Déclaration de M. Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, sur le centenaire de l'accord Poincaré-Cerretti de 1924, à Paris le 16 janvier 2025.

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Circonstance : Colloque commémorant le centenaire de l'accord Poincaré-Cerretti de 1924

Texte intégral

Eminence, Monsieur le Cardinal,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames et Messieurs les Ambassadrices et Ambassadeurs.
Excellences, Messeigneurs,
Mesdames et Messieurs, en vos titres et qualités.


C'est pour moi un grand plaisir de vous accueillir ce matin dans ce palais des affaires étrangères, pour ce colloque intitulé "Continuité et actualité de l'accord Poincaré-Ceretti de 1924".

En saluant Son éminence le cardinal Pietro Parolin, secrétaire d'Etat du Saint-Siège, qui nous a fait l'honneur et l'amitié de faire le déplacement depuis Rome pour ouvrir à mes côtés ce colloque, en remerciant également Son Excellence Monseigneur Celestino Migliore, nonce apostolique en France, qui est, avec la Conférence des évêques de France, l'un des initiateurs de ce colloque et en a été un membre actif du comité de pilotage, en exprimant enfin ma gratitude à Monseigneur Eric de Moulins-Beaufort, archevêque de Reims et président de la Conférence des évêques de France pour sa participation active aux préparatifs, je voudrais tout de même souligner que nous avons commis un impair : nous avons laissé filer le temps et nous sommes passés en 2025 sans avoir commémorer l'anniversaire de l'accord Poincaré-Cerretti. Je vous propose de réparer ce manque en joignant ces 100e célébrations au 120e anniversaire de la loi de 1905. Ce sera un pont entre deux repères éminents des liens entre la Nation et l'Eglise.

Nous aurons tout à l'heure le plaisir d'écouter le professeur Philippe Portier, directeur d'études à l'Ecole pratique des hautes études, et le professeur Yves Gaudemet. Membre de l'Institut. Ils nous éclaireront sur les origines historiques de l'accord de 1924 et sa portée juridique. Messieurs les Professeurs, soyez remerciés d'avoir accepté de nous accompagner dans cette aventure.

L'accord Poincaré-Ceretti est une oeuvre de paix dont la fabrique est une leçon d'histoire et donc une leçon pour aujourd'hui. Nous le devons d'une part à deux de mes illustres prédécesseurs, Aristide Briand et Raymond Poincaré. Tous deux étaient animés d'une haute idée de la politique, un admirable sens de l'Etat et un solide pragmatisme. Par l'art du compromis, ils ont permis de mettre un terme à près d'un siècle et demi d'une querelle frisant parfois la guerre civile idéologique qui opposait l'Eglise catholique à la République. Ses qualités au service d'un dépassement collectif pour renoncer à la tentation de la confrontation permanente, nous en avons encore cruellement besoin aujourd'hui, sans doute avec une urgence renouvelée.

Pour tracer les chemins de l'apaisement, Raymond Poincaré et Aristide Briand avaient en face d'eux un homme de sagesse et d'expérience, Monseigneur Bonaventura Ceretti, nonce apostolique en France de 1921 - dès la reprise des relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège - à 1926. Il eut le talent de convaincre, avec l'appui des papes Benoît XV puis Pie XI, les évêques français, parfois réticents, de prendre acte de la séparation des Eglises et de l'Etat.

L'époque aida. Dans la douleur de la Première Guerre mondiale, les catholiques monarchistes et les républicains, parfois anticléricaux, avaient partagé la même souffrance et la même expérience de la mort sur le champ de bataille. Tous se découvrirent finalement enfants d'une même nation. Il fallut aussi l'engagement généreux et sans réserve du clergé français dans la défense de la patrie, la vision diplomatique audacieuse des papes Benoît XV et Pie XI et les gestes qu'ils surent faire en direction de notre pays, telle la canonisation de Jeanne d'Arc en 1920. 100 ans après, rendons hommage à ces trois hommes qui ont su tirer profit des petits pas successifs de l'apaisement d'une querelle ancienne et apporter à la toile la touche finale que constitue l'accord de 1924.

