Texte intégral
Au matin du 8 décembre, la Syrie s'est réveillée libre du pouvoir qui l'oppressait depuis des décennies. Après cinquante-quatre ans de domination et treize d'une guerre civile qui a fait plus de 400.000 victimes, le régime des Assad s'est effondré en quelques jours.
Ce matin-là, nos pensées se sont d'abord tournées vers toutes les victimes de cet "Etat de barbarie" que décrivait avec lucidité le grand Michel Seurat : ceux qui ont été suppliciés dans le système concentrationnaire des prisons du régime, dont l'horreur apparaît désormais au grand jour avec l'ouverture de Saidnaya ; ceux qui ont été assassinés dans des fosses communes à Tadamon et ailleurs ; ceux qui ont été ensevelis dans les bombardements qui ont rasé Alep, Homs, Hama, Yarmouk, la Ghouta et tant d'autres villes ; ceux qui ont été tués par les armes chimiques retournées par le régime contre son propre peuple ; et ceux qui, par millions, ont dû prendre les routes de l'exil. Permettez-moi de commencer cette audition en leur rendant un hommage collectif et solennel. Les inquiétudes légitimes que nous pouvons avoir quant à l'avenir de la Syrie et la lucidité qui s'impose quant à la matrice dont sont issus ceux qui ont renversé le régime d'Assad ne doivent pas faire oublier la nature criminelle de ce pouvoir, qui n'a cessé de réprimer et de martyriser son propre peuple.
Ce régime n'était pas seulement l'ennemi des Syriens : il était le nôtre. S'il s'est toujours couvert d'un vernis laïque et modernisateur, c'est pour mieux nous leurrer car le système des Assad n'a cessé d'agir contre nos intérêts, que ce soit en instrumentalisant le terrorisme islamiste, en suscitant la plus grande vague migratoire qu'ait connue le continent européen ou en déstabilisant le Liban. Permettez-moi d'associer à cet hommage aux victimes du régime le souvenir de notre ambassadeur à Beyrouth Louis Delamare, assassiné en 1982 par des séides de Damas, ainsi que la mémoire de Kamal Joumblatt, Bachir et Pierre Gemayel, René Moawad, Rafic Hariri, Samir Kassir, Gébrane Tuéni et toutes les autres victimes des assassinats politiques au Liban. Ce régime était d'ailleurs associé avec des puissances qui nous sont profondément hostiles : je pense en premier lieu à la Russie, qui vient de montrer, en se révélant incapable de protéger Assad, les limites de ses capacités ; certains, en Afrique et ailleurs, seraient bien inspirés d'en tirer des leçons.
La Syrie vient de connaître un tournant historique. Nous devons l'aborder avec volontarisme et espoir mais aussi avec lucidité quant aux risques auxquels font face les Syriens, à qui il appartient désormais de réconcilier et de reconstruire leur pays. D'autres pays de la région ont vu chuter des tyrans : je pense à l'Irak de Saddam Hussein et à la Libye de Mouammar Kadhafi. Le premier risque pour la Syrie serait de sombrer dans l'instabilité et la division que ces deux pays ont connues pendant de nombreuses années, de voir ce qui reste de l'Etat disparaître et ce pays livré aux affrontements entre factions rivales et à une fragmentation territoriale et confessionnelle instrumentalisée par des puissances extérieures.
Aujourd'hui, comme vous pouvez le voir sur cette carte, le pays reste divisé, comme il l'était déjà sous Assad, qui n'en contrôlait qu'une partie : Damas, les grandes villes de l'Ouest et la côte sont contrôlées par une coalition de groupes rebelles dominés par le Front de libération du Levant (HTC) et l'Armée nationale syrienne, le Sud par divers groupes de rebelles et le Nord-Est par la coalition arabo-kurde des Forces démocratiques syriennes.
Le deuxième risque, que nous connaissons bien pour avoir combattu Daech en Syrie depuis des années, est celui du terrorisme islamiste. Daech peut profiter des bouleversements en cours pour essayer de renaître de ses cendres, notamment libérer les combattants terroristes français aujourd'hui retenus dans les camps du Nord-Est syrien. Nous savons, même si ses discours sont aujourd'hui encourageants et qu'il ne semble pas avoir commis d'exactions au cours de son offensive victorieuse, d'où vient le groupe qui exerce désormais le pouvoir à Damas. Nous ne le jugerons donc pas sur les paroles mais sur les actes et dans la durée.
