Déclaration de MM. François Bayrou, Premier ministre, Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des affaires étrangères et Sébastien Lecornu, ministre des armées, sur la situation en Ukraine et la sécurité en Europe, au Sénat le 4 mars 2025.

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Circonstance : Déclaration du Gouvernement suivie d'un débat, en application de l'article 50-1 de la Constitution

Texte intégral

M. le président. L'ordre du jour appelle une déclaration du Gouvernement, suivie d'un débat, en application de l'article 50-1 de la Constitution, portant sur la situation en Ukraine et la sécurité en Europe.

La parole est à M. le Premier ministre. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, INDEP et RDSE, ainsi que sur des travées des groupes UC et Les Républicains.)

M. François Bayrou, Premier ministre. Monsieur le président, permettez-moi tout d'abord d'associer le Gouvernement aux mots, sensibles et justes, que vous avez prononcés en mémoire de Jean-Louis Debré. Ceux qui le connaissaient bien – j'en suis, ayant siégé à ses côtés au gouvernement pendant deux années – savent quelle personnalité attachante était la sienne.

Le premier mot qui vient à l'esprit, lorsqu'on pense à lui, est celui de républicain. Il avait des formules assez drôles. Ainsi, lui qui était le fils de Michel Debré disait régulièrement qu'il était le frère de la Constitution de la Ve République, puisque Michel Debré était le père de celle-ci. Évidemment, la proximité entre cette œuvre majeure et la personnalité de Michel Debré était profondément marquante.

Le deuxième mot est celui de fidèle. Qui a rencontré Jean-Louis Debré dans sa vie partagée avec Jacques Chirac sait que, au-delà des positions politiques qu'ils avaient en commun, il y avait de la part du premier à l'égard du second une fidélité joviale, amicale, chaleureuse et, à bien des moments, drôle.

En effet, le troisième mot auquel on pense pour évoquer la personnalité de Jean-Louis Debré, c'est celui d'humour, dont il était profondément pétri. Il portait sur le monde, et notamment sur le monde politique, un regard amusé, ironique, informé. Il n'était guère de secret qu'il ne connût, mais cela n'empêchait pas l'indulgence qu'il avait non seulement envers ses collègues engagés en politique, mais aussi à l'égard, au fond, de la nature humaine.

Cette manière, chaleureuse, de regarder le monde, était aussi remarquable au travers des œuvres littéraires qu'il produisait. De son passé de juge d'instruction, il avait retenu bien des intrigues et bien des tics de personnalité, dont il faisait la matière de ses romans policiers.

Il était un homme attachant et respecté. À la présidence de l'Assemblée nationale comme à celle du Conseil constitutionnel, il a fait la preuve de ses qualités humaines et politiques.

Mesdames, messieurs les sénateurs, soyez assurés des sentiments de fidélité que le Gouvernement éprouve pour Jean-Louis Debré, ainsi que des pensées chaleureuses qu'il adresse à sa famille et aux siens, à ses enfants et petits-enfants.

Il était un homme que nous regrettons déjà. Il méritait qu'on le respecte et qu'on ait pour lui de l'affection.

Le Gouvernement se joint donc, monsieur le président, à l'hommage que vous avez prononcé.

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, cette séance a pour objet de débattre de la situation en Ukraine et, plus largement, de la question de la défense de notre Union européenne. Cette situation, vous le savez, évolue d'heure en heure et nous place devant des responsabilités et face à des rendez-vous que nous ne pouvons pas éluder.

Hier encore, nous en étions au choc qu'a constitué, pour beaucoup d'entre nous, l'épisode du rendez-vous, dans le Bureau ovale de la Maison-Blanche, entre le quarante-septième président des États-Unis, M. Trump, et le président ukrainien, Volodymyr Zelensky. Je crois que, tous, et avec nous beaucoup de Français – et même une majorité d'entre eux –, nous avons ressenti la manière brutale et méprisante avec laquelle le président des États-Unis a traité le président de l'Ukraine comme une offense à une certaine idée que nous nous faisons du respect entre États, entre responsables d'État, mais aussi du respect de principes et de valeurs auxquels nous sommes profondément attachés et auxquels nous pensions que les États-Unis, notre allié depuis la Seconde Guerre mondiale, étaient aussi profondément attachés que nous le sommes.

