Entretien de M. Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, avec France Info le 18 février 2025, sur le conflit en Ukraine, l'OTAN, les relations avec les États-Unis et Boualem Sansal.

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Média : France Info

Texte intégral

Q - Bonjour Jean-Noël Barrot.

R - Bonjour.

Q - Bonjour.

Q - Hier, une réunion était organisée en urgence à l'Elysée avec des dirigeants européens. Les Britanniques étaient là aussi. À la sortie, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a dit que l'Ukraine mérite "la paix par la force". Qu'est-ce que ça veut dire ?

R - Ça veut dire que les Européens se sont réunis hier à l'invitation du Président de la République, pour avoir un message unitaire et réaffirmer quelques principes simples. Le premier, c'est celui que vous avez cité. Nous n'obtiendrons la paix que par la pression. C'est cela que cela signifie, et c'est pourquoi nous allons continuer à alourdir, si l'on peut dire, le coût de la guerre pour Vladimir Poutine et dès...

Q - La paix par la force ?

R - ... - exactement -, dès lundi prochain, nous prendrons un nouveau train de sanctions, le 16e depuis le début de la guerre, pour forcer Vladimir Poutine à s'asseoir à la table des négociations. Le deuxième message, qui est très important également, c'est que nous ne voulons pas d'un cessez-le-feu bâclé. Ce dont nous voulons, c'est d'un traité de paix en bonne et due forme qui met fin une bonne fois pour toutes à cette guerre en Ukraine qui traîne depuis maintenant 11 ans. Et puis le troisième message, c'est que nous voulons changer les règles européennes pour pouvoir augmenter notre effort de défense au moment où les Etats-Unis commencent à se désengager.

Q - On va y revenir dans le détail. Mais quand même, juste avant la réunion, Emmanuel Macron a eu Donald Trump au téléphone, le président américain. Que se sont-ils dit ?

R - Emmanuel Macron, lui, a présenté la démarche qu'il avait entreprise de fédération, si je puis dire, des Européens, en écoutant ce que Donald Trump avait à dire et ce qu'il entendait qu'Emmanuel Macron puisse transmettre en son nom aux dirigeants européens.

Q - Vous parliez de fédération des Européens. Le format de cette réunion d'hier, il est voué à se reproduire. C'est une sorte de Conseil de sécurité européen qu'on a vu hier ?

R - Oui. Et puis s'élargir d'ailleurs, il y aura d'autres réunions dans les prochains jours, associant plus largement tous les Européens, parce que tous les Européens sont concernés. C'est un format de discussion qui avait d'ailleurs eu lieu il y a quelques semaines autour du secrétaire général de l'OTAN, et qui permet d'avoir des discussions sur la suite de la guerre en Ukraine et sur la sécurité du continent européen.

Q - Pardon, je reviens sur le coup de fil avec Donald Trump. Qu'est-ce qu'ils se sont dits clairement juste avant la réunion ?

R - Eh bien le Président de la République lui a rappelé ces éléments que je viens de vous citer et qui ont été agréés par les autres Européens. Très difficile d'imaginer Vladimir Poutine s'asseoir de bonne foi à la table des négociations sans qu'une pression colossale lui soit infligée. D'autre part, nous ne voulons pas de cessez-le-feu parce que nous en avons soupé. Nous avons nous-mêmes...

Q - Donc Emmanuel Macron a dit : "Les Européens doivent être autour de la table dans les négociations avec la Russie". Qu'a répondu Donald Trump ?

R - Vous savez, quand on dit que les Européens seront autour de la table, ce n'est pas une demande, c'est un constat. Pourquoi ? Parce que la réalité est implacable. Seuls les Ukrainiens pourront décider d'arrêter de combattre le moment venu. Et ils ne le feront que lorsqu'ils auront la certitude que la paix qui sera conclue est durable. Et comment en auront-ils la certitude ? Eh bien uniquement s'ils ont des garanties qu'ils ne seront plus agressés. Qui apportera ces garanties ? Ce seront les Européens. Et donc, par la force des choses, les Européens, à un moment ou à un autre, seront autour de la table. Et si vous n'en êtes pas convaincus, essayez de vous représenter ce qui se passerait en France, puisqu'aujourd'hui, la Russie occupe en Ukraine l'équivalent de la surface en France des régions Hauts-de-France, Grand Est et Ile-de-France. Imaginez que nous soyons en train de combattre contre la Russie qui occuperait ces trois régions pour l'empêcher d'aller plus loin. Croyez-vous que nous déposions les armes si on nous proposait un cessez-le-feu sans aucune garantie ? Evidemment que non. Eh bien, il en va de même pour les Ukrainiens.