Pour conjurer ces risques, pour assurer notre propre sécurité, la stabilité de la Syrie et celle de la région, nous devons nous engager collectivement, avec les nombreux outils dont nous disposons - je pense notamment à l'aide à la reconstruction et à la levée des sanctions internationales -, mais en conditionnant cet appui à des engagements clairs sur les plans politique et sécuritaire.
Sur le plan politique, les Syriens méritent, conformément aux idéaux de la révolution de 2011, pour laquelle ils sont morts en si grand nombre, une transition pacifique, représentative de toutes les composantes de la société syrienne, qui est plurielle et doit le rester, respectueuse des droits de tous les Syriens, y compris des femmes et des minorités ethniques et confessionnelles. Pour assurer la stabilité, cette transition doit préserver les institutions de l'Etat et garantir la souveraineté et l'intégrité territoriale de la Syrie.
Sur le plan sécuritaire, nous attendons que nos intérêts collectifs soient pris en compte. Il faut que la lutte contre Daech et les autres groupes djihadistes se poursuive, ce qui passe par la fin des combats dans le Nord-Est syrien et la préservation de nos partenaires kurdes, qui combattent l'Etat islamique. Nous serons particulièrement attentifs à la question des combattants terroristes français mais il faut également que les armes du régime, notamment chimiques, soient saisies et détruites.
Comment mettre en oeuvre cette approche conditionnelle ? D'abord, en nous engageant sur le terrain avec les Syriens. Hier, et pour la première fois depuis douze ans, une mission française conduite par notre envoyé spécial pour la Syrie, présent ici à mes côtés, s'est rendue à Damas. Notre délégation a repris possession de notre ambassade et y a hissé le drapeau français.
Je salue au passage les forces qui ont permis à cette mission de se rendre à Damas en toute sécurité dans la journée d'hier. Comme vous le voyez, la nature a repris ses droits dans notre emprise mais celle-ci est restée préservée et le bureau de notre ambassadeur de l'époque, Eric Chevallier, est dans l'état où celui-ci l'a quitté en 2012.
Nos couleurs flottent donc de nouveau sur Damas et nous allons travailler à la réouverture de notre dispositif diplomatique en fonction de l'évolution des conditions politiques et sécuritaires. Notre délégation, menée par notre envoyé spécial, a fait connaître nos attentes politiques et sécuritaires aux représentants des autorités mises en place par ceux qui ont pris le contrôle de Damas. Ce premier échange a été constructif et a vocation à se poursuivre.
Notre délégation a également échangé, comme vous le verrez à l'écran, avec des représentants d'organisations de la société civile syrienne qui ont déjà ouvert des bureaux à Damas, pour marquer notre volonté d'être aux côtés des Syriens dans cette période de transition. Ils nous ont exprimé notamment leurs fortes attentes en matière d'appui à la justice et à la lutte contre l'impunité. Notre délégation a, enfin, échangé avec des représentants de diverses communautés syriennes, auxquels elle a exprimé notre attachement à une Syrie plurielle dans le cadre d'une citoyenneté commune. Notre envoyé spécial, que vous voyez à l'image en compagnie de patriarches chrétiens, s'est également entretenu avec des représentants alaouites, kurdes, druzes et ismaéliens.
Nous poursuivrons cet effort d'engagement avec l'ensemble des Syriens. J'ai moi-même déjà échangé avec des représentants de l'opposition politique internationalement reconnue, le comité syrien de négociation, et avec de grandes figures de la société civile syrienne. Nous allons également oeuvrer concrètement au bénéfice des Syriens. Nous allons notamment déployer sans attendre des moyens pour soutenir médicalement et psychologiquement les détenus libérés des prisons du régime et oeuvrer contre l'impunité des crimes commis. La France a été à l'avant-garde de ce travail de justice. Chacun sait le rôle que nous avons joué pour révéler le dossier César et le massacre de Tadamon, et nos tribunaux ont condamné de hauts responsables du régime syrien pour leurs crimes. Nous continuerons nos efforts. Voilà ce que nous faisons à titre national.
Nous mettons ensuite en oeuvre cette approche en mobilisant nos partenaires internationaux pour une transition qui garantisse la stabilité collective. Cette transition bénéficie déjà d'un cadre, avec la résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations unies, et des efforts de médiation de l'envoyé spécial du Secrétaire général des Nations unies, Geir Pedersen, dont nous soutenons les efforts.
