Texte intégral
Q - Bonjour, Benjamin Haddad.
R - Bonjour.
Q - Avant d'entrer en politique, je le rappelle, vous avez vécu de 2014 à 2022 aux États-Unis. Vous étiez alors chercheur en relations internationales, basé à Washington. Donald Trump en route pour une probable victoire – vous avez donc vécu la première victoire de Donald Trump, vous étiez à Washington à ce moment-là – avec des scores bien plus nets que ce à quoi on s'attendait. Comment vous réagissez à ces résultats ?
R - Il faut attendre qu'ils se confirment, mais déjà, vous le savez, les États-Unis sont nos alliés. Donc nous, on travaillera avec le président américain élu, quel qu'il soit. On a travaillé avec Donald Trump pendant le premier mandat d'Emmanuel Macron, entre 2016 et 2020. Il faudra trouver les moyens de travailler sur nos intérêts en commun. Mais fondamentalement, ce que je vois – et c'est ce que j'avais ressenti déjà lors du premier mandat – c'est que la réponse, elle est chez nous, elle est en nous – c'est la capacité pour les Européens de prendre en charge leur propre destin, leur sécurité, au moment où on voit effectivement cette tendance aux États-Unis.
Q - On va y revenir évidemment, mais là, on voit bien qu'il y a eu une forme de naïveté, il y a eu une forme d'incompréhension sur les raisons qui pourraient à nouveau porter Donald Trump au pouvoir, voire une forme de déni. Dans un livre que vous avez publié en 2019 qui s'intitulait "Le paradis perdu", vous l'avez écrit, Benjamin Haddad : "Donald Trump n'était pas une parenthèse. Donald Trump n'a jamais été un accident de l'Histoire".
R - Oui, exactement. C'est ce que je pense. Je pense qu'il était l'accélérateur de tendances plus profondes qu'on a vues dans la démocratie américaine, dans son rapport au monde, au protectionnisme, à la politique étrangère. Au fond, il y a eu trois écueils en 2016. Le premier, c'est de ne pas avoir voulu voir les sujets qui ont fait le succès de Donald Trump : la question de la désindustrialisation, la question de l'immigration, le rejet aussi de l'interventionnisme en politique étrangère, et ce que ça veut dire effectivement pour nous, Européens, mais pour nous aussi, je dirais, modérés, pro-Européens en Europe. Le deuxième, c'est d'avoir cru en effet que c'était une parenthèse de l'Histoire, et que tout allait revenir à la normale quatre ans plus tard, et qu'on allait pouvoir repartir sur cette relation transatlantique sur les mêmes bases. Et puis la dernière, au fond, ça a été d'aller à Washington, en tant qu'Européens, en rangs dispersés, de privilégier des relations bilatérales, souvent transactionnelles. Et une fois de plus, c'est l'unité européenne, c'est la souveraineté européenne qui permettra à la fois de défendre notre sécurité et nos intérêts, mais aussi de réinventer cette relation transatlantique sur des bases plus équilibrées. C'est le message que portent la France et le Président de la République depuis 2017.
Q - Oui, c'est ça. Mais il est là l'enjeu : on va voir combien de temps l'unité européenne va pouvoir faire bloc et faire front. Et comme vous dites, est-ce que les Européens, est-ce que les 27, ne vont pas aller à Washington en ordre dispersé ? Prenons les dossiers qui sont au cœur de ces enjeux américano-européens, les uns après les autres. La défense, d'abord. Est-ce que l'Europe a la volonté, est-ce que l'Europe a les moyens de se défendre, Benjamin Haddad ? Est-ce qu'elle a les moyens de prendre en main sa sécurité ?
R - Mais de toute façon la réponse est simple : elle n'a pas le choix. On a aujourd'hui une guerre à nos frontières, la guerre d'agression de la Russie contre l'Ukraine, qui a un impact direct sur notre sécurité. Les Européens ne peuvent pas accepter que leur sécurité se décide sans eux, que demain, on impose une capitulation aux Ukrainiens sans les Ukrainiens, sans les Européens. Nous devons nous donner les moyens de continuer à soutenir les Ukrainiens, de continuer à défendre l'Ukraine. C'est la condition de notre sécurité. Si on veut pouvoir être entendus, il faut qu'on soit capables de peser sur le plan économique, en réinvestissant dans notre compétitivité, c'est ce qu'a montré le rapport Draghi. Sur le plan militaire...
Q - Mais l'Ukraine, d'abord. À une mère de famille ukrainienne qui se réveille et qui découvre comme moi les résultats ce matin, qu'est-ce que vous pouvez lui dire ? Que c'est une victoire annoncée pour Vladimir Poutine ?
R - On lui dit que ce serait une erreur historique, pour les Européens comme pour les Américains, d'abandonner les Ukrainiens, que c'est notre responsabilité à nous, Européens, de continuer à soutenir l'Ukraine parce que c'est la condition de notre sécurité, et que si nous, Européens, voulons peser dans les débats qui vont s'ouvrir à la fois sur le plan économique, commercial et sur le plan militaire, il faut effectivement qu'on investisse dans notre sécurité, qu'on prenne notre destin en main, parce que fondamentalement, sinon, les décisions seront prises sans nous. Les Américains disent : "Si vous n'êtes pas autour de la table, vous êtes au menu." C'est ça aujourd'hui qui se joue pour les Européens.
Q - Si vous n'êtes pas autour de la table, vous êtes au menu ? Viktor Orban, qui est le Premier ministre hongrois, on l'a entendu tout à l'heure, se félicite déjà d'une belle victoire de Donald Trump. Il est du côté de Vladimir Poutine, il est du côté de Donald Trump pour faire cesser la guerre en 24 heures, comme l'a promis Donald Trump. Est-ce qu'à votre avis, il peut y avoir un axe Washington-Budapest, un nouveau pivot de la relation transatlantique ?
