Interview de M. Benjamin Haddad, ministre délégué, chargé de l'Europe, à LCI le 20 février 2025, sur le conflit en Ukraine et les relations avec les États-Unis.

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Média : LCI

Texte intégral

Q - Bonjour Benjamin Haddad, merci d'être avec nous.

R - Bonjour.

Q - Vous êtes le ministre délégué en charge de l'Europe. Est-ce que le président américain peut traiter son collègue ukrainien de dictateur ?

R - Volodymyr Zelensky, c'est un héros dans cette guerre depuis trois ans. C'est quelqu'un à qui on a proposé de fuir quand sa capitale était envahie, quand son pays était attaqué, quand lui-même était ciblé ainsi que sa famille, et qui a fait le choix de rester, combattre, aux côtés des siens. Et qui, depuis trois ans, représente son pays alors que son pays est attaqué par l'agression de la Russie. Il y a un seul dictateur dans cette guerre, c'est Vladimir Poutine.

Q - Est-ce que Donald Trump a changé de camp ? Vous entendez bien son champ lexical ces dernières 48 heures, 24 heures, très dur vis-à-vis de Zelensky, très doux avec Poutine.

R - Sans rentrer dans une joute verbale sur ce sujet ou surréagir à chaque déclaration, la seule question qu'il faut se poser aujourd'hui, c'est comment les Européens peuvent prendre en charge leur sécurité, et ça commence effectivement par le soutien à l'Ukraine dans la négociation qui s'ouvre. Comment mettre...

Q - Vous ne répondez pas à ma question. Est-ce que la première puissance mondiale aujourd'hui est du côté des Russes ? Il faut dire les choses clairement, Benjamin Haddad.

R - Mais moi, la seule question que je me pose à ce moment-là, c'est : comment les Européens peuvent défendre leurs intérêts ? Comment les Européens, dans ce moment clairement de bascule, où on voit les règles du jeu qui sont en train de changer, où on voit peut-être une parenthèse de 80 ans qui est en train de se fermer, dans laquelle on pouvait laisser notre sécurité à d'autres, aux Etats-Unis, se mettre dans des rapports de dépendance, eh bien maintenant, comment est-ce qu'on met les Ukrainiens dans une position de force dans les négociations ? Comment est-ce qu'on réfléchit aux garanties de sécurité qu'on devra apporter après, en Européen, prendre nos responsabilités pour assurer que ce ne soit pas un cessez-le-feu bâclé que la Russie utiliserait pour réattaquer, mais une paix durable et juste...

Q - Mais pour l'instant, nous ne sommes pas directement dans les négociations, Benjamin Haddad. Jean-Pierre Raffarin, sur ce plateau hier soir, dit : "Nous sommes en train de sortir de l'histoire".

R - Mais c'est bien le risque. Le risque, c'est de sortir de l'histoire. Quand on voit la pression aujourd'hui que nous met la Russie, quand on voit le comportement des Etats-Unis, quand on voit la concurrence de la Chine. Et donc c'est pour ça qu'il faut non seulement reprendre en main notre outil militaire, réinvestir massivement - c'est ce à quoi a appelé le Président de la République. On aura des annonces, je l'espère, de la Commission Européenne dans les premiers jours, mais ce sera une tendance de long terme. C'est pour ça qu'il faut repenser aussi complètement notre modèle. Investir massivement dans l'intelligence artificielle et dans la tech. Investir dans la réindustrialisation, défendre nos intérêts sur le plan commercial. Effectivement, nous sommes maintenant à un tournant de notre histoire. Soit on décide de prendre la décision de changer complètement, profondément de logiciel au niveau européen, soit effectivement, on risquera de basculer hors de l'histoire et de laisser d'autres écrire notre histoire à notre place.

Q - Est-ce que vous pouvez nous confirmer ce matin qu'Emmanuel Macron se rendra dans les prochains jours à Washington ?

R - Oui, Emmanuel Macron se rendra à Washington. Vous le savez, il échange régulièrement avec le président Trump.

Q - Quand est-ce qu'il sera sur place ?

R - La semaine prochaine. Il a échangé à deux reprises...

Q - Le président Trump a parlé de lundi.

R - Il a échangé à deux reprises avec le président Trump cette semaine. Notre approche, c'est de continuer le dialogue, bien sûr, avec le président des Etats-Unis, pour faire entendre la voix des Européens et les intérêts des Européens dans cette négociation et faire en sorte qu'un cessez-le-feu bâclé, qui serait une victoire pour Poutine, une capitulation, n'est dans l'intérêt ni des Européens, ni des Ukrainiens, mais pas non plus des Américains.

Q - Mais avec quel levier, Benjamin Haddad ? Quelle sera la puissance d'Emmanuel Macron face à cet homme qui traite Volodymyr Zelensky de dictateur ?

R - C'est une excellente question. Les leviers, c'est notre soutien à l'Ukraine, qui, je le rappelle, est supérieur à celui des États-Unis. Supérieur, sur le plan militaire ou économique, depuis trois ans. C'est la pression économique que l'on met sur la Russie, et c'est une capacité après à apporter des garanties de sécurité pour faire en sorte que ce ne soit pas juste une parenthèse que la Russie utilise pour réarmer, mais bien le début de la stabilité et d'une paix durable en Europe face à la menace existentielle que fait peser la Russie sur notre continent.