Nous les soutenons, du reste, collectivement. Nous nous sommes ainsi réunis samedi dernier, 14 décembre, à Aqaba en Jordanie, avec nos partenaires arabes, la Turquie, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l'Allemagne et l'Union européenne, pour coordonner notre appui collectif et conditionnel à une transition en Syrie. Nous y avons posé dans une déclaration les principes directeurs de notre engagement en Syrie, selon les lignes que j'ai évoquées précédemment. Ce groupe sera pérennisé et nous accueillerons en janvier à Paris sa deuxième réunion.
Il était important que, dès samedi dernier, ces grands principes soient partagés et édictés de telle sorte que les autorités de fait à Damas puissent connaître les attentes de la communauté internationale à leur égard. Hier, à notre initiative, une déclaration à la presse du Conseil de sécurité des Nations unies sur la Syrie a été adoptée, reprenant un nouvelle fois ces principes. À l'heure où les nouvelles autorités s'interrogent sur les attentes de la communauté internationale, ces textes, pris bout à bout, fournissent donc le cadre de référence.
Je me suis, parallèlement, entretenu avec la grande majorité de mes interlocuteurs de la région : avec les Arabes, qui sont évidemment en première ligne pour faire réussir la Syrie ; avec les Turcs, qui sont des interlocuteurs incontournables si nous voulons éviter une déstabilisation du Nord-Est syrien, pour lequel nous devons trouver une solution qui assure les intérêts de sécurité de toutes les parties et garantisse les droits, notamment politiques, des Kurdes syriens ; avec les Américains, partenaires de premier plan dans la lutte contre Daech ; et avec les Européens, avec lesquels nous avons adopté, à l'occasion du conseil des affaires étrangères du 16 décembre, une approche commune vis-à-vis de la Syrie.
Enfin, nous oeuvrons à préserver la stabilité des voisins de la Syrie, que nous savons sensibles aux bouleversements de cette dernière. Au Liban, nous renforçons notre soutien à l'armée pour renforcer la frontière syro-libanaise et éviter que des groupes criminels ne tirent parti de la situation pour se déployer. En Irak, nous poursuivons notre appui à la lutte contre Daech et essayons d'aider les Irakiens à faire de leur pays, dans le cadre du format de Bagdad initié par le Président de la République, un espace de dialogue et de stabilisation pour la région.
Ce sont les Syriens qui sont parvenus, au terme d'années d'efforts et de sacrifices inouïs, à renverser le régime qui les oppressait. C'est à eux qu'il revient de construire un avenir meilleur, une Syrie libre et prospère. Et c'est pleinement conscients des défis et des risques auxquels ils sont confrontés que nous leur disons notre volonté d'être à leurs côtés dans cette entreprise.
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R - Je commencerai par la dernière question. La France est en effet visée par plusieurs types d'ingérences numériques étrangères et c'est d'ailleurs par ce mode opératoire que la Russie s'attaque régulièrement aux soutiens de l'Ukraine. Ces manipulations disent la faiblesse géopolitique actuelle de Moscou. Les modes opératoires déployés sont variés et évoluent fréquemment. Les élections récentes en Moldavie et en Roumanie ont, par exemple, illustré le recours massif à des influenceurs sur les réseaux sociaux, notamment sur TikTok, pour perturber le scrutin. Comme vous l'avez dit, nous disposons d'éléments confirmant que la Russie tente également de manipuler des influenceurs dans d'autres pays européens, dont la France. Des investigations sont en cours et nous appelons les créateurs de contenus et leurs abonnés à la plus grande vigilance face à ces menaces qui pèsent sur notre débat public. Dans ce domaine, il faut être résolu et garder son sang-froid, comprendre la menace, faire front uni et bien choisir les outils pour y répondre. La France a renforcé ses outils pour détecter et caractériser les ingérences numériques. Par ailleurs, en juillet 2023 et décembre 2024, elle a obtenu des sanctions européennes contre des entreprises de désinformation russe.
Pour ce qui est des autres questions, l'Union européenne et la France ont évidemment un rôle très important à jouer pour l'avenir de la Syrie, rôle que nous jouerons dès que les conditions que j'évoquais auront été remplies. Il s'agit de l'accompagnement financier à la reconstruction et de la levée de certaines des sanctions prises ces dernières années par l'Union européenne à l'encontre de la Syrie - mais de certaines seulement car une partie des sanctions européennes et américaines visent des personnes et des entités liées au régime d'Assad et n'ont évidemment pas vocation à être levées, la chute du régime n'effaçant pas ses forfaits ; en revanche, d'autres sanctions européennes ciblant des secteurs économiques ou des institutions de l'Etat syrien pourraient, le moment venu, être réévaluées. Quant aux sanctions qui visent des personnes ou des entités liées au terrorisme en application des décisions des Nations unies, c'est dans le cadre onusien qu'il faudra mesurer si elles sont toujours pertinentes. Une telle réévaluation ne peut intervenir que sur le long terme et dépendra de décisions vérifiables dans la durée.