Q - Alors, justement pour les garanties...

Q - Les garanties, il faut en parler parce qu'on a entendu hier le Royaume-Uni, comme la Suède, disposés à envoyer des troupes au sol pour offrir des garanties de sécurité à l'Ukraine. La France aussi ?

R - Ce n'est pas une question qui se pose aujourd'hui, et personne n'a dit qu'il entendait envoyer des troupes en Ukraine aujourd'hui. Ce que nous disons, c'est que nous voulons la paix et nous la voulons de manière durable. Il y a dix ans, quasiment jour pour jour, un cessez-le-feu a été conclu entre l'Ukraine et la Russie. C'est ce qu'on appelle l'accord de Minsk. Ce cessez-le-feu, il a été violé 20 fois depuis et il a conduit la Russie, à un moment donné, à dire : "Allez, j'envahis l'Ukraine à grande échelle". Tout cela, nous n'en voulons pas. Et si nous voulons éviter que la ligne de front se rapproche de nous, il nous faudra un traité de paix qui effectivement garantisse que la Russie n'agressera plus l'Ukraine.

Q - Mais pour cela, il faut l'unité des Européens. Vous nous avez dit tout à l'heure "on était unis hier". Pardon, mais sur ce point-là, on a le sentiment que le Royaume- Uni et la Suède disent quelque chose : "On envisage - c'est ce qu'ils disent - on envisage aujourd'hui d'envoyer des troupes." L'Allemagne dit le contraire. "C'est inapproprié", dit même...

R - "C'est prématuré".

Q - Voilà. "Prématuré et inapproprié", dit Olaf Scholz. Et la France, on vient de l'entendre, pour vous, la question ne se pose pas aujourd'hui ?

R - Ça fait 11 ans que la ligne de front se rapproche de nous et ça fait trois ans que nous sommes agressés directement. Souvenez-vous des étoiles de David. Souvenez-vous des cercueils, des mains rouges. Regardez ce qui se passe juste à côté de chez nous.

Q - Ça, c'est la guerre hybride.

R - Les câbles sous-marins...Oui. Mais enfin, pardon, mais la guerre hybride, ce n'est pas un détail. Les câbles sous-marins qui sont sectionnés, les colis piégés en Allemagne, tout ça, c'est l'agressivité, l'hostilité de la Russie à notre égard. Si nous voulons que cela s'arrête, il nous faut un traité de paix qui dissuade définitivement la menace russe.

Q - Et alors la dissuasion justement, comment et par quoi elle peut passer ? On parlait de l'envoi de troupes. Si la France décide, après justement que la paix soit instaurée en Ukraine, si la France décide d'envoyer des troupes, elles serviraient à quoi, ces troupes ? Je vous pose la question clairement, parce qu'il y a des Français qui nous écoutent, qui nous regardent, qui doivent se demander : "Si les Français envoient des troupes en Ukraine, à quoi elles vont servir ?"

R - Si nous voulons, comme je le disais, que la menace s'arrête, que la ligne de front cesse de se rapprocher de nos frontières, il nous faudra faire des efforts plus importants encore que ceux que nous avions fait il y a 11 ans ou 10 ans, lorsque ce cessez-le-feu avait été trouvé. C'est-à-dire qu'il faudra qu'on apporte des garanties pour que l'agression ne se reproduise pas. Quelle sera la forme de ces garanties ? Il est trop tôt pour en parler. Cette question se posera...

Q - Pourquoi ? Parce que je vous donne l'exemple de l'Estonie. En Estonie, on a des forces de dissuasion, on a des soldats français sur place, ils sont présents, juste.

R - Cette question se posera le moment venu, une fois que la paix aura été trouvée pour qu'elle puisse être véritablement garantie. Elle se posera dans des instances appropriées. Et ce n'est pas sur les plateaux de radio ou de télévision qu'on fera des déclarations à l'emporte-pièce. Mais oui. Dans beaucoup de pays de l'Alliance transatlantique, de l'OTAN, il y a des présences militaires qui dissuadent...