Cela a été très douloureux et, pour beaucoup de nos concitoyens, voir ainsi abandonnée, y compris dans le langage et le raisonnement, la solidarité avec l'Ukraine, a été une prise de conscience, l'Ukraine qui se bat pour sa survie et pour nos principes de droit. Ces combats, ce sont déjà 100 000 morts, des centaines de milliers de blessés, et – on a peine à l'évoquer dans un discours officiel – 20 000 enfants qui ont été déplacés pour que soit changée, par l'influence, leur identité ukrainienne, pour qu'elle soit abandonnée. Cette déportation est, pour nous, un crime contre l'humanité.

Enfin, des centaines de milliers d'Ukrainiens, de femmes et d'hommes, ont été déracinés. Au fond, ils sont le visage de tout un peuple qui souffre.

L'Ukraine souffre pour une raison extrêmement précise et datée : le 24 février 2022, les forces armées de la Fédération de Russie ont été jetées sur ce pays à des fins d'annexion et pour écarter les responsables publics que le peuple ukrainien s'est choisis, et qui font preuve d'un héroïsme tout à fait remarquable.

Je l'ai dit devant l'Assemblée nationale hier, et je veux dire devant le Sénat aujourd'hui à quel point nous avons été admiratifs et nous nous sommes sentis solidaires du président Zelensky au regard de l'attitude qu'il a eue, refusant de plier devant l'intimidation. À cet instant, il a été le visage de l'Ukraine, le défenseur de l'honneur de la démocratie, et il portait en même temps une partie de notre honneur européen. Le président Zelensky a honoré la mission qui est la sienne. Nous nous sommes sentis profondément solidaires de son refus de se plier à ces injonctions. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, INDEP, RDSE, UC, Les Républicains, GEST et SER. – M. Pierre Ouzoulias applaudit également.)

Il y avait eu bien des signes avant-coureurs avant ce rendez-vous de vérité et de dévoilement des intentions du président américain. Il y avait eu, d'abord, bien des rodomontades : l'annonce selon laquelle il pourrait régler le conflit ukrainien en un jour, par un claquement de doigts. Il y avait eu des déclarations extraordinairement inquiétantes au regard du droit des nations, avec l'affirmation selon laquelle il pourrait annexer le canal de Panama, que les États-Unis pourraient se rendre maîtres du Groenland, que, pourquoi pas, le Canada devrait être, à son tour, intégré aux États-Unis et enfin que Gaza pourrait être placée sous contrôle de l'administration américaine.

Au début, nous avons donc cru que ce n'étaient que des rodomontades. Ensuite, nous nous sommes aperçus qu'il arrive très souvent, avec ce type de responsabilités politiques, avec ce type d'outrances et avec ce type de transgressions, que les rodomontades se transforment en actes. Et nous avons vu, très vite, un changement incroyablement inquiétant et extrêmement profond de la diplomatie américaine, puisque la semaine dernière, aux Nations unies, les États-Unis ont voté avec la Russie et la Corée du Nord pour repousser une résolution dans laquelle était mentionnée la responsabilité de la Fédération de Russie dans la tentative d'annexion de l'Ukraine. Que les États-Unis refusent de nommer l'agression dont l'Ukraine est victime a été, pour beaucoup d'entre nous, une prise de conscience.

Il y a eu ensuite l'agression dans le Bureau ovale et les mots que le président Trump a utilisés. Je vous rappelle la phrase la plus significative : "Trouvez un accord avec Poutine ; autrement, nous vous laisserons tomber."

