est que ce sont des débats qui ont été lancés en Europe. On a été assez pionniers sur le sujet. Mais maintenant, en effet, ils ont franchi l'Atlantique. Et on voit d'ailleurs qu'à certains égards, parfois, sur ces questions de régulation, les Américains, maintenant, sont parfois plus ambitieux aussi bien sur la question de la régulation du contenu, la responsabilité des plateformes, que d'ailleurs sur leur taille et les comportements monopolistiques. Et donc, il y a des vrais débats aussi aux États-Unis sur ces sujets. Et donc, il y a peut-être, effectivement, maintenant, l'opportunité de travailler de façon transatlantique là-dessus.
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Q - Benjamin Haddad, vous qui êtes ministre délégué en charge des affaires européennes. La France soutient cette femme en particulier ? Vous ne croyez pas la version officielle iranienne ?
R - Bien sûr. On est tous admiratifs devant le courage qu'a démontré cette jeune femme. Toutes les femmes iraniennes qui se battent pour leur liberté face à un régime qui les oppresse, le régime des Mollahs, qui est le même régime qui alimente l'instabilité aussi dans la région, en soutenant des proxys, en soutenant des mouvements terroristes...
Q - Mais vous comprenez pourquoi le message, le tweet de Sandrine Rousseau, indigne et choque ?
R - Moi, je n'ai pas envie de polémiquer là-dessus. Vous savez, je pense qu'il faut être d'une fermeté absolue face à l'islamisme pour défendre le droit des femmes, pour défendre la laïcité. Encore une fois, j'ai été admiratif du courage de cette femme, comme beaucoup en voyant ces images.
Q - Merci beaucoup Benjamin Haddad, ministre délégué chargé de l'Europe.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 novembre 2024