Cela ne doit pas nous empêcher d'agir à très court terme et de manière inconditionnelle, en nous assurant que l'aide humanitaire parvienne immédiatement aux populations syriennes qui en ont besoin aujourd'hui. De la même manière, il faut que nous puissions apporter inconditionnellement tout le soutien technique et toute l'expertise nécessaires pour instaurer les conditions du recueil des preuves afin que la justice puisse faire son travail et que la lutte contre l'impunité soit efficace et effective.
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R - Le cadre de la transition est le cadre onusien. La résolution 2254, qui est la référence à cet égard, prévoit un processus de transition vers une autorité représentative des Syriens et de la Syrie dans sa diversité. C'est l'objectif vers lequel il faut tendre.
Le gouvernement formé la semaine dernière a annoncé qu'il était lui-même transitoire, avec une fin annoncée au 1er mars, ce qui doit être l'occasion de l'établissement d'une autorité de transition qui représente la Syrie dans toutes ses composantes et puisse engager un processus politique conduisant, le moment venu, à des élections.
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R - Vous avez évoqué le moment frappant qu'a été celui de l'ouverture des prisons du régime. Nous ne prenons pas encore toute la mesure des atrocités commises par celui-ci. J'ai été très ému de voir des familles se précipiter devant ces prisons qui ouvraient enfin, à la recherche d'un père, d'un frère ou d'un cousin, et qui ne le trouvaient pas sur place. Cela signifie que, dans les semaines et les mois qui viennent, nous allons découvrir que la barbarie de Bachar al-Assad et de son régime a conduit à des crimes d'une ampleur que nous n'aurions pas estimée possible.
Pour ce qui est du profil du dirigeant du groupe rebelle aujourd'hui en place à Damas, nous n'avons aucune naïveté et nous savons quel a été l'itinéraire du groupe qu'il dirige. Il a pris, depuis la chute du régime, un grand nombre d'engagements dans le sens de la transition que chacun appelle de ses voeux en Syrie. Nous le jugerons sur pièces. Il s'est distancié voilà des années de Daech et d'Al-Qaïda, auxquels l'ont opposé de violents combats. Nous attendons donc que nos intérêts de sécurité soient pris en compte, que la lutte contre Daech et d'autres groupes djihadistes similaires se poursuive et que ne se développe pas à nouveau en Syrie un terreau fertile à l'émergence de tels acteurs. Là aussi, nous jugerons sur pièces.
En d'autres termes, comme je le disais tout à l'heure, le temps est pour l'immédiat celui de l'aide humanitaire et du soutien à la justice et à la lutte contre l'impunité, puis viendront à terme l'aide financière à la reconstruction, aux niveaux national et européen, et la levée éventuelle des sanctions, à condition qu'intervienne une transition politique qui respecte le caractère pluriel de la Syrie, les droits de l'homme et les droits des femmes, et qui nous offre les garanties que nous attendons pour nos intérêts de sécurité. J'ai évoqué tout à l'heure les armes chimiques et je viens de parler du terrorisme : ce sont autant de sujets auxquels nous serons particulièrement attentifs.
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R - Vous n'avez pas pu voir cette photo - ni les autres - précédemment, puisqu'elles vous ont toutes été présentées en exclusivité, que ce soit celle de la mission dans le jardin de l'ambassade, avec le drapeau, celle du chevalet de notre ambassadeur au moment où il a quitté notre emprise, ou celle de la rencontre de notre délégation avec les représentants de la société civile et de certaines communautés.
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R (M. Jean-François Guillaume, envoyé spécial pour la Syrie) - Cette photographie a été prise dans le quartier chrétien de Bab Touma, à Damas. On y voit les représentants d'une organisation laïque formant de jeunes Syriens à l'entrepreneuriat, soutenue par le ministère de l'Europe et des affaires étrangères à travers le centre de crise et de soutien.