Une nation indépendante, souveraine, soumise à la pire des menaces, une menace sur son existence même, et qui est abandonnée par le pays qui fut le leader de l'alliance des libertés : cela est, pour beaucoup d'entre nous, extrêmement violent. Au fond, la question se résume assez simplement : si la Russie arrête les combats, c'est la guerre qui s'arrête ; si l'Ukraine arrête les combats, c'est l'Ukraine qui disparaît. Cette réalité si lourde et si choquante, il est très important qu'elle soit rappelée aujourd'hui, devant le Sénat de la République.

Enfin, cette nuit, a été annoncée une décision que beaucoup redoutaient, mais dont chacun voit les implications : l'annonce selon laquelle les États-Unis stoppaient désormais les livraisons d'aide à l'Ukraine. Car le mot "suspension" ne trompe personne : la suspension, dans la guerre, de l'aide à un pays agressé, cela signifie qu'on abandonne celui-ci et qu'on accepte – ou qu'on souhaite – que son agresseur l'emporte.

Pour la France, pour nous tous, pour les Européens et pour tous ceux qui sont attachés aux libertés et aux droits, pour ceux qui sont attachés à la Charte des Nations unies, par exemple, c'est évidemment tout à fait insupportable.

Que ce soit un pays membre du Conseil de sécurité des Nations unies, c'est-à-dire garant de l'ordre international que les Nations unies incarnent, qui ait décidé de se lancer dans ce type d'agression, c'est évidemment quelque chose qui remet en cause profondément tous les cadres que nous avons voulus et construits depuis la guerre.

Cette alliance que nous avons construite autour des États-Unis reposait, comme énoncé dans la Charte, sur la primauté du droit sur la violence. Je cite presque exactement la Charte des Nations unies : c'était le refus de la violence pour régler les conflits, c'était le droit du plus juste contre le droit du plus fort.

C'est ce monde-là que nous avons abandonné pour entrer dans un autre monde où, au fond, les principes sont abandonnés. Et cet abandon des principes menace l'existence même des relations internationales telles que nous les avons voulues et construites. C'est vrai de la guerre en Ukraine, mais c'est aussi vrai des relations commerciales et économiques, de l'idée que nous nous faisons du multilatéralisme, du fait que les grands ensembles du monde, à un égal degré de responsabilité, participaient ensemble à la définition d'un ordre mondial respectueux de ce que nous avons voulu et construit ensemble.

Devant cette incroyable agression, cet abandon des principes et ce changement de l'ordre du monde, beaucoup d'entre nous, beaucoup de nos concitoyens, se trouvent désespérés. Mais le message et la vision du Gouvernement, c'est que nous ne pouvons pas désespérer ! D'abord parce que nous sommes la France et que nous sommes l'Europe. Nous sommes l'Europe : cela signifie que, contrairement à ce que nous croyons ou à ce que nous laissons croire, nous sommes non pas faibles, mais forts, si nous comparons les capacités de l'Union européenne et les capacités de la Russie, et même des États-Unis.

L'Union européenne compte 450 millions d'habitants, et même 520 millions en ajoutant la population du Royaume-Uni. La population russe, c'est 145 millions d'habitants.

Comparons les PIB des deux ensembles : l'Union européenne, c'est 17 000 milliards d'euros, contre quelque 2 000 milliards d'euros pour la Russie.

Comparons les arsenaux : on découvrira alors que les armées européennes, c'est 2,6 millions de soldats, plus du double de ce que peut aligner la Fédération de Russie ; que nous disposons de 15 000 aéronefs – je parle sous le regard du ministre des armées, qui peut confirmer ces chiffres –, contre 5 000 pour la Russie, et de 15 000 pièces d'artillerie, contre moins de 10 000 pour la Russie. Il n'y a donc pas de déséquilibre ! Simplement, cette force-là, nous ne la mobilisons pas, et nous ne savons pas qu'elle existe. Nos concitoyens pensent que nous sommes désarmés, mais je crois le contraire.

