Texte intégral
Monsieur le sous-Préfet,
Monsieur le Maire,
Monsieur le délégué national de l'Ordre de la Libération, Général,
Mesdames et messieurs les élus
Monsieur Vincent Melerba, dernier survivant des déportés du 11 novembre 1943,
Monsieur le Commandant de la 27e BIM, Général,
Officiers, sous-officiers, chasseurs et soldats,
Mesdames et messieurs,
Il y a 80 ans, le 5 novembre 1944, le général de Gaulle venait ici conférer à Grenoble la croix de la Libération.
C'était un honneur insigne que vous ne partagez qu'avec quatre localités en France : Paris, Nantes, Vassieux-en-Vercors et l'Ile de Sein.
Si par ma voix, le gouvernement de la France est présent aujourd'hui, c'est évidemment pour rendre hommage à ceux qui ont pris les armes pour notre liberté et pour une certaine idée de l'Homme.
Mais pas seulement.
Je ne suis pas ici pour cultiver les cendres mais bien pour préserver le feu, pour accomplir cette haute mission que le philosophe Emmanuel Levinas confiait à tous les hommes de bonne volonté : " recevoir pour célébrer, célébrer pour transmettre ".
Si nous croyons comme le général de Gaulle que " la France, c'est bien plus que les Français d'aujourd'hui, c'est ceux d'hier et ceux de demain ", à nous de comprendre les raisons qui l'ont poussé à faire de Grenoble, une ville, croix de la Libération.
Dans son esprit, ce n'était pas une distinction ordinaire, un de ces hochets avec lesquels on conduit les Hommes.
C'était une marque d'appartenance à une chevalerie des temps modernes, la dernière peut-être, où l'on se comptait entre Compagnons, une chevalerie dont la liste fut close en 1946, à la notable exception de Sir Winston Churchill en 1958.
Depuis qu'Hubert Germain a fermé les yeux en 2021, il n'en reste plus que l'héritage dont vous êtes les héritiers, celui des Français Libres.
Alors pourquoi Grenoble ?
Il a bien sûr la longue liste de vos martyrs qui sont tombés pour la liberté : 840 fusillés, plus de 2000 morts au combat, 1150 déportés dont la moitié ne sont pas revenus. Et je pense Monsieur Malerba, à tous vos frères d'armes, à tous ceux que vous avez vu partir avec vous et qui ne sont pas revenus. J'imagine qu'aujourd'hui vous pensez à eux et vous savez que leurs ombres sont parmi nous.
Mais il y eut d'autres villes martyrs, d'autres populations décimées.
L'étalon auquel se mesure l'héroïsme de Grenoble est d'une autre nature. Le fil rouge qui relie toutes ces villes " Croix de la Libération " tient en trois principes :
le patriotisme d'instinct,
la volonté d'action,
l'esprit d'unité.
Ce patriotisme d'instinct s'est manifesté d'une manière éclatante le 11 novembre 1943.
Depuis l'invasion de la zone libre, Grenoble était sous la botte ennemie, italienne d'abord, allemande ensuite.
Voir leur ville sous la férule de l'occupant était pour vos grands anciens proprement insupportable.
Spontanément, le 11 novembre 1943, ils ont commencé une grève générale, sont descendus dans les rues, ont manifesté devant les officines de la Collaboration et ont rendu hommage à ceux de 14, ces " diables bleus ", qui ont été appelés ainsi par les Allemands pour leur ténacité sur le front.
Ce jour-là, la foule s'est fait peuple.
La répression fut évidemment terrible.
395 des vôtres furent déportés.
Mais à Grenoble il n'y eut pas seulement l'émotion, le front du refus instinctif et spontané.
Il y eut immédiatement une volonté d'action.
Ici, fidèle à nos traditions militaires et à la ténacité légendaire du militaire, l'armée d'Armistice dès 41 se souvint qu'elle était une armée et s'attacha à stocker et à camoufler des armes pour les jours où il serait possible de reprendre la lutte.
Les mouvements de résistance s'organisèrent spontanément, avec ceux de Francs-Tireurs, ceux de Combat, ceux de l'ORA, l'organisation de résistance de l'armée et de l'AS, l'armée secrète coordonnée par les MUR, les mouvements unis de Résistance.
Gonflés par les réfractaires du STO qui se réfugièrent en masse dans les massifs avoisinants, la région grenobloise devint un foyer bouillonnant de maquis, couronnée de magnifiques faits d'arme.
Il y eut dans la nuit du 13 au 14 Novembre 1943, la destruction du parc d'artillerie du Polygone par le capitaine Louis Nal et Aimé Requet.