Q - Donc c'est une possibilité.

R - Qui dissuadent l'agression dont ils pourraient être la cible. Mais il y a beaucoup de formules différentes. C'est une question qui sera abordée le moment venu.

Q - Ça, c'est pour le volet militaire, Jean-Noël Barrot. Vous nous avez parlé d'un nouveau train de sanctions à partir de lundi prochain. Sur quoi va-t-il porter précisément ?

R - Essentiellement sur les ressources énergétiques que la Russie utilise pour financer son effort de guerre, et plus particulièrement sur les moyens que la Russie a trouvés au fil des années pour contourner les sanctions que nous avions appliquées. Vous vous souvenez peut-être que nous avons appliqué un plafond sur le prix du pétrole. Pour dire, le pétrole, ça rapporte 100 milliards d'euros chaque année à la Russie. L'effort de guerre de la Russie, c'est 140 milliards d'euros par an. Donc le pétrole, c'est quand même une recette majeure. Nous allons baisser le prix du pétrole en impliquant un plafond, et ainsi la Russie sera asphyxiée. Cela a marché en partie, mais sauf que la Russie, qu'est-ce qu'elle a fait ? Elle a trouvé des navires, notamment, par lesquels elle parvient à contourner les sanctions et à vendre du pétrole à un prix plus élevé que celui de ce plafond.

Q - Cela veut dire aussi sanctionner des pays qui participent à ce type de contournement des sanctions ?

R - Cela veut dire sanctionner des acteurs dans des pays qui effectivement participent à ce contournement. Sanctionner des entreprises ou des propriétaires de ces bateaux par lequel le pétrole russe continue à être vendu à des prix qui ne sont pas sous sanctions.

Q - Jean-Noël Barrot, là, vous nous parlez de nouvelles sanctions infligées à la Russie. Au sein même de l'Union européenne, on voit que tout le monde n'est pas d'accord avec la position que vous nous donnez ce matin. On pense au Hongrois Viktor Orban, qui a fustigé hier, je cite, "des dirigeants européens frustrés, pro-guerre et anti-Trump qui se réunissent pour empêcher un accord de paix en Ukraine". Comment éviter d'apparaître aujourd'hui comme ceux qui veulent faire continuer la guerre en Ukraine et donc continuer à produire des victimes ?

R - En disant tout simplement que tout, dans notre histoire, nous instruit, que la faiblesse dans ce moment de notre histoire nous entraînerait un jour ou l'autre vers la guerre. Et que si nous sanctionnons Vladimir Poutine aujourd'hui, c'est pour l'amener à la table des négociations. Et si nous voulons un traité de paix en bonne et due forme plutôt qu'un cessez-le-feu bâclé, c'est pour éviter que la guerre ne reprenne. Notre seul objectif, le seul objectif du Président de la République, le seul objectif de la France, c'est la paix durable sur le continent européen.

Q - Mais pour trouver la paix, il faut parler avec l'ennemi. Pas forcément seulement entre alliés. Et vous, vous avez dit : "Si Sergueï Lavrov, le ministre des affaires étrangères russe, m'appelait Je ne décrocherais pas". On n'est pas avancé, en disant ça.

R - Il y a une raison très simple. Nous sommes agressés en permanence par la Russie. Je vous parlais des campagnes de désinformation. J'aurais pu vous parler des campagnes cyber. Aujourd'hui, la Russie est d'une hostilité sans comparaison vis-à-vis des pays européens, au premier rang desquels la France. Et donc, si la Russie décide à un moment donné de s'asseoir à la table de négociations, de conclure un traité de paix, de mettre fin à son agressivité qui, depuis plus de 10 ans maintenant, pose des problèmes majeurs à la sécurité européenne, alors effectivement, on pourra regarder pour une reprise du dialogue.

Q - Alors, précisément, Jean-Noël Barrot, au moment où nous nous parlons, votre homologue russe Sergueï Lavrov est à Riyad et commence en ce moment même des pourparlers américains et russes avec Marco Rubio aussi, le nouveau chef de la diplomatie américaine. C'est la première fois depuis trois ans, depuis l'invasion, qu'il y a une réunion à ce niveau entre les deux pays. Est-ce que c'est une victoire pour Vladimir Poutine, pour le Président russe ?