J'ai en mémoire un événement de cet ordre qui exprime à peu près la même chose. Lorsqu'on avait proposé au général de Gaulle, nouvellement élu Président de la République, de signer le traité de Rome, une partie des siens qui ne voyaient pas d'un bon œil ce traité lui avait demandé d'y renoncer. Néanmoins, le général de Gaulle a pris son stylo pour le signer et, en marge de cette proposition de renonciation au traité, a écrit de sa main : "Non. Les Français sont forts, mais ils ne le savent pas."

Ce que le général de Gaulle avait comme vision pour son peuple, ce peuple dont il avait la charge, nous devons l'avoir aussi pour l'Union européenne. Nous avons une force que nous ignorons et c'est à l'influence de cette force que nous renonçons.

Nous devons entreprendre un travail considérable afin que l'Union européenne fasse sentir ce qu'elle est et fasse entendre ce que sont sa volonté et ses principes.

Mesdames, messieurs les sénateurs, nous sommes parvenus à l'heure de vérité, où nous devons dire non seulement ce que nous allons faire, mais aussi ce que nous sommes. J'ai souvent affirmé que la question qui se posait à l'Europe était celle du dramaturge : To be or not to be – être ou ne pas être.

M. Rachid Temal. Ah…

M. François Bayrou, Premier ministre. Ce Gouvernement, auquel participent divers mouvements politiques représentés au Sénat, a choisi que l'Union européenne soit forte.

Les questions qui se posent maintenant sont de plusieurs ordres, hiérarchisés dans le temps. La première question est celle de l'urgence. L'arrêt des livraisons américaines a plusieurs conséquences – ou risque d'en avoir – sur les forces armées ukrainiennes. Ces dernières risquent d'être exposées à de grandes difficultés dans leur approvisionnement en munitions, en matière de renseignement, en matière de connectivité – je m'exprime allusivement –, en matière de logistique et de formation, sachant que l'Ukraine peut avoir besoin d'étendre son modèle d'armée.

La responsabilité de l'Union européenne et des pays amis de l'Ukraine, c'est d'être capables de se substituer le plus rapidement et le plus efficacement possible aux livraisons américaines, de manière que l'Ukraine ne soit pas contrainte de craquer.

C'est un devoir de civilisation que nous avons à remplir. Cela implique de mobiliser nos moyens et nos stocks – nous devons donc trouver de l'argent –, mais aussi tous ceux qui peuvent apporter leur aide à un pays qui se trouve devant une si grave menace militaire. Naturellement, le ministre des armées réfléchit à l'ensemble de ces questions.

Par ailleurs, nous sommes appelés à faire un choix fondamental à moyen terme : les Européens sont-ils prêts à assurer eux-mêmes la sécurité et la défense de l'Europe ? Je le disais, cette question pose celle de notre existence, purement et simplement.

Même si cela peut sembler paradoxal, c'est le sujet sur lequel je suis tout à fait prêt à accepter que la vision du président américain soit respectée. Aussi, nous devons nous préparer à cette éventualité.

Je pense qu'une union aussi riche et capable en armement que la nôtre a le devoir d'assurer elle-même sa sécurité ; elle n'a pas à s'en remettre perpétuellement à d'autres.

Les propos que je formule ici ne sont pas différents du message que la France a envoyé au fil des générations. Depuis le général de Gaulle, et notamment depuis le début du mandat de l'actuel Président de la République, notre message a toujours été le même : l'avenir de la défense européenne, c'est en Europe qu'il se joue.

Il nous appartient de dire et de savoir si nous voulons être fidèles à cette tradition française.

Cela entraîne plusieurs conséquences. La première d'entre elles est industrielle et technologique. Nous avons à construire la base industrielle et technologique de défense (BITD) qui permettra d'équiper les forces de défense des pays de l'Union européenne.

Il ne s'agit pas de construire une armée européenne ; on sait que cette idée, qui a été à l'ordre du jour autrefois, est abandonnée depuis longtemps.

Ce qu'il faut, c'est organiser, coordonner et rapprocher les armées européennes. Toutefois, la vérité oblige à dire que, aujourd'hui, les deux tiers des équipements des armées des pays de l'Union européenne sont acquis auprès des États-Unis. Cela signifie – je le dis à voix basse – que ces équipements sont soumis, d'une manière technologiquement certaine, à l'approbation des États-Unis avant qu'ils ne soient utilisés. C'est aussi vrai pour les pays alliés en matière d'arme nucléaire et de vecteurs nucléaires.

