Interview de M. Sébastien Lecornu, ministre des armées, à RFI le 21 février 2025, sur le conflit en Ukraine, la défense européenne et les militaires français en Afrique.

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Média : Radio France Internationale

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JOURNALISTE
Il était hier en Côte d'Ivoire pour la rétrocession de la France de la base de Port-Bouët à l'Armée ivoirienne, notre grand invité exceptionnel ce matin sur RFI, Sébastien LECORNU, ministre français des Armées. Alors notamment que la France et les Européens tentent de s'accorder sur l'Ukraine face aux États-Unis et à la Russie, il assure que les garanties d'une paix durable seront assurées. Sébastien LECORNU à Abidjan, au micro de Franck ALEXANDRE.

FRANCK ALEXANDRE
Bonjour Sébastien LECORNU.

SEBASTIEN LECORNU
Bonjour.

FRANCK ALEXANDRE
L'Ukraine au coeur des rencontres cette semaine entre le Président MACRON et les partenaires européens. Est-ce qu'une unité se dessine ?

SEBASTIEN LECORNU
Oui. D'ailleurs, elle se dessine objectivement depuis le début de la guerre en Ukraine, l'accompagnement de l'armée ukrainienne, l'accompagnement civil, le volet humanitaire. Là, maintenant, les cartes, évidemment, sont en train d'être rabattues très rapidement. On regarde des nouveaux paramètres de discussion qui sont ouverts, notamment avec cette rencontre qui a eu lieu en Arabie saoudite. Et donc l'enjeu, c'est de mettre à jour au fond le logiciel européen avec des pays qui n'ont pas tous les mêmes cultures stratégiques, les mêmes capacités. Enfin pour avoir vu beaucoup de mes homologues ministres de la Défense en marge de la ministérielle de l'OTAN la semaine dernière, il y a un point commun : c'est que personne ne veut d'une paix bâclée, d'un cessez-le-feu qui serait au fond un faux semblant et qui ne permettrait pas à l'Europe de garantir ses propres intérêts de sécurité. Parce qu'au fond, il y a les garanties de sécurité pour l'Ukraine – comment faire pour que tout ça ne recommence pas ? - mais il y a aussi les garanties de sécurité pour nous, Européens.

FRANCK ALEXANDRE
Et donc la décision est prise d'envoyer des troupes en Ukraine pour garantir cette paix ?

SEBASTIEN LECORNU
Non, on n'est pas là. Vous voyez qu'il y a un décalage d'ailleurs qui est préoccupant entre la vie politique médiatique et puis le fait que les combats actuellement, au moment où je vous parle, continuent de se tenir sur les lignes de front. Et que cette guerre va continuer de durer pendant au moins plusieurs semaines ou plusieurs mois. Et on a d'autres exemples dans notre histoire où parfois des chapitres de pourparlers ont pu s'ouvrir. Mais pendant ce temps-là, le sang continuait de couler. Alors après, il y a la question des discussions que nous pouvons avoir pour garantir la sécurité sur le long terme. Il y a plusieurs choses qui peuvent être mises sur la table. Mais au premier chef, d'ailleurs, avant tout, c'est avant tout la question du réarmement de l'Ukraine, de la poursuite de la montée en puissance de l'armée ukrainienne. Ça passe par des capacités industrielles de production locale, ça passe aussi par sûrement des évolutions de doctrine, de l'interopérabilité. Puis après, et c'est ce que tout le monde retient évidemment, parce que c'est ce qu'il y a peut-être du plus évident pour notre démocratie médiatique en ce moment, c'est : est-ce qu'il faut des forces de maintien de la paix sur le territoire ukrainien ? La question, elle peut être posée, mais on n'en est pas là.

FRANCK ALEXANDRE
Volodymyr ZELENSKY, accusé par Donald TRUMP d'être responsable de la guerre. Avez-vous été surpris par les positions américaines ?