Ils y sont parvenus en dessinant des rapprochements, des mouvements mutuels. D'un côté, l'Eglise acceptait ainsi de jouer le jeu de la laïcité et de sa mise en conformité avec le droit de la République, et cela n'allait pas de soi au vu des tensions qui s'étaient accumulées au cours des décennies. De l'autre, la République acceptait de tenir compte, pour la mise en oeuvre de la loi, de la spécificité du catholicisme, religion hiérarchiquement organisée sous l'autorité du pape et des évêques. Egard réciproque pour les besoins de l'autre, attention portée à la solution plutôt qu'à la posture : c'est ce qui a permis l'apaisement et le rétablissement de la paix religieuse. Un double mouvement, un pas vers l'autre depuis chacune des deux positions qui nous inspire encore aujourd'hui.

Hommage à la modernité des voies trouvées par Aristide Briand, Raymond Poincaré et monseigneur Bonaventura Ceretti. Regardons le présent. L'accord de 1924 est toujours la base du statut de l'Eglise catholique en France. Preuve en est que la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République ayant modifié la loi de 1905, les associations diocésaines ont modifié leurs statuts pour se mettre en conformité. Par la confirmation apportée par une lettre de Mme Elisabeth Borne, alors Première Ministre, à Son Excellence Monseigneur Celestino Migliore, nonce apostolique, l'accord Poincaré-Cerretti fut actualisé, signe qu'il est encore bien vivant 100 ans plus tard. J'évoquais une leçon pour le présent, je voudrais évoquer trois enseignements. Le premier concerne l'identité de la France. Depuis le baptême de Clovis en 496, en passant par le sacre de Charlemagne par le pape à Rome en l'an 800 et celui de Napoléon à Notre-Dame en présence du pape Pie VII en 1804, du concordat de Bologne en 1516 à celui de 1801, les relations entre la France et le Saint-Siège ont parfois été tumultueuses. Mais en même temps, elles ont toujours été étroites et fondamentales. Il ne pouvait en être autrement tant le christianisme, et plus spécialement le catholicisme, est partie intégrante de notre histoire. La France est fille aînée de l'Eglise et, au fond, même devenue laïque et sécularisée, elle tient à identifier et à rappeler cette part de son identité. En redonnant Notre-Dame de Paris rebâtie aux catholiques, le président de la République a évoqué avec force à quel point ses racines résonnent en chacun de nous. Notre cathédrale nous dit combien le sens de la transcendance nous aide à vivre dans ce monde.

Mais fille aînée de l'Eglise, la France est aussi le pays des Lumières, le pays de Voltaire et de Renan, où s'est exprimée avec force la volonté de bâtir un univers politique indépendant de la religion, fondée sur la raison, engagée dans l'émancipation des citoyens et des citoyennes sans considération de leurs croyances ou de leur religion. Telles sont les deux grandes sources dont notre identité se nourrit. Deux sources longtemps concurrentes, voire en conflit, parfois jusqu'à la violence. Et pourtant, ces deux sources sont également constitutives de notre culture. Négliger l'une ou négliger l'autre, c'est se condamner à ne pas comprendre la France. Souvenons-nous de Marc Bloch, le résistant, l'universitaire bientôt célébré par l'entrée au Panthéon. "Il est deux catégories de Français, disait-il, qui ne comprendront jamais l'histoire de France. Ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims, et ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération". Le pape Jean-Paul II connaissait bien notre pays. Il s'y était rendu souvent et y était nourri de culture et de spiritualité française. Dans une formule restée célèbre, il demandait : "France, fille aînée de l'Eglise, qu'as-tu fait des promesses de ton baptême ?" Les commentateurs n'ont pas prêté la même attention à une autre phrase aussi puissante de cette célèbre homélie. Permettez-moi de citer le pape polonais : "Que n'ont pas fait les fils et les filles de votre nation pour la connaissance de l'Homme, pour exprimer l'Homme par la formulation de ses droits inaliénables ? On sait la place que l'idée de liberté, d'égalité et de fraternité tient dans votre culture, dans votre histoire. Au fond, ce sont là des idées chrétiennes. Je le dis tout en ayant bien conscience que ceux qui ont formulé ainsi les premiers, cet idéal ne se référait pas à l'alliance de l'Homme avec la sagesse éternelle, mais ils voulaient agir pour l'Homme." Le rapprochement dans la même homélie entre ces deux matrices que sont le christianisme et les droits de l'Homme, l'Eglise et la République, est saisissant. J'y vois là tout l'esprit de l'accord de 1924.