R - Si les Etats-Unis veulent, par le dialogue, traîner Vladimir Poutine jusqu'à la table des négociations, ne comptez pas sur moi pour les en dissuader, parce que c'est une bonne chose. En revanche, ce que notre expérience nous a montré, c'est que Vladimir Poutine ne répond pas au dialogue, il ne répond qu'à la pression ; Et donc j'encourage, comme nous continuons à le faire, les Etats-Unis à assortir leur démarche de dialogue, de pression considérable, sans quoi je crains qu'ils ne parviennent pas à leur but.

Q - Mais depuis que Poutine et Trump se sont reparlés mercredi dernier au téléphone, on entend tous la même chose : on va vers une paix dans le dos des Européens et sur le dos des Ukrainiens. C'est ça qui est en train de se dessiner ?

R - Je peux vous refaire la démonstration en repartant de l'exemple français. Imaginez que nous combattions depuis trois ans contre la Russie qui aurait envahi les Hauts-de-France, le Grand Est et l'Ile-de-France. Croyez-vous vraiment que nous déposerons les armes parce que des puissances étrangères concluraient dans notre dos un cessez-le-feu bâclé sans garantie ?

Q - Comment est-ce que vous pouvez vous réjouir de la rencontre de Marco Rubio et Sergueï Lavrov en ce moment et nous dire : "Il n'est pas absolument pas venu le temps de la discussion" ?

R - Donald Trump a dit : "Je veux aller vers la paix et je vais traîner Vladimir Poutine jusqu'à la table des négociations". C'est une bonne chose, puisque nous, nous essayons aussi de le faire par d'autres moyens, la pression, parce que nous avons vu que le dialogue n'était pas très porteur dans cet échange-là. Si les Etats-Unis y parviennent par d'autres moyens, c'est une bonne nouvelle pour nous.

Q - Alors sur le papier, quand même, on va essayer de comprendre comment on peut trouver la paix. Qu'est-ce qui est négociable ? Quand les Américains disent aujourd'hui qu'il est impossible que l'Ukraine retrouve ses frontières d'avant 2014, c'est-à-dire avec la Crimée, alors que Zelensky, le président ukrainien dit : "Moi, je suis pour un échange de territoire". Qu'est-ce qui est négociable aujourd'hui ?

R - Notre position est très claire et je vous invite une troisième fois à vous mettre à la place...

Q - Vous, vous dites que rien n'est négociable.

R - Non. Je dis que c'est aux Ukrainiens de décider de ce qui est négociable s'agissant de leur souveraineté et de leur intégrité territoriale. Et nous n'allons rien leur imposer de ce point de vue-là. Nous, notre rôle, c'est de traîner Vladimir Poutine à la table des négociations par la pression et de montrer que si tout le monde est de bonne foi et que tout le monde est prêt à signer un traité alors que les Européens seront prêts à apporter les garanties pour éviter que la guerre ne reprenne.

Q - Jean-Noël Barrot, vous êtes avec nous jusqu'à 9h. On laisse passer le fil info. Il est 8h45. Maureen Suignard.

(...)

Q - Et toujours avec Jean-Noël Barrot, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères. Il y avait hier, autour de la table à l'Elysée, le secrétaire général de l'OTAN. Que reste-t-il ce matin, Jean-Noël Barrot, de l'Alliance atlantique ?

R - Je crois qu'il a été réaffirmé hier que ces garanties que les Européens veulent apporter à un traité de paix ne doivent pas remettre en question l'unité de l'Alliance transatlantique. Et d'ailleurs...

Q - Vous savez pourquoi on vous pose la question.

R - ... lors de mes échanges avec mon homologue américain, mon nouvel homologue américain Marco Rubio, celui-ci a rappelé devant les Européens à quel point il tenait, à quel point les Etats-Unis tenaient à l'OTAN, à cette alliance que nous avons nouée ensemble, dont la France est cofondatrice il y a 75 ans.

Q - Mais justement, le 4 avril 1949, quand l'OTAN est créée, les pays signataires s'engagent à respecter les principes de la Charte des Nations unies. Principe cardinal, article 2, de cette charte des Nations unie : respect de l'intégrité des territoires. L'Amérique de Trump, est-ce qu'elle n'a pas tourné le dos à ces principes, quand on entend les déclarations de Donald Trump ces dernières semaines ?