SEBASTIEN LECORNU
Je suis ministre des Armées. Je ne vais pas commencer à commenter ce que tel ou tel chef d'État peut dire, surtout dans le cadre auquel le Président américain est en train de nous habituer. Après, on sait tous qui est l'agressé et qui est l'agresseur et on sait tous que ça n'a pas démarré en 2022. Et nous savons tous que ceux qui font peser... Moi, je suis ministre de la Sécurité extérieure des Français… Ceux qui font peser des risques sur la sécurité des forces françaises prépositionnées à l'étranger, sur notre démocratie, sur la manipulation de l'information, sur l'instrumentalisation de la dissuasion nucléaire, sur le transfert de technologie vers l'Iran ou vers la Corée du Nord, ce n'est pas l'Ukraine, c'est la Russie.

FRANCK ALEXANDRE
Rapprochement Moscou-Washington sans les Européens. Alors je vais vous poser la question franchement. Les Américains sont-ils encore des alliés ?

SEBASTIEN LECORNU
Rapprochement... Oui, ça donne cette impression. Mais je veux quand même - pour les auditrices et les auditeurs qui, par définition, sont souvent de bonne culture en géopolitique ou en affaires étrangères - le combat n°1 de Washington, c'est la question chinoise et ce sont les rapports de force dans le Pacifique Nord. Donc ne nous y trompons pas. Derrière, il y a un agenda à Washington qui est intégralement tourné vers le Pacifique Nord et vers les questions de sécurité que peut poser la Chine. Et au fond, ce que cherche à faire la diplomatie américaine... - je ne cherche pas à l'expliquer, encore moins à l'excuser, je n'en suis pas le porte-parole - enfin au fond, c'est d'essayer de très vite clore ce chapitre de la guerre en Ukraine. Et nous, on dit qu'on est aussi pour la paix. Il n'y a pas de débat là-dessus. En revanche, il ne s'agit pas de bâcler cette paix. Après, les États-Unis sont des alliés. Enfin c'est comme pour nous, nos propres régimes démocratiques en France, en fonction de pour qui on vote aux élections présidentielles et législatives, ça ne fait pas toujours la même diplomatie à la fin. Et ça veut bien dire aussi que les peuples décident aussi des orientations que les grandes puissances doivent tenir, en tout cas lorsque ce sont des démocraties.

FRANCK ALEXANDRE
Emmanuel MACRON se rend lundi à Washington. Mais n'est-il pas trop tard ? Les Européens peuvent-ils encore décrocher une place pour négocier avec les Ukrainiens, la paix en Ukraine ?

SEBASTIEN LECORNU
Mais c'est lors de la réouverture de la cathédrale Notre-Dame de Paris que les premières discussions ont eu lieu. Nous, Français, nous ne faisons pas non plus violence là-dessus. Qui réunit les forces politiques françaises ? C'est le Président de la République ; ça, c'est normal. Mais qui réunit les différents chefs d'État et de Gouvernement d'Europe à Paris ? C'est nous, en ce moment, c'est le Président de la République. Et qui a réuni le Président ZELENSKY et le Président TRUMP ? C'est aussi le Président de la République. Alors après, qu'il y ait un dialogue entre Moscou et Washington qui soit direct, y compris sur des paramètres qui ne sont pas toujours connus du grand public mais que je peux deviner sur d'autres sujets de sécurité – on le voit bien –, l'Europe ne doit pas disparaître des discussions. Mais ce n'est pas en faisant du déclaratoire que ça doit se gérer ; c'est en étant aussi utile et efficace dans les différents paramètres de sécurité à venir.

FRANCK ALEXANDRE
Mais le risque est bien de faire la police d'une paix que l'Europe n'aura pas négociée ?

SEBASTIEN LECORNU
Mais on n'en est pas là. On n'en est pas là. Vous voyez bien que ce chapitre de discussion va prendre du temps. Et ce qui prend la lumière, c'est évidemment la question des territoires. Mais vous n'avez ni d'autre paramètre. Les céréales, la mer Noire, le retour des enfants ukrainiens… Les paramètres de discussion sont redoutablement complexes. Et puis il est fort à parier que d'autres vont se réveiller : la Turquie, la Chine, peut-être même le Brésil qui vont commencer aussi à regarder ce qui se passe dans cette négociation et dans cette re-discussion. Donc en fait, le moment est malheureusement aux paramètres complexes. Et donc on ne peut pas le résumer de manière si simple.