Ce que l'accord de 1924 nous enseigne également concerne la laïcité, trop souvent et à tort présentée comme l'expression d'une hostilité à la religion. Même si elle ne fut pas immédiatement comprise comme telle, la loi de 1905 a été conçue comme un traité de paix dans le conflit qui opposait l'Eglise à la République. Trop d'animosité et de défiance, sans doute, avaient été accumulées de part et d'autre. Il fallut donc l'épreuve de la guerre, la production d'une jurisprudence libérale et l'évolution des esprits pour que l'on comprenne ce qu'est vraiment la laïcité, à savoir l'affirmation d'un principe de liberté. De cette compréhension, le rapprochement de la République et de l'Eglise entre 1920 et 1924 fut à la fois la source et le fruit. Je veux le redire ici, le principe de laïcité n'est rien d'autre que la forme française de la liberté de religion. Comme le Président de la République l'a indiqué, non pas l'interdiction de quelque religion que ce soit, mais la possibilité de vivre ensemble dans la République, avec cette liberté de croire et de ne pas croire. Encore et toujours, revenons d'ailleurs aux fondamentaux. La loi de 1905 proclame d'abord que la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes sous la seule restriction édictée ci-après dans l'intérêt de l'ordre public. Et lorsqu'elle crée les associations cultuelles, la loi évoque en son article 4 "les associations qui, en se conformant aux règles d'organisation générale du culte dont elle se propose d'assurer l'exercice, se seront légalement formées". La loi elle-même dit comme une évidence qu'il est légitime que les associations cultuelles agissent en conformité avec les règles canoniques du culte dont elles émanent. L'acceptation du caractère hiérarchique du catholicisme découle de ce grand principe, et l'accord de 1924 ne confère aucun privilège au catholicisme, mais en reconnaît les spécificités sans remettre en cause la laïcité, et même davantage en son nom.

De cette dynamique délicate, de cette volonté d'apaisement qui nourrit l'accord de 1924, nous tirons aujourd'hui une grande source d'inspiration pour notre temps.

Et puis, si je devais insister sur un troisième enseignement hérité de l'accord de 1924, ce serait la pertinence et la nécessité de la voie diplomatique pour trouver la paix. Eminence, le Premier ministre a rappelé cette semaine, à l'occasion de la déclaration de politique générale, un fait contemporain. "Nous sommes passés de la force de la loi à la loi de la force" a-t-il dit. Evoquant ce nouveau désordre mondial, il a invité la représentation nationale à faire vivre la communauté politique construite par Robert Schuman dans un acte fondateur, ici même au Quai d'Orsay. En traversant le Salon de l'horloge pour venir jusqu'à cette grande salle à manger où nous nous trouvons, vous avez sans doute aperçu son portrait, car c'est dans ce Salon de l'horloge que Robert Schuman prononça le 9 mai 1950, la fameuse déclaration qui porte son nom et qui a fondé la construction européenne. Robert Schuman fut l'un des plus éminents responsables politiques de son temps. Plusieurs fois président du Conseil, ministre des affaires étrangères, il fut aussi un croyant exemplaire, à tel point que l'Eglise a ouvert sa cause de béatification et que le pape François a reconnu en 2021 l'héroïcité de ses vertus. En somme, Robert Schuman sut tirer le meilleur de cette double filiation chrétienne et républicaine de notre identité nationale. Il a montré que l'on pouvait à la fois servir la République et agir en chrétien. Il a aussi montré qu'aucune paix ne saurait être durable sans le préalable de la réconciliation.