R - Il faudra juger sur les actes plutôt que sur les déclarations. Pour ce qui nous concerne, l'intégrité territoriale reste notre boussole absolue, quel que soit le conflit d'ailleurs. Que l'on parle de la République démocratique du Congo ou que l'on parle de l'Ukraine, nous considérons partout que les principes fondateurs des Nations unies - intégrité territoriale, autodétermination des peuples - doivent être respectés, non seulement parce que c'est une question de principe d'organisation de l'ordre international, mais aussi parce qu'il en va de nos intérêts.

Q - Ben alors, s'il faut toujours faire confiance aux Américains dans le cadre de l'OTAN, pourquoi la sécurité de l'Europe est à un tournant ? C'est ce qu'a déclaré la présidente de la Commission européenne.

R - Parce que même si l'OTAN reste une alliance qui nous lie aux Etats-Unis, les Etats-Unis ont été très clairs - mais ce n'est pas nouveau, ça s'accélère un peu ces derniers temps, mais ça n'est pas nouveau : les Etats-Unis vont réduire leur niveau d'engagement dans l'OTAN. Et c'est pourquoi nous disons depuis 2017, le Président de la République l'a dit à de nombreuses reprises, il nous faut nous emparer en quelque sorte de la place qui est la nôtre dans l'OTAN en développant nos propres capacités, nos propres visions, en quelque sorte en européanisant l'OTAN qui jusqu'à présent était, en quelque sorte, un club sous l'ombrelle des Etats-Unis et qui nous a permis pendant des décennies de vivre dans une insouciance absolue. Mais cette époque est révolue.

Q - Donc dans le cadre de l'OTAN. Vous ne pensez même pas à quelque chose en-dehors de l'OTAN ? Une force européenne en-dehors de l'OTAN ?

R - Mais pourquoi se passer du cadre de l'OTAN ? Il est très bien le cadre de l'OTAN.

Q - Encore une fois, parce qu'il y a peut-être des divergences de fond sur les objectifs même de l'OTAN.

Q - Parce qu'il y a les Américains !

Q - C'est-à-dire que discuter avec Vladimir Poutine quand on revendique soi-même, que le Canada devienne le 51e Etat américain, le Groenland qui pourrait devenir Américain, le canal de Panama qui pourrait devenir Américain, quand le principe même de l'OTAN, c'est de défendre l'intégrité des territoires, est-ce qu'on est encore d'accord sur les principes ?

R - Je crois qu'en tout cas, le moment est bienvenu pour renforcer l'Europe au sein de l'OTAN. Et renforcer l'Europe au sein de l'OTAN, ce sont des moyens, bien sûr, des capacités avec des stratégies, mais c'est aussi une vision. Et je crois que c'est le moment pour nous de reprendre le contrôle de l'OTAN.

Q - Ce qui coûte de l'argent quand même, les investissements militaires en Europe.

R - Bien sûr. Et c'est pourquoi les engagements d'hier étaient importants.

Q - Oui. C'est-à-dire que vous êtes sûr que les investissements en matière militaire ne seront pas compris dans les 3% ? Est-ce que ça vaudrait, par exemple pour 2025 ?

Q - La règle budgétaire de 3%.

Q - La règle budgétaire.

R - C'est un très bon point que vous soulevez. Hier, les dirigeants européens autour du Président de la République ont dit : "Nous voulons que les dépenses militaires puissent être décomptées des seuils à ne pas franchir en matière budgétaire européenne". Et la Commission, la présidente de la Commission a pris bonne note de cette demande assez unanime qui vient des Etats membres, elle fera dans quelques jours des déclarations en ce sens.

Q - Ça peut valoir pour 2025, pour cette année, pour le budget qui vient d'être adopté ?

R - C'est la Commission européenne qui précisera les nouvelles règles. Mais je me réjouis que ce qui était encore il y a quelques années un tabou absolu devienne aujourd'hui une réalité. Ça correspond à notre attente et à nos exigences.