Plus largement, nous avons été reçus par de nombreux représentants de la société civile, dont beaucoup vivaient encore à Paris il y a deux jours. Ils ont fait le voyage pour nous rencontrer et ont demandé que la France soit présente dans le pays.
R - La mission que nous avons envoyée en Syrie s'est contentée de rencontrer le point de contact désigné par les nouvelles autorités pour la communauté diplomatique. Cependant, nous ne nous interdisons aucun contact à l'avenir. L'essentiel n'est pas tant l'identité de l'interlocuteur que la convergence des messages de la communauté internationale transmis aux autorités ; c'est pourquoi il était si important que la France soit représentée samedi dernier à Aqaba.
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R - La fragilisation de la Syrie et du régime de Bachar al-Assad était une chose connue. Lorsque l'offensive a commencé, la France - comme d'autres pays - a perçu assez rapidement qu'elle pourrait aller jusqu'à Damas. En revanche, dire qu'il y a six mois les acteurs régionaux et les partenaires occidentaux avaient anticipé un bouleversement aussi rapide serait quelque peu audacieux. Les Syriens eux-mêmes avaient presque perdu espoir que le régime puisse tomber, ce qui explique sans doute leur immense soulagement.
S'agissant de nos intérêts directs en matière de sécurité, les camps et les prisons du Nord-Est syrien, où sont détenus des ressortissants français ayant rejoint Daech, sont toujours contrôlés par nos partenaires des forces démocratiques syriennes, c'est-à-dire des Kurdes syriens. Nous suivons avec beaucoup de vigilance l'évolution de la situation sécuritaire et sommes prêts à réagir s'il en était besoin. Sur le plan diplomatique, j'ai alerté à ce sujet Hakan Fidan, mon homologue turc, dès le dimanche de la chute du régime de Bachar al-Assad.
Nos partenaires des forces démocratiques syriennes ont joué et continuent de jouer un rôle clé dans la lutte contre Daech. Ils y ont consenti de lourds sacrifices, auxquels je rends hommage. Non seulement nous avons des intérêts communs mais nous avons une dette à leur égard. Nous devons préserver la stabilité des régions qu'ils contrôlent, sous peine de voir Daech y reprendre pied.
Cette stabilisation passe tout d'abord par des démarches auprès de la Turquie. Après avoir pris contact avec le ministre turc des affaires étrangères il y a dix jours, j'étais à ses côtés samedi dernier à Aqaba. Nous connaissons les préoccupations sécuritaires d'Ankara vis-à-vis du PKK - le Parti des travailleurs du Kurdistan - mais nous sommes convaincus qu'il est possible de trouver des arrangements satisfaisant les intérêts de tous. Dans l'immédiat, les combats à Manbij et à Kobané doivent cesser.
En outre, cette stabilisation passe par l'inclusion des Forces démocratiques syriennes (FDS) au processus politique. La transition à venir doit intégrer toutes les composantes de la Syrie ; cela vaut en particulier pour la composante kurde, particulièrement discriminée par le régime d'al-Assad et dont les droits doivent être respectés.
Des signaux positifs ont été envoyés, aussi bien par le commandant des FDS que par les autorités de fait, qui se sont exprimées en ce sens lors de la rencontre avec notre envoyé spécial. Nous avons encouragé les deux parties à se mettre autour d'une table et à entamer des discussions sur l'avenir de leur pays.
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R - La transition politique est cruciale et doit permettre aux réfugiés qui le souhaitent de regagner la Syrie. Ils sont un peu plus de trois millions en Turquie et un million au Liban ; les plus jeunes ne connaissent même pas leur pays d'origine. L'objectif consiste bien évidemment à stabiliser la situation de la Syrie.
Puisque vous m'interrogez sur le Liban, permettez-moi d'évoquer l'application du cessez-le-feu obtenu avec nos partenaires américains. C'est un succès diplomatique, dont nous pouvons être fiers, mais il faut le mener à son terme. Cet accord, résultant de notre travail conjoint avec les Américains au sein du mécanisme de supervision créé à cet effet, prévoit un arrêt des combats, un retrait sous soixante jours des forces israéliennes du Sud-Liban, où l'armée libanaise doit se déployer massivement et exercer le monopole de la force.
À ce stade, le cessez-le-feu est respecté ; le nombre de ses violations, élevé dans les premiers jours, a considérablement diminué. L'armée libanaise a entamé son déploiement et l'armée israélienne a déjà évacué la région de Khiam. L'application de l'accord se poursuit. La semaine dernière, sous l'autorité du général Ponchin, nous avons déployé une équipe de diplomates et de militaires qui travaillent en lien étroit avec Israël, le Liban et les Nations unies. Il y a quelques jours, elle a réuni à Naqoura des militaires israéliens et libanais qui ne s'étaient pas parlé depuis plus d'un an.