Je l'ai rappelé, la voie diplomatique a permis de construire l'apaisement dans l'adaptation du cadre juridique civil dans lequel opère l'Eglise catholique aux évolutions du droit. La voie diplomatique sera celle que nous poursuivrons sans relâche pour que ce monde divisé et fracturé retrouve davantage de solidarité et de justice, condition sine qua non pour la paix. Dans son message pour la Journée mondiale de la paix, le pape François nous en rappelle d'ailleurs l'urgente nécessité : solidarité entre les peuples, par exemple en matière de contribution à la lutte contre le changement climatique. Car non, tous les pays n'ont pas la même responsabilité dans l'accélération de ce dérèglement. Le nier, c'est bâtir notre action collective sur des sables mouvants où, tôt ou tard, nous perdrons pied. Sur cet enjeu central qui bouscule les liens entre les régions du monde, mais aussi entre nos générations, nous devons inventer des mécanismes pour atteindre l'élimination de la faim et renforcer le financement des actions éducatives dans les pays les plus pauvres qui visent la promotion du développement durable. Là aussi, le pape François lui-même nous y invite. Les orientations de la France en matière d'aide au développement sont conformes à cet esprit. Mais il n'y aura de justice ni de solidarité au sein de la communauté internationale que si son architecture financière globale est réformée. La solidarité ne saurait être un geste isolé. Elle doit conduire à la réorganisation de nos règles communes. J'ai rappelé récemment que la France continuerait à y oeuvrer avec énergie, c'est une de nos priorités diplomatiques pour les deux ans à venir. Et j'ajoute que le travail accompli dans le cadre du Pacte de Paris pour les peuples et la planète, créé à l'initiative du Président de la République, prend tout son sens si nous voulons davantage de solidarité et de justice dans un ordre financier réformé. Les bases de cette réforme, nous les avons posées lors du sommet pour le financement africain en 2021 et dans le cadre du Pacte à l'été 2023, qui a déjà rassemblé une soixantaine de pays. L'idée que les pays ne devraient pas avoir à choisir entre la question du développement et la lutte contre le dérèglement climatique est au coeur de ce pacte. Ce travail pour reconstruire la solidarité internationale, nous le poursuivrons dans les mois à venir par des financements communs, la mobilisation de l'AFD, les banques de développement multilatérales et régionales et l'activation des financements privés.

Mais le combat pour la justice se déploie dans tous les replis de la dignité humaine. Le pape François a appelé de ses voeux à l'abolition de la peine de mort dans toutes les nations. C'est le message que la diplomatie française porte avec force depuis de longues décennies.

Mesdames et Messieurs, la France, pays des Lumières, partage avec l'Eglise cette inquiétude pour la paix et ce souci pour les plus vulnérables. Et la diplomatie française que j'ai l'honneur de conduire oeuvre pas à pas au désarmement du coeur, à l'avènement d'un monde nouveau, pour reprendre les perspectives que le pape François a livrées au monde en ce début d'année. À l'image de l'aube nouvelle qui se lève au Liban, partageons ensemble la conviction que la paix naît dans la possibilité retrouvée de l'espérance.

Je m'en tiendrai à ces remarques. Je suis certain que cette matinée nous donnera matière à penser. Il faudra malheureusement que je vous quitte prématurément, car je rejoindrai tout à l'heure le Président de la République qui recevra le président de l'Angola. Aussi, je vous prie, Eminence, Messieurs les Professeurs, Mesdames et Messieurs, de bien vouloir pardonner ce départ trop précoce. Je remercie Mme Anne-Marie Descôtes, secrétaire générale du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, qui me représentera à vos côtés. Mais pour l'heure, Monsieur le cardinal secrétaire d'Etat, je vous cède très volontiers la parole.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 janvier 2025