Plus 1000 tonnes de matériel militaire et 150 tonnes de munitions partirent en fumée.
Quelques jours plus tard, le 2 décembre 1943, jour d'Austerlitz, c'était au tour de la caserne Bonne d'être soufflée par une explosion.
Menée par le SD de Lyon et leurs auxiliaires de la Milice, la répression fut évidemment sanglante.
La " Saint-Barthélemy Grenoblois " est restée dans toute les mémoires. Parmi les victimes, comment ne pas songer à la figure héroïque de Gaston Valois, fédérateur des mouvements de résistance de l'Isère qui, se suicida dans les caves de la Gestapo.
Mais Grenoble tint bon.
En 1944, recueillit les rescapés du Vercors échappés de la nasse où les avaient enfermés la 157eGebirgsdivision allemande.
C'est encore votre ville qui força l'occupant à l'abandonner sans combattre le 21 août, après un ultime massacre, tandis que les forces alliées remontaient de Provence. C'est la 3e leçon.
C'est l'esprit d'unité de toutes les composantes de la Résistance qui seule peut expliquer cette résilience et cette force.
Dans les rues de Grenoble, dans les bourgs avoisinants, sur les plateaux de la République du Vercors, il y avait des FTP communistes, des étrangers qui avaient choisi la France, les FTP MOI dont la grande figure, Missak Manouchian, vient d'être panthéonisée, des Républicains espagnols et des membres de l'AS et de l'ORA, conservateurs voire franchement monarchistes.
Ils avaient un seul point commun : l'allégeance au drapeau.
Ils incarnaient l'esprit de la France combattante, l'indissoluble unité de " ceux qui croient au ciel et de ceux qui n'y croient pas " rassemblés au chevet de la France éternelle.
C'est cet esprit qu'Aragon a magnifiquement chanté dans la Rose et le Réséda : " Quand les blés sont sous la grêle, Fou qui fait le Délicat, Fou qui songe à ses querelles, au coeur du combat commun ".
C'est tout cela que dit la Croix de la Libération que vous avez reçue en partage.
En ces temps où la France ressemble de plus en plus à une " France archipel " pour reprendre le mot du politologue Jérôme Fourquet, en ces temps où notre pays ses divise contre lui-même, miné par la tyrannie des identités particulières et des séparatismes, quelle leçon ?
Vous êtes les héritiers d'une certaine idée de l'Homme et de la Nation qu'il nous faut faire vivre.
L'Homme, c'est le Français libre évoqué en des termes prophétiques par Romain Gary, ce petit exilé de Vilnius qui avait choisi la France avant de servir dans les FFL.
De ses frères d'armes, il disait : " Vous n'étiez pas des êtres exceptionnels.
Ce qui vous rendait différents des jeunes Français d'aujourd'hui, c'est que pour vous, la France n'avait pas encore été démystifiée et que vous n'étiez pas capables de voir dans ce vieux pays, qui fut pendant si longtemps une façon d'être un homme, une simple structure sociologique.
Vous apparteniez encore à une culture où l'on ne parlait pas d'un homme comme d'un cadre.
Vous étiez plus proches de ce qui fut toujours, à travers les âges, une civilisation, parce que vous étiez le contenu réel et vivant de l'imaginaire et parce que seules les mythologies assumées et incarnées peuvent porter l'homme au-delà de lui-même et le créer peut-être un jour tel qu'il se rêve ".
D'une certaine manière, aussi, par votre sacrifice, vous avez refondé la nation au creuset des souffrances partagées.
Pour le comprendre, il faut relire le texte de Renan, toujours cité, jamais vraiment lu " Qu'est-ce qu'une nation ".
L'histoire de Grenoble l'illustre à la perfection :
" Une nation est une âme, un principe spirituel.
Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel.
L'une est dans le passé, l'autre dans le présent.
L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis.
(…) La nation, comme l'individu, est l'aboutissant d'un long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements.
Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes.
Un passé héroïque, des grands hommes, voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale.
Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. (…).
La souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l'effort en commun ".
Alors, en ce jour de commémoration, élus et habitants de Grenoble, des bourgs environnants, des plateaux et des villages alentours, officiers, sous-officiers, chasseurs et soldats, fidèles aux hautes traditions de nos bataillons alpins et de nos régiments d'artillerie de montagne, soyez fiers de votre passé.
Il est aussi une promesse d'avenir.
Il nous oblige.
Vive Grenoble,
Vive la République,
Vive la France.
Source https://www.defense.gouv.fr, le 8 novembre 2024