Le paysage ainsi dépeint ne peut que nous inviter à faire preuve de détermination. Au bout de ce chemin, si notre volonté s'affirme, nous serons en mesure de mutualiser nos armements, de renforcer l'interopérabilité et d'assurer nos stocks, sans lesquels il n'est pas possible de conduire une politique sérieuse de défense. Nous pourrons également profiter d'entraînements communs.

Cette coalition des armées européennes, notamment grâce au partage de leurs avancées, constitue la clé de l'avenir.

En ce qui concerne les avions, les blindés, les drones, les capacités de transport, la projection dans l'espace et le renseignement, nous sommes devant des responsabilités qui, de toute évidence, vont transformer notre manière d'être.

C'est aussi vrai pour ce qui touche à l'espace : le système Galileo et le programme IRIS2 sont des éléments essentiels de notre indépendance.

Cette transformation suppose de très grands investissements. Hier, la présidente de la Commission européenne, Mme von der Leyen, a annoncé qu'elle envisageait d'autoriser les États s'engageant à investir dans l'équipement des armées à dépasser la limite de leur endettement public, soit 3 % de leur PIB aux termes du pacte de stabilité et de croissance.

Des instruments de prêts sont préparés et un appel à l'épargne a été lancé, notamment en direction de la Banque européenne d'investissement (BEI).

Par ailleurs, nous devrons être capables de résister à la guerre commerciale que l'administration américaine a décidé de déclencher contre nous. L'annonce d'une taxation à hauteur de 25 % des produits importés de l'Union européenne à l'entrée sur le territoire américain – annonce qui a d'ailleurs trouvé un certain écho au Canada – aboutit à coup sûr non pas à un renforcement, mais à un affaiblissement de l'ensemble des parties.

En outre, elle entraîne l'inflation des prix pour les consommateurs américains et expose les producteurs européens à de grands périls.

Pourtant, la balance commerciale de la France avec les États-Unis est à l'équilibre.

Voilà les questions auxquelles nous devons répondre et le programme auquel nous sommes tenus. Le rendez-vous que l'Europe a avec elle-même, au regard de l'idée qu'elle se fait de son avenir, est aussi le rendez-vous de la France avec elle-même. Cela fait plusieurs décennies que notre pays défend une certaine idée de l'Europe : une Europe libre, solidaire, indépendante.

La France a sans cesse déployé le drapeau de cet idéal dans les rangs de l'Union européenne. L'expression de cet idéal et de cette volonté politique est étroitement liée à la santé et au rayonnement de notre pays.

Les questions qui se posent à nous – rétablir l'équilibre de nos finances, dégager de nouveaux moyens, définir des stratégies de développement sur le long terme en matière agricole, industrielle et intellectuelle, retrouver la capacité créatrice de notre pays et la confiance que nous devons avoir en nous-mêmes – sont directement liées à la capacité d'influence que la France peut avoir sur l'Europe en portant un projet à la fois national et européen.

Je terminerai en évoquant la condition essentielle de ce redressement, de cette reconstruction, de cette volonté de défendre un projet original, qui a aussi une dimension sociale – car la France n'est pas qu'un projet économique, c'est aussi un pacte social.

Tout cela pose la question fondamentale, principielle, de l'unité du pays. Si nous sommes unis, rien ne nous résistera, mais si nous continuons à cultiver les divisions auxquelles nous sommes tellement attachés, les obstacles qui se dressent devant nous finiront par se révéler insurmontables.

Voilà ce que le Gouvernement tenait à dire à l'ouverture de ce débat crucial. Celui-ci est l'occasion d'affirmer l'idée que nous nous faisons de la liberté, du droit et d'un monde équilibré, qui repose en partie sur la capacité de la France à se ressaisir elle-même de son destin. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, RDSE, RDPI et INDEP, ainsi que sur des travées du groupe SER.)