FRANCK ALEXANDRE
Néanmoins, pour peser, comment financer une défense européenne ?

SEBASTIEN LECORNU
Les pays, déjà, doivent faire des choix. Il y a des choix politiques à faire. On les a faits depuis 2017, où le budget des armées françaises aura augmenté de moitié. Donc ça renvoie aussi aux réformes économiques et sociales, à la croissance, à la compétitivité du pays. Donc il faut lever et produire de la richesse pour pouvoir la réinvestir dans la sécurité et évidemment dans notre défense.

FRANCK ALEXANDRE
Ça passe par un emprunt commun ?

SEBASTIEN LECORNU
Il n'y a pas qu'un emprunt commun. Là où vous avez raison, c'est que l'Europe est un marché unique. Nous partageons des paramètres bancaires, monétaires, financiers. Et donc il est évident que soit le marché unique européen est là pour favoriser notre réarmement, et singulièrement les industries de défense, soit pour l'entraver. J'ai été nommé ministre des Armées il y a de cela maintenant près de trois ans. Il y a trois ans, il fallait repousser des initiatives du Parlement européen et de la Commission sur la taxonomie, considérant au fond que produire des armes, c'était sale. Trois ans plus tard, les mêmes, parfois les mêmes formations politiques au Parlement européen m'engueulent parce qu'on ne produit pas assez vite. Donc on voit bien qu'il y a une révolution culturelle qui s'est faite. Et c'est là où l'Europe, comme espace politique et monétaire, soit est un poids au réarmement, soit au contraire est un accélérateur de ce réarmement. Mais pas par les éternels débats sur les armées européennes, etc. Le Président de la République qui est revenu dans son intervention, mais surtout par l'industrie de défense. Je pense que l'aide à l'Ukraine a révélé, réveillé cette évidence que beaucoup avaient perdu de vue : c'est que la production d'armes est clé dans un système de sécurité crédible.

FRANCK ALEXANDRE
Reconfiguration donc, vous venez de remettre les clés du camp historique français de Port-Bouët à l'armée ivoirienne. C'est une étape majeure du repositionnement français en Afrique ?

SEBASTIEN LECORNU
Oui, c'est une étape et un chapitre réussis, ici, en Côte d'Ivoire, dans lequel on le voit bien, tout a été coconstruit en fonction des besoins des Ivoiriens. Un plot de 80 militaires français va rester ici pour notamment effectuer des missions de formation. Beaucoup plus de places vont être faites aux officiers, aux sous-officiers ivoiriens dans les écoles de formation en France. Et d'autres partenariats sont à venir en matière de renseignement, en matière de capacité, en matière d'équipement. C'est clairement dans l'esprit d'Abidjan qu'on a réussi à coconstruire cela depuis maintenant 2023 et ça a fonctionné.

FRANCK ALEXANDRE
Reste le Sénégal. Une date de départ des éléments français a-t-elle été fixée ?

SEBASTIEN LECORNU
On en discute. Les autorités sénégalaises, parfois, nous ont envoyé des signaux contradictoires ces 18 derniers mois. Une commission mixte doit se réunir bientôt pour définir cela. Je crois comprendre que le pouvoir sénégalais ne veut plus aucune base militaire étrangère, quelle qu'elle soit. C'est leur souveraineté. Maintenant, il faut organiser un retrait en bon ordre.

FRANCK ALEXANDRE
Monsieur le ministre des Armées, bonne journée à vous.

SEBASTIEN LECORNU
Merci à vous.

JOURNALISTE
Sébastien LECORNU, ministre français des Armées. Grand invité international de RFI ce matin à Abidjan au micro de Franck ALEXANDRE.


Source : Service d'information du Gouvernement, le 24 février 2025