Q - En parallèle des discussions sur le conflit en Ukraine, les Américains secouent les Européens aussi sur la question des valeurs. Jean-Noël Barrot, le discours du vice-président américain, J.D. Vance, vendredi à Munich a provoqué la sidération. Il n'y a pas d'autres mots. On est en guerre idéologique avec les Américains aujourd'hui ?

R - J'entends beaucoup parler de ce discours de J.D. Vance, le vice-président américain à Munich. Je vais le dire très tranquillement et avec tout le respect qui est dû à sa fonction : s'agissant de la vie démocratique, chacun chez soi, merci, au revoir. Plutôt que de regarder la paille dans l'oeil de son voisin, regardons la poutre qui est dans le nôtre. C'est-à-dire que nous n'avons pas de leçon à recevoir sur la manière dont nous organisons notre débat public. Ensuite, je dois dire que ce qui m'estomaque plus que le discours de J.D. Vance, c'est de voir des commentateurs français, des responsables politiques français se prosterner littéralement devant Elon Musk, ses amis et leur idéologie.

Q - C'est le cas de Jordan Bardella et Eric Ciotti.

R - Qui nous disent "la liberté d'expression est brimée en Europe". Mais qu'est-ce qu'ils veulent exactement ? Ils veulent avoir la liberté d'injurier et de diffamer ? Est-ce qu'ils veulent avoir la liberté de faire l'apologie du terrorisme ? Est-ce qu'ils veulent pouvoir tenir des propos racistes et antisémites en toute impunité ? Mais si c'est le cas, c'est le contraire de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, c'est le contraire de notre Constitution et c'est le contraire de la France.

Q - Jordan Bardella justement sera à Washington, là, à la fin de la semaine, pour assister au congrès des conservateurs. Vous en pensez quoi ?

R - Je ne suis pas étonné, puisque ça fait partie de ce mouvement d'ensemble. Mais je le redis, s'agissant de la liberté d'expression, nous en avons défini les contours en 1789. Ce sont des révolutionnaires qui l'ont fait. Donc ce n'étaient pas des technocrates, je dirais, dans leur bureau, qui voulaient étouffer l'expression du peuple souverain. Et eux-mêmes, au premier jour, ont dit que la liberté d'expression, ce n'est pas la liberté de crier plus fort que les autres, ce n'est pas la liberté d'opprimer celui qui est le plus faible ou qui a le plus de difficultés à s'exprimer. Donc vouloir, notamment quand on est le représentant d'un parti d'extrême-droite qui pendant longtemps était marginalisé sur la scène politique française, qui n'a pu participer à la vie démocratique que précisément parce que nous avons des règles d'équité de temps de parole, de financement des campagnes électorales qui permettent à chacun de s'exprimer, vouloir maintenant remettre en question ces règles-là, je trouve que c'est totalement irresponsable et lâche, en réalité.

Q - Un mot d'ailleurs de ce qu'a dit votre prédécesseur, Stéphane Séjourné, qui est désormais le commissaire français à Bruxelles. Il a dit en écoutant ce discours de J.D. Vance qu'il avait eu honte, honte pour les Américains. "La honte que j'ai eue pour les Américains, du coup de canif porté au modèle européen." La honte, c'est ce que vous avez ressenti aussi ?

R - Il a raison, Stéphane Séjourné, de dire que sur le fond et sur les questions de valeur, la question que pose le discours de J.D. Vance, elle se pose aux Américains plus qu'aux Européens. Quand on pense que 400.000 soldats américains ont donné leur vie dans la lutte sans relâche pendant la Deuxième Guerre mondiale contre le nazisme, 400.000, dont les derniers survivants étaient sur les plages de Normandie au mois de mai dernier, comment accepter qu'un vice-président américain puisse rendre visite aux dirigeants d'un parti d'ultradroite allemande qui flirte avec les thèses néonazies ? C'est juste très difficile à comprendre.

Q - De l'AfD, effectivement, c'est ce qu'il a fait dans la foulée du discours. Cela, ça vous inquiète d'un point de vue européen ? C'est inacceptable ?

R - Je le dis, c'est une question qui se pose d'abord, c'est l'Amérique et ses valeurs qui sont en jeu. Et je crois que c'est une question qui va se poser dans les prochaines années aux Etats-Unis d'Amérique.