R - La division des Européens, elle nous nuirait à tous, à la fois collectivement, mais même individuellement, si on veut être capables de défendre nos intérêts. Mais moi, je voudrais plutôt souligner les déclarations que j'ai entendues chez certains. Par exemple ce week-end, un tweet du Premier ministre polonais, Donald Tusk, qui a dit : "Que ce soit Kamala Harris ou Donald Trump, la réponse est en Europe. Nous devons être capables d'assurer notre sécurité." Il disait : "The era of geopolitical outsourcing is over", c'est-à-dire que le fait de délocaliser notre sécurité à d'autres, c'est terminé. On a là des partenaires qui tiennent un discours sur la souveraineté européenne, sur la nécessité d'assumer notre destin, avec nos alliés américains, mais de le faire pour peser dans cette relation, qui est le discours, encore une fois, qui est porté par la France et le Président de la République depuis quelques années.
(...)
Q - Nous continuons à voir avec vous les dossiers chauds auxquels seront confrontés les 27 membres de l'Union européenne si Donald Trump est bien le nouveau président américain. Il veut porter de nouveaux droits de douane, qui pourraient s'élever à plus de 10 % de l'ensemble des produits américains. Est-ce que l'Europe se prépare à mener une guerre commerciale face aux États-Unis ?
R - Le protectionnisme ne serait dans l'intérêt de personne, puisque nous sommes les partenaires commerciaux principaux les uns des autres. Maintenant, depuis quelques années, l'Europe commence à sortir de sa naïveté sur ces sujets sur le plan commercial et se dote enfin des instruments, des outils, pour être capable de défendre ses intérêts. On l'a fait, il y a à peine quelques jours, en imposant des droits de douane sur les véhicules électriques chinois, parce que la Commission a mené une enquête. La Commission européenne a constaté des pratiques commerciales déloyales, des subventions de la part de la Chine pour son industrie de véhicules électriques. Et nous avons su faire ce que les Américains de Biden ont fait aussi, en imposant des tarifs de 100 % sur les véhicules électriques : nous avons imposé des tarifs douaniers. Donc, là-dessus, il faut que les Européens continuent de développer ces outils, ces instruments, pour se défendre collectivement. Mais une fois de plus, ce n'est dans l'intérêt de personne de rentrer dans une spirale protectionniste.
Q - Mais là aussi, est-ce que les 27 ne sont pas tiraillés par leurs divergences ? Est-ce que la France et l'Allemagne peuvent trouver un terrain commun ? On sait que les Allemands ont impérativement besoin de leurs débouchés commerciaux aux États-Unis. On sait que les Italiens ont besoin de leurs débouchés commerciaux aux États-Unis. Est-ce que là aussi, on ne risque pas de voir l'Europe se pulvériser sur ces questions économiques ?
R - Je crois profondément qu'on est confrontés au même défi. Je vous parlais tout à l'heure du rapport Draghi. Quand on voit que depuis trente ans les Américains ont créé deux fois plus de PIB que l'Europe... Sur des sujets comme l'intelligence artificielle ou le quantique, aujourd'hui, les investissements vont essentiellement vers les États-Unis. Donc cet enjeu de réinvestir dans notre industrialisation, dans les industries d'avenir, de finir le marché unique par l'unification des marchés de capitaux, de donner les moyens aux innovateurs, aux entrepreneurs de pouvoir innover aussi en Europe comme c'est le cas aux États-Unis, ça, c'est un sujet pour la France, pour l'Allemagne, pour tous nos partenaires européens. Et c'est pour ça...
Q - Non mais on comprend bien que la France prône un rapport de force musclé avec Washington. Mais est-ce que vous serez suivi ?
R - On doit pouvoir assumer des rapports de force, mais on doit aussi pouvoir investir dans notre compétitivité, dans notre productivité au niveau européen, ensemble, parce que ce sera la façon de peser aussi dans les grands équilibres du monde. Au-delà simplement de la relation avec les États-Unis, regardons en Europe ce que nous pouvons faire pour les Européens. Ce sera aussi la façon de peser dans un éventuel rapport de force.
Q - Le multimilliardaire Elon Musk, on l'a entendu dans la chronique de Dominique Seux, a inondé de dollars la campagne de Donald Trump et il a mis son réseau social Twitter – devenu X – au service de Trump. J'aimerais vous entendre sur cette question parce que, par exemple, le Digital Services Act a été l'une des grandes victoires de l'Union européenne, ce grand plan pour réguler les réseaux sociaux. Est-ce que si l'Amérique lâche sur ce sujet et dérégule, nous allons nous retrouver plus seuls que jamais face au chaos des réseaux sociaux ?
R - Mais c'est pour ça, encore une fois, qu'on a un modèle qu'on a poussé ces dernières années, qui est un modèle de régulation, de responsabilisation des plateformes sur la haine en ligne, sur la désinformation, sur les fake news, ainsi que sur les comportements monopolistiques.
Q - On peut faire ça tout seuls, sans les Américains ?
R - On peut faire ça parce qu'on a un marché. On a un marché unique, en réalité, qui fait que ça s'impose, y compris aux entreprises américaines qui viennent investir en Europe. Et je me réjouis d'ailleurs aussi de constater que nos règles de financement de la vie politique et de la vie électorale ne sont pas les mêmes, en tout cas en France, et qu'on a des règles très strictes sur l'argent que les milliardaires pourraient donner dans la vie politique.
Q - Merci beaucoup Benjamin Haddad, ministre chargé de l'Europe.
R – Merci.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 novembre 2024