Déclaration de M. Jean-Louis Thiériot, ministre délégué auprès du ministre des armées et des anciens combattants, sur les 80 ans de la libération de Metz, à Metz le 22 novembre 2024.

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  • Jean-Louis Thiériot - Ministre délégué auprès du ministre des armées et des anciens combattants

Circonstance : Commémoration des 80 ans de la libération de Metz

Texte intégral

Monsieur le préfet,
Monsieur le maire,
Monsieur le gouverneur militaire de Metz, général,
Mesdames et messieurs les élus,
Monsieur Ceo Bauer, vétéran américain de la 95e division d'infanterie américaine,
Messieurs les présidents d'association,
Officiers, sous-officiers et soldats,
Mesdames et messieurs,


Elle est tombée, la "forteresse du Reich" ; ce Reich qui devait durer mille ans.

Elle avait pour elle la puissance de l'acier : l'acier des armes, des machines, des soldats "durs comme l'acier Krupp", selon la formule d'Hitler dans son discours à la jeunesse de Nuremberg, l'acier du corps social brutalisé, débarrassé impitoyablement de ses éléments jugés "dégénérés".

Elle avait pour elle la force érigée en système.

Cette force qui "fait de quiconque lui est soumis une chose". Cette force déshumanisante qui s'est exercée dans toute son horreur, jusqu'aux pires expérimentations concevables sur le corps d'un homme, au camp du Struthof libéré — vide, hélas, car la souffrance des détenus devait encore se poursuivre de longs mois — le 25 novembre 1944, comme elle s'est exercée sur le corps supplicié du préfet Jean Moulin, déclaré mort en gare de Metz le 8 juillet 1943, et dans les geôles sinistres du fort de Queuleu.

Cette force implacable qui s'est abattue sur les territoires annexés de fait d'Alsace-Moselle, à défranciser et germaniser " en dix ans ", selon les ordres du Führer, et à mettre au pas, y compris par l'incorporation de force de plus de 130 000 jeunes hommes, eux qu'on appellera les " malgré-nous ", et dont le sort sera une tragédie particulière dans cette tragédie sans exemple que fut la Seconde Guerre mondiale : 30 000 mourront, 10 000 seront portés disparus. Le bilan total sera lourd pour la Moselle : entre 1936 et 1946, elle aura perdu plus de dix pour cent de sa population — déplacés, expulsés, disparus, de nombreux habitants devant vivre un véritable exil intérieur. La répression qui s'abat sur les résistants et les civils dans les territoires annexés est féroce : la flamme éternelle qui brûle au monument de la Déportation et de la Résistance, sur l'Esplanade, rappelle leur sacrifice sous ce joug terrible.

Elle est tombée, pourtant, la "forteresse du Reich".

Elle avait en face d'elle tous ceux qui ont pris les armes pour la Liberté, et pour une certaine idée de l'Homme. Elle avait en face d'elle l'espérance, "cette petite espérance qui n'a l'air de rien du tout, cette petite fille espérance, immortelle", que Péguy mettait déjà au cœur de Jeanne la Lorraine, alors que sur les cartes scolaires les deux « provinces perdues » étaient encore noircies en signe de deuil.

La flamme de l'espérance était arrivée dès 1940 à Londres, une faible lueur d'espoir portée par les ondes. Elle s'était ravivée en Afrique au souffle de l'épopée du général Leclerc et de ses hommes, qui devaient devenir la 2e division blindée. Elle grandit en 1944 : l'espoir est immense. Le 6 juin, puis le débarquement de Provence, Paris libéré le 25 août… Une semaine pour arriver aux frontières de la Lorraine : Verdun libéré le 31 août ; Nancy le 15 septembre ; Épinal le 24.

Les Allemands semblent en déroute. En réalité, une ligne de défense s'établit sur la rivière Moselle et la place forte de Metz : le 2 septembre, la ville est déclarée " forteresse du Reich " par Hitler. Elle devra être tenue à tout prix. La bataille de Metz sera terrible.