Q - Après la guerre en Ukraine, le rapport avec les Etats-Unis, il y a aussi la guerre au Proche-Orient. Cessez-le-feu, trêve en ce moment... Mais après la guerre, il n'y aura "ni Hamas ni Autorité palestinienne" à Gaza, c'est ce qu'assure Benjamin Netanyahou, le Premier ministre israélien. Qu'est-ce que vous comprenez dans cette phrase ? Est-ce qu'il faut s'attendre à une annexion de la bande de Gaza ?

R - D'abord, il faut que le cessez-le-feu qui a été agréé entre les deux parties puisse aller à son terme. Et pour cela, il faut que les deux parties tiennent leurs engagements. Ensuite, je ne peux pas dire le contraire, le Hamas ne doit avoir aucun rôle dans la gouvernance de Gaza et de la Palestine dans les années qui viennent. Enfin, la seule solution politique durable à ce conflit, c'est la solution à deux Etats. C'est l'objectif que... Ou en tout cas, c'est le sujet de la conférence que nous co-présiderons avec l'Arabie saoudite au mois de juillet prochain. Sans cette solution politique, la région restera prise dans l'instabilité...

Q - Mais ce n'est pas un peu tard ? Parce que vous voyez, les Américains... Le plan des Américains, ce n'est pas celui-là, Jean-Noël Barrot, vous le savez. Donald Trump veut prendre le contrôle de la bande de Gaza. Qu'est-ce qu'on fait, nous, Européens, face à ça ?

R - Nous soutenons les efforts des pays arabes, qui ont d'ailleurs commencé à en parler à Donald Trump pour trouver, disons, une solution alternative à cette prise de contrôle de la bande de Gaza, qui est à la fois impraticable et totalement contraire au droit international. Cette solution, ça consiste à dire : reconstruction, gouvernance et sécurité pour Gaza. Voilà quelque chose conforme au droit international, sans doute beaucoup plus praticable qu'une annexion de facto ou qu'une prise de contrôle par les Américains. Donald Trump a dit : "Si un plan crédible m'est proposé, alors je pourrais le soutenir". Les Arabes y travaillent. Dès qu'ils auront produit ce plan, les Européens y apporteront leur touche et le soutiendront, et c'est ensuite que les Américains pourront le soutenir à leur tour.

Q - Un mot du dossier algérien, Jean-Noël Barrot. Ce matin chez nos confrères de TF1, le ministre de l'intérieur, Bruno Retailleau, dit que l'Algérie ne respecte pas le droit au sujet de ses ressortissants expulsés de France. D'abord, est-ce le cas selon vous ? Et si oui, quelles actions le ministère des affaires étrangères compte-t-il mettre en oeuvre ?

R - D'abord, puisque vous me parlez de l'Algérie, j'ai une pensée pour notre compatriote Boualem Sansal. Je suis préoccupé par son sort, par sa santé, par son moral, par les conditions de sa détention. Je veux dire que sur le cas plus général de notre relation avec l'Algérie, nous avons toute une palette de mesures que nous pouvons prendre, et nous pouvons prendre des mesures. Nous n'en faisons pas la publicité. Je n'en dirai pas plus. Ce serait contraire aux intérêts des Françaises et des Français dans la relation que nous devons retrouver avec l'Algérie, ce serait contraire aux intérêts de Boualem Sansal.

Q - Mais en ce sens, en ce sens-là, vu ce que vous venez de dire, Bruno Retailleau, il n'est pas en train de vous vous savonner la planche ? À chaque fois, il parle régulièrement de l'Algérie. Vous qui êtes le ministre des affaires étrangères, il vous rend la tâche difficile avec le pays ?

R - Je crois que ce qui est contraire à nos intérêts, ce qui est contraire aux intérêts de Boualem Sansal, c'est de faire de cette question-là un sujet de politique intérieure en Algérie. Evitons de le faire et vous verrez, nous obtiendrons des résultats plus rapidement.

Q - Merci beaucoup, Jean-Noël Barrot. Vous évoquiez Boualem Sansal, il y a d'ailleurs, ce soir une soirée de soutien à l'Institut du monde arabe et son avocat confirmait ce matin que Boualem Sansal souffrait d'un cancer, donc, toujours prisonnier en Algérie. Merci Jean-Noël Barrot d'avoir été avec nous ce matin sur France Info.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 février 2025