Interview de M. Benjamin Haddad, ministre délégué, chargé de l'Europe, dans Le Monde le 7 novembre 2024, sur les résultats de l'élection présidentielle américaine.

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Média : Le Monde

Texte intégral

Q - Comment réagissez-vous à l'élection de Donald Trump ?

R - Les États-Unis sont nos alliés. Nous respectons le choix souverain et démocratique de la population américaine. Nous travaillerons avec le président Trump, comme le président Macron l'a fait lors de son premier mandat. Ils ont d'ailleurs eu un échange substantiel sur l'Ukraine et le Moyen-Orient dès le lendemain de l'élection.

La vraie question est chez nous. Cela doit être l'heure du réveil stratégique des Européens, pour ne plus être dépendants, tous les quatre ans, des soubresauts politiques outre-Atlantique. C'est la meilleure façon de prendre en main notre destin, mais aussi de réinventer la relation transatlantique. En 2016, certains ont voulu se convaincre que l'élection de Donald Trump était une parenthèse ou un accident : le déni n'est plus possible. Si nous voulons peser, il faut investir collectivement dans notre souveraineté sur le plan économique et militaire, ne plus sous-traiter notre sécurité aux autres.

Q - Quel sens cela peut-il avoir sur le plan de la sécurité du continent ?

R - Cela veut dire d'abord continuer à augmenter nos budgets militaires et soutenir une industrie de défense européenne autonome. Nous avons doublé nos dépenses en France lors des deux mandats du Président de la République. Nous avons déjà des outils, mais nous devons aussi aller plus loin dans les coopérations européennes. Il faut être audacieux pour trouver de nouvelles ressources, comme le préconisait par exemple l'ancienne première ministre estonienne Kaja Kallas quand elle proposait un grand emprunt européen de 100 milliards d'euros.

Au-delà du plan militaire, réduisons nos dépendances sur le plan industriel, technologique, énergétique. Nous le disons depuis le discours de la Sorbonne. Le signal d'alarme a été tiré à nouveau par le rapport Draghi sur le décrochage industriel du continent dû à la chute de notre productivité. Ce décalage est particulièrement visible dans des secteurs stratégiques pour notre souveraineté comme l'intelligence artificielle, où les États-Unis captent 60 % des investissements mondiaux, la Chine 17 %, et l'Europe seulement 6 %. Unification des marchés de capitaux, soutien aux innovations de rupture, réformes des règles de concurrence, mobilisation de l'investissement public et privé... Et sachons regarder ce qui marche aux États-Unis où l'on innove, on encourage les entrepreneurs, avant de se précipiter pour réguler les nouvelles technologies...

Q - Vous inquiétez-vous pour la crédibilité de l'OTAN, notamment de son article 5 d'assistance mutuelle en cas d'agression extérieure contre l'un de ses membres ?

R - La crédibilité de l'OTAN et de notre sécurité est dans l'intérêt de tous, Américains comme Européens. Elle sera d'autant plus forte que les Européens seront capables de se prendre en charge sur le plan sécuritaire.

Q - Que redoutez-vous concernant l'Ukraine, avec Trump qui se targue de vouloir régler la question "en vingt-quatre heures" ? Les États-Unis peuvent-ils abandonner l'Ukraine ?

R - Ce qui se joue en Ukraine engage notre sécurité à tous. Abandonner l'Ukraine serait une erreur historique, pour les Européens comme les Américains. Une victoire de Vladimir Poutine, une capitulation forcée de l'Ukraine, créerait un précédent désastreux pour la sécurité internationale. La seule façon de mettre fin à une guerre, c'est d'aider les Ukrainiens à rééquilibrer le rapport de force militaire sur le terrain. Rappelons que c'est la Russie qui tourne le dos à la diplomatie depuis le début de son agression en 2022. Nous sommes en train de finaliser un prêt de 50 milliards d'euros, financé sur les avoirs gelés de la Russie, pour appuyer notamment les efforts de guerre ukrainiens.

Q - Craignez-vous que Trump se mette d'accord avec Poutine dans le dos des Européens et de Zelensky ?

R - Les Européens et les Ukrainiens doivent être autour de la table, quand il s'agit précisément de la sécurité de l'Europe.

Q - Pensez-vous que les Européens peuvent se substituer aux États-Unis en matière d'aide militaire ?

R - Aujourd'hui, l'aide économique, humanitaire et militaire combinée de l'Europe est supérieure à celle des États-Unis, mais cet effort a été transatlantique. Investir dans notre souveraineté passe par la poursuite du soutien à l'Ukraine. Au-delà de la stabilité du flanc est de l'Europe, c'est aussi la crédibilité de notre discours d'autonomie stratégique qui s'y joue auprès de nos partenaires polonais ou baltes. Mais une fois de plus, poursuivons un dialogue appuyé avec l'administration Trump sur ce sujet crucial pour notre sécurité à tous.

Q - Que peut-on attendre des Allemands, qui sont les derniers à vouloir hausser le ton pour éviter une guerre commerciale, en cas d'augmentation annoncée des droits de douane sur les produits européens ?

R - Le réarmement européen passe par le renforcement de nos instruments commerciaux. Nous devons mener ces discussions avec nos amis allemands, avec tous nos partenaires européens, protéger nos intérêts et assumer le rapport de force le cas échéant, sans avoir à attendre des processus multilatéraux souvent longs. Nous l'avons fait il y a quelques jours sur les véhicules électriques chinois, après qu'une enquête de la Commission a démontré les pratiques commerciales déloyales de la Chine.

Q - Contre l'avis des Allemands, d'ailleurs ?

R - La Commission a quand même réussi à trouver une majorité sur sa proposition. Nous sommes en train de sortir d'une forme de naïveté sur le plan commercial. Le protectionnisme n'est dans l'intérêt de personne : l'Europe et les États-Unis sont les principaux partenaires commerciaux de l'autre, nous avons intérêt à travailler ensemble. Mais alors que les tendances protectionnistes se sont renforcées ces dernières années, quand on voit l'IRA [Inflation Reduction Act, loi sur la réduction de l'inflation] de l'administration Biden et la poursuite de certains tarifs douaniers contre l'Europe, ne soyons pas les derniers dindons de la farce de la mondialisation !

Q - Et que dire aux Européens qui ont souhaité l'élection de Trump, à commencer par Viktor Orban ?

R - La division nous affaiblirait tous, collectivement et individuellement. Depuis deux ans, l'unité des Européens a été remarquable. Nous avons renouvelé les sanctions contre la Russie tous les six mois. Nous avons maintenu et renforcé le soutien à l'Ukraine. Cela montre que l'Europe peut surmonter ses différences. De nombreux dirigeants européens ont souligné ces derniers jours la nécessité de ne plus remettre notre sécurité à Washington. Notre pays peut jouer un rôle-clé pour maintenir cette unité dans la réponse européenne : c'est notre responsabilité.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 novembre 2024