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R - Vous avez raison de souligner l'importance de l'intégrité territoriale de la Syrie, qui ne doit pas devenir le théâtre d'une lutte d'influence entre puissances régionales.
Ce mercredi 18 décembre, le Président de la République s'est entretenu avec Recep Tayyip Erdo?an, président de la République de Turquie. Il lui a rappelé l'importance de préserver les intérêts de sécurité européens dans le Nord-Est syrien et de permettre aux Kurdes syriens d'intégrer pleinement le processus politique que nous appelons de nos voeux.
Par ailleurs, nous avons fait une déclaration au sujet d'Israël qui, depuis la chute du régime, occupe militairement la zone de séparation, dans la région de Kuneitra, dont la démilitarisation est prévue dans l'accord de désengagement israélo-syrien de 1974. Les autorités israéliennes indiquent que cette occupation, qui n'est pas conforme à cet accord, est temporaire. Elle doit prendre fin le plus rapidement possible : la souveraineté et l'intégrité territoriale de la Syrie doivent être respectées. La France renouvelle son plein soutien à la force des Nations unies chargée d'observer le désengagement.
Quant à l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), il a suspendu l'examen de 700 demandes d'asile de ressortissants syriens, comme il le fait systématiquement quand un pays connaît des bouleversements majeurs. Cette suspension ne préjuge en rien de ses décisions ultérieures. Il est évidemment souhaitable que les réfugiés qui le souhaitent puissent rentrer chez eux dans des conditions sûres et dignes, ce pour quoi nous devons contribuer à créer un environnement favorable.
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R - Vous avez certes posé beaucoup de questions mais vous avez également formulé des espoirs que je partage.
Je ne reviens pas sur les enjeux relatifs à la Turquie et à Israël, que j'ai abordés dans ma réponse à M. Arnaud Le Gall, mais je tiens à parler de la lutte contre l'impunité, qui est un axe central de la politique française en Syrie depuis le début du conflit.
Nous avons aidé des lanceurs d'alerte à quitter le territoire syrien et à dévoiler au monde les preuves des crimes abominables du régime. Nous avons largement sanctionné les responsables des graves violations des droits de l'homme perpétrées par le régime ; nos tribunaux ont été les premiers à condamner les plus hauts responsables sécuritaires du régime pour leurs crimes. Enfin, nous avons soutenu la création de mécanismes internationaux de recevabilité. Ces deux entités, la commission d'enquête des Nations unies sur la Syrie, présidée par Paulo Pinheiro, et le mécanisme international indépendant et impartial, chargé de documenter les crimes du régime et d'en recueillir les preuves, vont pouvoir étendre leurs investigations au territoire syrien.
Nous allons poursuivre ce travail essentiel. La Syrie doit oeuvrer dans le sens d'une réconciliation nationale mais il ne peut y avoir de réconciliation sans justice - et celle-ci n'est pas la vengeance. Maintenant que tous les lieux sont accessibles, nous mettons à la disposition des Syriens notre expertise technique, afin d'appuyer leurs efforts pour documenter les crimes du régime et tâcher d'apporter des réponses aux proches des 100.000 Syriens disparus, la plupart dans l'enfer des prisons d'Assad.
La position de la France au sujet des combattants terroristes détenus dans des camps gardés par les Kurdes au Nord-Est de la Syrie est constante. Les adultes ayant rejoint les rangs de Daech doivent être jugés au plus près du lieu où ils ont commis leurs crimes. En revanche, les enfants ne peuvent en aucun cas être tenus pour responsables des actes de leurs parents ; ils n'ont pas choisi de rejoindre une organisation terroriste. Depuis 2019, nous organisons des opérations complexes de rapatriement d'enfants français, dès que la situation le permet. Il s'agit d'une zone de guerre sur laquelle la France n'exerce aucun contrôle. La dernière opération a eu lieu le 4 juillet 2023. À ce jour, 169 enfants ont été rapatriés avec leurs mères - 57 femmes adultes - et ont été remis aux autorités judiciaires dès leur arrivée en France. Plusieurs d'entre eux n'ont pu être rapatriés, les mères détenues avec eux ayant refusé leur retour, mais de nouvelles opérations de rapatriement pourraient être organisées si les conditions le permettent.