(…)

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des affaires étrangères. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je veux tout d'abord dire que je ne retirerais pas un mot à l'intervention du président Cédric Perrin. Le Gouvernement se joint à lui pour inviter l'Europe à suivre le chemin de l'autonomie en matière de défense. C'est d'ailleurs l'objet de la réunion des chefs d'État et de gouvernement qui aura lieu jeudi à Bruxelles.

Je salue également l'invitation qu'il vous a faite de vous saisir de ces questions qui ont été si bien abordées à la tribune, pour les diffuser au sein des territoires dont vous êtes les élus. Toutes les Françaises et tous les Français doivent être pleinement conscients que ce qui se joue en Ukraine emporte des conséquences très lourdes pour la vie de notre pays et de nos territoires.

Monsieur Kanner, vous avez souligné la différence qui existe entre un accord de paix et un accord de reddition. Le Gouvernement soutient un traité de paix en bonne et due forme, qui tire les leçons des erreurs du passé. Je pense notamment au protocole de Minsk : nous avons signé avec Vladimir Poutine un accord de cessez-le-feu ne comportant pas de garanties de sécurité sérieuses en ayant la faiblesse de croire qu'il s'arrêterait là. Force est de constater que ce cessez-le-feu a été violé à vingt reprises et qu'il ne l'a pas empêché de lancer une invasion de l'Ukraine à grande échelle le 24 février 2022.

Vous m'interrogez sur la participation de la France au plan massif de 800 milliards d'euros présenté aujourd'hui par la Commission européenne. La France se saisira de tous les instruments que cette dernière mettra sur la table, que ce soit la flexibilité en matière de prise en compte des dépenses militaires pour le calcul des critères de Maastricht, les facilités de prêt, ou encore l'emploi des fonds de cohésion inutilisés pour soutenir notre effort de défense.

Par ailleurs, vous avez mentionné les conséquences d'une guerre commerciale. Vous en avez sans doute vu les premières manifestations sur les marchés financiers dès cet après-midi ; aux États-Unis, une récession s'annonce déjà à la suite des premières annonces de Donald Trump.

À cet égard, notre stratégie est claire : expliquer aux États-Unis d'Amérique qu'ils ont tout à perdre à lancer une guerre commerciale contre l'Union européenne ; les dissuader de le faire en annonçant la couleur, à savoir que nous répliquerons à toute atteinte qui sera portée à nos intérêts ; contourner la guerre commerciale en établissant des relations privilégiées avec des partenaires fiables et non alignés sur la Chine ou les États-Unis.

Si vous avez déploré la réduction des moyens de la diplomatie française, vous vous souvenez certainement que l'essentiel des efforts consentis par mon ministère porte sur l'aide publique au développement. Ce n'est pas sans poser de problèmes, mais il fallait bien que le ministère de l'Europe et des affaires étrangères contribue à l'effort collectif de réduction des dépenses.

En ce qui concerne le groupe de travail sur le tribunal spécial pour le crime d'agression de la Russie contre l'Ukraine, je tiens à vous rassurer : il est sur le point d'aboutir. Nous souhaitons qu'il se réunisse une ultime fois au mois de mars, en marge d'une réunion des directeurs des affaires juridiques des ministères des affaires étrangères du Conseil de l'Europe, afin qu'un tel tribunal voie le jour.

Monsieur Cadic, dans l'optique de faire prendre conscience aux Français des répercussions de la guerre en Ukraine sur eux, vous avez mentionné l'initiative du gouvernement suédois, qui a remis à tous ses citoyens un livret sur la conduite à tenir en cas de guerre. Ce livret a été traduit en Français et je le remets sous vos yeux à M. le Premier ministre pour qu'il en fasse bon usage. (M. le ministre remet le document à M. le Premier ministre.)