Q - Les Etats-Unis sont venus à Munich, le vice-président Vance nous a fait la leçon, nous a expliqué que nous ne savions pas nous défendre, qu'on n'avions pas de moyens, qu'il allait falloir apprendre "à se défendre sans nous". Je répète un peu ma question, Emmanuel Macron, que va-t-il dire à Donald Trump, qui manifestement pour l'instant n'a que du mépris pour l'Europe, lui qui a été le principal allié des Etats-Unis et des Européens ?

R - Nous n'avons pas de leçons à recevoir des États-Unis ou de quiconque. Emmanuel Macron, il viendra apporter la voix des Européens, de la sécurité de l'Europe, de la nécessité encore une fois de dire très simplement que l'avenir de l'Ukraine ne peut pas se décider sans les Ukrainiens, l'avenir et la sécurité de l'Europe ne peut pas se négocier et se décider sans les Européens, que nous avons, encore une fois, plus donné à l'Ukraine ces dernières années que les Etats-Unis. Donc nous pesons aujourd'hui dans ce conflit, nous apporterons des garanties de sécurité, et donc c'est pour cela que les Européens feront entendre leur voix. Mais une fois de plus, cette question de notre capacité à peser, c'est tout l'enjeu générationnel pour l'Europe. Encore une fois, c'est de réduire nos dépendances sur le plan énergétique, sur le plan technologique, sur le plan militaire.

Q - On importe encore du GNL russe, Benjamin Haddad.

R - Mais c'est bien pour cela qu'il faut, une fois de plus, se lancer dans cette transition. Ça ne se fera pas en un jour, mais sur les deux mandats, par exemple, d'Emmanuel Macron, on aura doublé le budget militaire de la France. Mais il faut continuer, non seulement au niveau national, mais trouver des nouvelles sources de financement au niveau européen, trouver des coopérations industrielles, réduire nos dépendances énergétiques, ne pas se laisser dépasser par la Chine ou les Etats-Unis dans la course à l'intelligence artificielle quantique. C'est vraiment une bascule en termes de modèle, alors que vraiment nous avons aujourd'hui une menace existentielle qui pèse sur nous et, si vous le permettez, un débat national parfois, qui est un peu en décalage avec la gravité et la dangerosité des enjeux qui nous entourent.

Q - Monsieur Haddad, le Président de la République a dit qu'il n'y aurait pas de troupes combattantes françaises en Ukraine, mais qu'il pourrait y avoir des troupes de maintien de la paix sous couvert des Nations unies. La Russie, elle est au Conseil de sécurité des Nations unies, elle a un droit de veto. Est-ce que vraiment on est sur une option qui est possible ?

R - Déjà là, je pense qu'on n'est pas dans le débat du moment. Le débat du moment...

Q - C'est le débat qui a été posé sur la table par M. Macron.

R - Le débat, c'est comment est-ce qu'aujourd'hui on fait en sorte qu'on n'arrive pas à une capitulation de l'Ukraine imposée par d'autres, mais bien à un cessez-le-feu qui peut mener à une paix durable et juste.

Q - Monsieur Haddad, vous nous confirmez donc ce matin que le Président de la République va à Washington lundi ?

R - Il se rendra aux Etats-Unis pour échanger avec son partenaire américain.

Q - Est-ce qu'au-delà de l'Ukraine, il sera question des droits de douane et de la réciprocité européenne aux menaces américaines ?

R - Sur ce sujet, vous savez que notre position est très claire. On a déjà eu le débat lors du premier mandat de Donald Trump. Je vous rappelle qu'Emmanuel Macron était déjà président en 2018-2019. Nous avons, au niveau européen, des moyens pour répondre. Nous avons des moyens de rétorsion. Nous sommes le premier partenaire commercial les uns des autres. Une guerre commerciale, le protectionnisme, n'est dans l'intérêt de personne, mais la meilleure façon de se faire entendre, c'est de se faire respecter et de montrer que nous pouvons répondre.

Q - Est-ce que les Européens sont unis sur tous ces sujets ?

R - Vous savez, il faut arrêter l'autoflagellation et ce discours...

Q - Ah non, c'est un questionnement !

R - Non, mais ce discours de la faiblesse qu'on entend beaucoup en ce moment. Nous ne sommes pas faibles. La preuve... On avait eu le même débat d'ailleurs à l'époque en 2016 face à Donald Trump et face aux mêmes menaces commerciales. Nous avons réagi, nous avons dit que nous étions aussi capables de toucher des secteurs économiques américains, et c'est ce qui avait précisément mené à un accord.

Q - Est-ce que cela veut dire que demain, Mme Meloni, M. Orban, tout comme M. Macron ou d'autres responsables européens diront la même chose aux Américains ?

R - Tous ces dirigeants ont intérêt à ce qu'on ait une réponse unie. Sur le plan commercial, est-ce que vous pensez que l'Italie, la Hongrie, la France sont plus fortes s'ils y vont en rangs dispersés, ou si on est capable de parler d'une voix avec fermeté au niveau européen, en pesant dans la négociation avec les Etats-Unis ? Donc nous assumerons des bras de fer. La meilleure façon de se faire entendre, c'est encore une fois de se faire respecter. Et je voudrais rappeler que, notamment sous l'impulsion de la France, depuis le premier mandat de Donald Trump, nous avons renforcé les outils européens de rétorsion commerciale. On a étendu le champ des secteurs qui pouvaient être touchés, les services, le numérique, la propriété intellectuelle. On est plus rapide, on n'a pas besoin d'attendre des processus interminables à l'OMC. C'est ça aussi l'Europe qui sort de sa naïveté commerciale, aussi sous l'impulsion de la France.

Q - Merci beaucoup Benjamin Haddad d'avoir été avec nous ce matin.

R – Merci.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 février 2025