Texte intégral
Q - Vous revenez d'un voyage à Washington et à Boston, une première pour un ministre français dans l'Amérique de Trump. Qu'en retenez-vous ?
R - Je me suis rendu à Washington pour échanger avec les think tanks et rencontrer le conseiller Europe de Donald Trump à la Maison-Blanche. J'ai ensuite participé à la Conférence européenne de Harvard, où j'ai pu dialoguer avec les chercheurs européens. J'ai pu constater l'importance du rôle de la France, qui est un partenaire de premier plan : à la fois de par la relation bilatérale, celle entre nos deux présidents, mais aussi car elle pousse les Européens à être plus ambitieux. La France sera au coeur des débats qui s'ouvrent.
Q - Bernard Arnault, PDG de LVMH, juge que la hausse prévue des impôts sur les grandes entreprises françaises "pousse à la délocalisation". Comprenez-vous son scepticisme face à cette surtaxe des sociétés prévue dans le budget 2025 ?
R - Quand un grand entrepreneur comme Bernard Arnault ou le patron de Michelin, auditionné récemment devant l'Assemblée nationale, expriment ces inquiétudes, il faut écouter et respecter. Ce sont eux qui créent des emplois, pas les députés LFI qui les attaquent avec démagogie et sectarisme. Nous avons des contraintes budgétaires, nous devons réduire nos déficits et notre dette, et faire des choix nécessaires pour l'avenir et la souveraineté du pays. C'est ce que le gouvernement fait avec courage. Mais ne perdons pas le cap. Cela passe aussi par des réformes à Bruxelles. Nous portons la simplification des normes pesant sur nos entreprises, en particulier les PME. Le Président a exigé une pause réglementaire. La Commission annoncera bientôt un texte omnibus de simplification.
Q - Christine Lagarde, présidente de la BCE, appelle à acheter davantage américain, notamment du GNL (gaz naturel liquéfié) et du matériel de défense, pour éviter une guerre commerciale. Ça vous semble logique alors que l'Europe cherche à réduire sa dépendance étrangère ?
R - On ne va pas commencer à offrir des concessions alors que la négociation n'a même pas commencé. Les Américains, et Trump en particulier, ne nous respecteront que si l'on est forts, unis, que l'on défend nos intérêts. Et pas si l'on s'écrase. Nous devons au contraire réduire nos dépendances dans les secteurs stratégiques, qu'elles soient énergétiques, technologiques ou militaires, et ça passe par la préférence européenne que nous défendons à Bruxelles. L'échelon européen est complémentaire pour trouver de nouvelles sources de financement et accroître les coopérations industrielles. Pour cela, l'argent du contribuable européen doit soutenir nos industries, pas celles des Etats-Unis ou de la Corée du Sud. Les autres ne s'en privent pas. Nous porterons ce message lors du sommet européen sur les questions de défense, demain, à Varsovie.
Q - Donald Trump convoite le Groenland. Concrètement, quelles actions l'Europe entreprendrait-elle s'il tentait de mener son projet à terme ?
R - On ne remet pas en cause les frontières d'un Etat souverain européen. C'est le message qu'a rappelé le Président de la République en recevant cette semaine la Première ministre du Danemark, Mette Frederiksen. Nous échangeons avec le Danemark pour voir ce dont ils ont besoin. Sur ce sujet, comme sur les relations commerciales plus généralement, nous avons des instruments de défense économique. Nous assumerons des rapports de force si nécessaire.
Q - Prenez-vous au sérieux le président américain lorsqu'il menace de quitter l'Otan si les Alliés ne paient pas davantage pour leur sécurité ?
R - Je l'ai toujours pris au sérieux. J'étais à Washington lors du premier mandat de Donald Trump. Les deux côtés de l'Atlantique s'étaient bercés de l'illusion qu'il s'agissait d'une parenthèse accidentelle de quatre ans. Et pourtant, sous Obama comme sous Biden, on a vu les mêmes tendances à l'oeuvre : protectionnisme, parfois à l'encontre de nos intérêts directs, éloignement de l'Europe et focale sur la Chine. Conséquence de la crise de 2008, de l'échec irakien, de l'émergence de Pékin, le rapport des Etats-Unis au monde se transforme, Trump en est l'accélérateur. Nous contrôlons ce que nous faisons : la seule réponse est de reprendre notre destin en main.
Q - En prenant conscience des risques d'une guerre commerciale avec l'Europe, Trump pourrait privilégier une approche transactionnelle et négocier directement avec chaque Etat membre. Quels seraient les risques s'il décidait de contourner la Commission européenne ?
R - On a déjà eu ce débat en 2016 où le même pessimisme était à la mode. On nous disait que l'Europe allait s'effondrer et se diviser face aux Etats-Unis ou dans les négociations du Brexit. Il n'en fut rien. Nous sommes restés unis. Avec 450 millions d'Européens et un marché unique puissant, nous sommes le principal partenaire commercial des Etats-Unis, et personne n'a intérêt à une guerre commerciale. Mais pour se faire entendre là-dessus, il faut justement rester soudés et défendre nos intérêts sans hésiter. Utilisons nos armes.
Q - Alors que Trump annonce la fermeture des frontières avec le Mexique, comment l'Europe peut-elle répondre à cette exigence de mieux maîtriser ses frontières et de réguler ses flux ?
R - La maîtrise de l'immigration est une exigence de tous nos citoyens, aux Etats-Unis comme en Europe. Si l'Europe est incapable de protéger ses frontières et de lutter contre l'immigration illégale, les gens se tourneront vers des mouvements antieuropéens. Contrairement à autrefois, il y a aujourd'hui une convergence sur ce sujet parmi les Européens, et c'est un combat que nous portons avec Bruno Retailleau à Bruxelles. Ça passe par la mise en oeuvre rapide du pacte asile et migration, récemment adopté et effectif début 2026, qui permettra une première sélection des demandeurs d'asile aux frontières de l'UE. C'est une première révolution. Nous travaillons également à une révision de la directive retour, promue par la France pour faciliter les expulsions et renforcer la rétention administrative. Enfin, nous allons renforcer les outils externes de l'UE en conditionnant visas, aides au développement et instruments commerciaux.
Q - La course à l'intelligence artificielle s'impose comme un outil de domination mondiale. Face à la Chine et aux Etats-Unis, quelle position adoptera la France au sommet international sur l'IA les 10 et 11 février à Paris ?
R - L'innovation technologique, dans l'IA ou le quantique, n'est pas seulement une question économique : c'est un enjeu de souveraineté. Aujourd'hui, nous courons un risque de décrochage face aux investissements massifs des Etats-Unis et à l'émergence d'acteurs chinois comme DeepSeek. Il n'y a aucune fatalité : les Etats-Unis semblaient intouchables hier, la Chine montre qu'il est possible de les dépasser. L'enjeu est donc d'investir massivement au niveau européen et de libérer les capacités d'investissement publiques comme privées. Le rapport Draghi souligne un retard de 800 milliards d'euros d'investissement par an dans les secteurs de la tech, la décarbonation ou la défense. Nous attendons de la présidente de la Commission des annonces ambitieuses dans le domaine de l'investissement. Il y a urgence. Le monde ne nous attend pas.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 février 2025