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R - En France, 40.000 personnes, détentrices du statut de réfugié, sont placées sous la protection internationale. Je ne vois pas comment un pays de l'Union européenne, s'il tient à respecter ses engagements internationaux, pourrait revenir sur une telle décision.
L'OFPRA a suspendu l'examen de 700 demandes d'asile pour se donner les moyens de prendre les meilleures décisions. Dans un avenir proche, nous espérons que les conditions deviendront suffisamment bonnes pour que celles et ceux qui le souhaitent, y compris des Syriens ayant obtenu un statut de réfugié - en France ou dans un autre pays de l'Union européenne -, puissent rentrer en Syrie, où ils ont encore des attaches.
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R - Vous évoquez un tournant historique. C'en est un pour la Syrie, pour la région et même au-delà. La chute brutale du régime d'Assad est un revers cinglant pour certains de ses parrains, aux premiers rangs desquels la Russie et l'Iran.
De fait, elle compromet la capacité de la Russie, au travers de ses deux bases militaires en Syrie, d'accéder à la mer Méditerranée et donc à l'Afrique, où la Russie s'en prend directement aux intérêts français et européens.
Cette chute est également un revers pour l'Iran qui utilisait la Syrie comme noeud logistique de son "axe de la résistance". Un cordon ombilical passant par la Syrie permettait à l'Iran d'acheminer des armes et du matériel de toutes sortes vers les mouvements que ce pays soutient à l'étranger. Il est désormais rompu. C'est un affaiblissement supplémentaire de l'Iran. Nous l'intégrons dans nos réflexions concernant l'un de nos intérêts de sécurité majeurs : le programme nucléaire iranien.
Ce bouleversement résulte d'erreurs stratégiques de la Russie et de l'Iran. L'Iran travaillait, au moins depuis le lendemain du 7 octobre 2023, à une déstabilisation majeure de la région, qui a finalement conduit à la chute de son principal allié. Quant à la Russie, en engageant une guerre d'agression contre l'Ukraine, elle a démontré qu'elle était un colosse aux pieds d'argile.
Même s'il ne s'agit pas ici de jouer aux devinettes, les conséquences pourraient être profondes tant pour l'action de la Russie en Afrique que pour les actions de déstabilisation menées par l'Iran.
(...)
R - De mes échanges avec l'administration sortante et de ce que je comprends des intentions de l'administration entrante, il est clair que nous avons des intérêts communs avec les Etats-Unis et que nous partageons le même objectif pour la Syrie : celui d'une transition pacifique, représentative de toutes les composantes de la société syrienne, qui assure au pays une stabilité et une sécurité durables.
Les Kurdes syriens, dans le Nord-Est du pays, sont nos alliés dans la lutte contre Daech. Ils gardent les prisons où sont détenus des combattants terroristes étrangers. L'alignement des intérêts européens et américains sur ce sujet est très fort. Il était toutefois important de formaliser ce point samedi dernier, dans le cadre de la déclaration qui a fait suite à la réunion à Aqaba, en Jordanie, puis de nouveau hier, au Conseil de sécurité des Nations unies, pour que chacun, lorsqu'il entreprendra des démarches vis-à-vis de la nouvelle autorité, adresse les mêmes messages et les mêmes exigences.
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R - J'ai interrogé sur ses impressions notre envoyé spécial qui se trouvait hier à Damas. Il a évoqué une ville pacifiée, où, étonnamment, la présence des forces armées et des forces de sécurité n'est pas écrasante. Notre délégation a pu se déplacer dans Damas sans escorte et les femmes syriennes semblaient pouvoir évoluer librement dans les rues.
(...)
R - Je décris la situation qui valait hier même. Elle est encourageante mais nous jugerons sur les actes. Nos messages ont été extrêmement clairs.
Vous l'avez touché du doigt les uns et les autres, nous ne pouvons pas nous tenir complètement à l'écart des événements en Syrie, ne serait-ce que par solidarité avec le peuple syrien. Des mesures humanitaires et en matière de justice doivent être prises immédiatement. Nous devons établir des contacts avec les autorités en place pour que nos messages soient entendus. Toutefois, nous ne devons pas nous précipiter pour légitimer un pouvoir qui n'est que temporaire - c'est du moins ce qu'affirme le groupe HTC, qui s'est donné trois mois pour passer le relais.