La IIIe armée du général Patton, qui avait réalisé la percée décisive d'Avranche au début du mois d'août, manque cette fois d'essence. Des intempéries exceptionnelles s'abattent sur la Moselle. La résistance allemande est désespérée. À la fin d'octobre, l'offensive reprend. À partir du 9 novembre, le franchissement de la Moselle en crue est opéré par la tête de pont à Thionville. L'objectif : les édifices de la Moselstellung, ligne fortifiée sur la Moselle barrant l'accès à Metz. Casemate par casemate, le fort américain d'Illange est pris. C'est durant ces combats que les combattants de la 95e Division d'infanterie (DI), qui ont laissé au champ d'honneur 200 de leurs camarades, accèdent à la postérité comme les hommes de fer de Metz : "the Iron Men of Metz". Combien ce nom était mérité, après deux mois de combats acharnés dans la boue et le sang. Par leur action, le verrou qui interdisait encore la libération de Metz a sauté. C'est un immense honneur que de pouvoir saluer aujourd'hui Ceo Bauer, vétéran de la 95e DI, si rudement frappé dans sa chair en libérant Metz.

Au nom de la France, et de tous les Français, je m'incline devant votre courage.

Les premiers soldats alliés pénètrent enfin dans la ville le 18 novembre, aidés de quelques combattants des Forces françaises de l'intérieur et des réseaux de renseignement Mithridate et Navarre. Le 22 novembre, les derniers tirs se font entendre au milieu du jour.

Metz est libéré. C'était il y a 80 ans.

Le 12 février 1945, le général de Gaulle déclarera depuis l'hôtel de ville : "Metz est un symbole, le symbole de la vigilance de la patrie éternelle. L'exemple de Metz, la pensée de Metz, l'amour de Metz sont des choses qu'on ne sépare pas de la France."

Au-delà de la commémoration de la Libération, cet anniversaire revêt une importance particulière pour ces territoires, et Metz en particulier, puisqu'il marque leur rattachement définitif à la Patrie.

Quelle Histoire extraordinaire, dans la grande Histoire de la France, que celle de Metz, Toul, Verdun ! Ces villes associées à des souvenirs si fervents, qui longtemps ne furent pas françaises, et qui voulurent si ardemment l'être et le rester. Quel beau témoignage, dans une France que l'on présente aujourd'hui comme se fragmentant en archipels que l'histoire de ce territoire dans laquelle Vauban voyait "des terres pêles-mêlées", mosaïque de possessions où s'entremêlaient la Lorraine des Trois évêchés, et celle des principautés ducales, qui sut trouver progressivement dans son sentiment d'appartenance à la Nation française un principe d'unité, depuis le protectorat accordé par Henri II avec le traité de Chambord jusqu'au rattachement définitif il y a 80 ans, en passant par l'intégration avec les traités de Westphalie de 1648 et la création des départements de la Meurthe, de la Meuse, des Vosges et de la Moselle en 1790. Sans oublier, bien sûr, les deux périodes d'annexion qui rompirent momentanément ce lien devenu charnel : il en fut renforcé, comme le montra la fondation du Souvenir français en 1887, et les 120 000 Alsaciens-Lorrains annexés qui par leur seule présence pacifique manifestèrent leur amour intact de la France lors de l'inauguration du monument de la bataille de Noiseville en 1908.

Cette période n'est pas sans avoir laissé quelques vestiges d'ombres.

Il y a, enterrés à la nécropole nationale de Chambières, parmi les 10 697 sépultures que sont venus déposer trois conflits, dans la pluralité des physionomies de ces stèles, sous ces croix aux styles mêlés, des soldats ayant servi la France, des soldats ayant servi l'Allemagne, et parmi eux des natifs des territoires annexés : ils ont fait, dans ces combats fratricides, ce qui leur paraissait leur devoir. On peut lire sur un monument de la nécropole l'inscription suivante : " à la mémoire de tous les soldats morts pour leur patrie ". Nous communions dans cette mémoire. Car, pour reprendre les mots du président Mitterrand : " Ils étaient courageux. Ils acceptaient la perte de leur vie. (…) Ils aimaient leur patrie. " C'est que pour eux, sans doute, leur pays c'était leur village, leur patrie c'était leur terre, la terre qui les portait, les berçait et les nourrissait, comme l'écrivait le grand poète messin Paul Verlaine :

"L'amour de la Patrie est le premier amour
Et le dernier amour.
L'enfant grandit, il sent la terre sous ses pas
Qui le porte, le berce, et, bonne, le nourrit (…)
Lutte pour sa maison ou combat pour sa fosse,
Meurt en pensant aux siens ou leur conquiert la palme.
S'il survit, il reprend le train de tous les jours,
[ayant] voué sa vie et tout au Lieu Sacré
Qui le fit homme".

Permettez-moi, avant de conclure, d'oser remarquer que l'on a peut-être davantage célébré la libération de Strasbourg que celle de Metz : était-ce parce que la première avait été libérée par les troupes de la 2e DB, tandis que la seconde l'avait été par les troupes américaines ?

Selon le seul témoignage dont l'on dispose du fameux serment de Koufra, prononcé par le général Leclerc au fort du Tag, il n'aurait d'ailleurs pas seulement été question d'aller jusqu'à Strasbourg, mais il aurait été le suivant : "Nous ne déposerons les armes que quand nos couleurs, nos belles couleurs, flotteront sur Metz et Strasbourg". "Metz et Strasbourg", en effet : tel était le nom de baptême de la promotion de Saint-Cyr à laquelle avait appartenu Philippe Leclerc de Hautecloque en 1922. Non, nous n'oublions pas la bataille de Metz, cet immense effort de plusieurs mois, et nous n'oublions pas ce que nous devons à l'action de nos alliés dans la libération de cette ville. Et avant la campagne de Lorraine, ce que nous devons à l'union des forces alliées dans le débarquement normand — les aviateurs et parachutistes britanniques et canadiens, les marins australiens, danois, néo-zélandais… Nous savons ce que nous leur devons. La victoire aurait été impossible sans la contribution décisive et irremplaçable de la puissance industrielle, démographique, financière de nos alliés, sans les États-Unis du président Roosevelt. La France n'oublie pas ses alliés.

Dans la nouvelle période stratégique qui s'ouvre, alors que l'épée se révèle de nouveau " l'axe du monde ", devant le constat du retour des engagements de haute intensité, il nous appartient de retenir les enseignements de ce conflit passé, qui n'est pas si éloigné de nous.

Ce jour-là, nous savons que nous aurons besoin que se tiennent à nos côtés nos alliés, comme nous nous tiendrons à leurs côtés.

Si la lucidité, comme le rappelait Lévinas, consiste "à entrevoir la possibilité permanente de la guerre", cette lucidité doit également nous inciter à prendre conscience de notre responsabilité particulière envers notre pays.

Assistant depuis Londres au péril qui pesait sur la survie même de la France, Simone Weil donnait en 1942 une définition du patriotisme, ce mot si souvent et injustement brocardé, que, je crois, nous pouvons tous faire nôtre : "le sentiment de tendresse poignante pour une chose belle, précieuse, fragile et périssable". "On peut l'aimer comme une chose qui, étant terrestre, peut-être détruite, et dont le prix est d'autant plus sensible".

Oui, il nous appartient aujourd'hui, plus que jamais, de l'aimer et de la préserver, dans la mémoire de l'héroïsme des hommes et des femmes qui nous ont permis d'en recevoir l'héritage — et conscients que son avenir sera ce que nous en ferons à notre tour par notre travail, notre abnégation, notre sacrifice s'il le fallait.

Pour que jamais, face aux ténèbres de la force érigée en système, ne s'éteigne la flamme de la liberté, l'espérance immortelle que portent les peuples qui n'ont décidé d'être forts qu'afin de protéger ce qui est juste.


Vive Metz, Vive la Lorraine,
Vive la République,
Vive la France.


Source https://www.defense.gouv.fr, le 27 novembre 2024