Nous souhaitons que dans les semaines qui viennent, une véritable autorité de transition, représentative de toutes les composantes de la société syrienne, engage le travail menant à des élections. Nous sommes donc ouverts à un dialogue franc et lucide, sans pour autant nous précipiter pour promettre l'aide à la reconstruction et la levée des sanctions. Nous parviendrons ainsi à accompagner ce groupe, qui a pris la responsabilité du pays, vers une coopération franche et sincère avec les autres groupes, qui est indispensable.
La Syrie est un grand pays. Les groupes militaires qui sont à l'origine de la chute du régime de Bachar al-Assad ne peuvent prétendre seuls prendre en main ses besoins de sécurité et de stabilité. Nous avons le sentiment que les autorités en place comprennent l'intérêt de trouver les voies de la coopération et du dialogue.
(...)
R - Distinguons l'aide humanitaire, qui doit rester inconditionnelle, et l'aide à la reconstruction.
La France a continué à faire parvenir une aide humanitaire aux Syriens pendant l'ère précédente : on l'oublie souvent mais, ces dernières années - avec 50 millions d'euros d'aide -, la Syrie a été le quatrième bénéficiaire de l'aide humanitaire française. L'Union européenne a en outre consacré 10 milliards d'euros à l'aide humanitaire pour ce pays depuis le début de la guerre en Syrie, il y a treize ans.
Même si l'offensive ayant mené à la chute du régime de Bachar al-Assad a été brève, elle a conduit à des déplacements de population et à une situation difficile pour certains Syriens. L'Union européenne devra faire plus que d'habitude. C'est en bonne voie car la haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité a fait des annonces en ce sens.
Quant à l'aide à la reconstruction, elle est, elle, subordonnée au respect de nos attentes concernant la transition politique, le respect des droits humains et des droits des femmes, mais aussi concernant nos intérêts de sécurité directs. Je pense notamment au Nord-Est syrien, à la lutte contre Daech et à la destruction des armes chimiques du régime.
L'Union européenne et la France doivent se préparer à accorder cette aide mais ne doivent pas donner le sentiment qu'elle est d'ores et déjà acquise à la Syrie, indépendamment des choix du groupe en place à Damas.
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R - Vous avez raison, la lutte contre l'impunité est un élément central de la reconstruction de la Syrie et de la réappropriation par les Syriens de leur pays. C'est d'ailleurs ce qu'ont exprimé les représentants de l'opposition syrienne, pour partie en exil, lorsque j'ai échangé avec eux la semaine dernière et ce qui a été dit à notre envoyé spécial lors de la rencontre dont je vous montrais les images tout à l'heure.
Sans attendre d'avoir pris des contacts avec les autorités de fait, nous avons mis à disposition l'expertise nécessaire pour le recueil des preuves. J'invite mes homologues des autres pays européens et des autres partenaires de la Syrie à faire de même.
Quant au cas particulier de l'entreprise Lafarge, laissons la justice le traiter. Je ne dispose d'ailleurs pas ici d'informations supplémentaires sur ce dossier. Si vous souhaitez en obtenir, je pourrai tenter d'y répondre plus tard.
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R - La coalition qui a conduit à l'effondrement du régime de Bachar al-Assad est constituée d'une multitude de groupes armés. Les groupes qui sont partis du Sud - et qui sont arrivés les premiers à Damas - n'ont rien à voir avec la Turquie, bien au contraire.
Quant aux groupes de l'Armée nationale syrienne, qui ont un lien ancien et très direct avec la Turquie - et étaient plutôt installés au Nord-Ouest du pays -, ils ont fait preuve ces derniers jours d'une certaine agressivité envers nos partenaires kurdes, si bien que nous avons demandé à la Turquie de leur adresser des messages de retenue, au vu de nos intérêts de sécurité.
Le troisième ensemble est constitué du groupe HTC, qui entretient avec la Turquie des liens beaucoup moins étroits que l'Armée nationale syrienne. Les décisions prises par HTC, qui est aux responsabilités à Damas, ne sont pas toutes conformes aux préconisations de la Turquie. HTC, ainsi, maintient des liens avec la Turquie, sans pour autant s'y sentir assujetti. D'ailleurs, lors des échanges qu'elles ont eus avec notre envoyé spécial à Damas, les autorités de fait à Damas ont exprimé une conception très précise de l'intégrité territoriale de la Syrie, qu'elles entendent jalousement préserver des puissances extérieures, aussi bien Israël que la Turquie.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 décembre 2024