Par ailleurs, vous pointez du doigt la désinformation et la propagande de la Russie, que l'on retrouve parfois sur les chaînes d'information en continu, et même dans certains des propos qui sont prononcés au sein de cette auguste assemblée – j'y reviendrai. En tout état de cause, nous devons nous préparer non seulement à nous prémunir contre la propagande russe dont nous sommes la cible, mais aussi à riposter de manière beaucoup plus offensive que nous ne le faisions jusqu'à présent. Du reste, nous le faisons déjà : la France est aux avant-postes sur cette question depuis plusieurs années.

Vous avez évoqué Jean Monnet, je citerai pour ma part, pour faire le lien avec l'intervention de M. Patriat, Robert Schuman, qui prononça une déclaration d'une minute trente secondes il y a soixante-quinze ans au quai d'Orsay, laquelle fut l'acte de naissance de ce qui deviendrait plus tard l'Union européenne. Elle commence par ces mots : "La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent."

Monsieur Patriat, vous rappelez, comme l'a fait le Premier ministre dans son intervention, que la Russie est devenue une menace existentielle non seulement pour l'Europe, mais pour une partie du monde. La révolution copernicienne à laquelle vous nous conviez est celle que le Président de la République appelle de ses vœux depuis 2017, et que les Européens sont en train de faire leur.

Monsieur Malhuret, face à la suspension provisoire des livraisons d'armes à l'Ukraine annoncée la nuit dernière par les États-Unis, vous appelez les Européens à sortir du déni. Ils sont de plus en plus nombreux à le faire, y compris ceux qui étaient traditionnellement les plus atlantistes.

En outre, vous pointez les fragilités des accords de Minsk qui ont, comme je l'ai rappelé, été violés de nombreuses fois et n'ont pas contraint Vladimir Poutine à mettre fin à son expansion impérialiste. L'un des objectifs de ce siècle ou, tout du moins, de notre génération sera, nous dites-vous, de vaincre les totalitarismes : vaste programme ! Mais vous avez raison, cela commence dès à présent en Ukraine.

Madame Cukierman, vous avez dénoncé pendant toute votre intervention la brutalité de Donald Trump et des États-Unis, mais vous n'avez eu aucun mot pour dénoncer celle de Vladimir Poutine, qui s'est rendu coupable de crimes de guerre en déportant des enfants ukrainiens (Applaudissements sur les travées des groupes UC, RDSE, RDPI, INDEP et Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe SER.),…

M. Christian Cambon. Eh oui !

M. Jean-Noël Barrot, ministre. … ce qui lui vaut un mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale.

Vous évoquez régulièrement – et sans doute avez-vous raison de le faire – le mandat d'arrêt émis par la Cour pénale internationale contre Benyamin Netanyahou. Mais n'hésitez pas à rappeler celui contre Vladimir Poutine ! Au-delà de ses crimes contre les enfants, celui-ci s'est rendu coupable de multiples violations du droit international et tente de faire aboutir la plus grande annexion territoriale depuis la création des Nations unies.

Vous avez également évoqué la réunion qui s'est tenue à Istanbul au mois d'avril 2022. Il s'agissait de la première discussion de paix entre Russes et Ukrainiens et le projet d'accord ne prévoyait aucune forme de garantie de sécurité pour l'Ukraine. Voilà pourquoi l'Ukraine l'a repoussé !

J'ajoute que, au moment de la discussion de cette potentielle trêve, Vladimir Poutine avait d'ores et déjà abattu la carte qu'il s'apprête certainement à brandir de nouveau : contester la légitimité des responsables politiques ukrainiens. En effet, attendez-vous à ce qu'il conteste la légitimité de Volodymyr Zelensky qui, comme cela a été rappelé de multiples fois à la tribune, est pourtant un héros de guerre et a été confirmé à l'unanimité du Parlement ukrainien pour représenter les intérêts de son peuple.

En tout état de cause, j'invite chacun à ne pas reprendre la rhétorique du Kremlin selon laquelle cette guerre n'est due qu'à l'expansion vers l'est de l'Otan. L'Otan est une alliance défensive. En 2014, la guerre en Ukraine a été déclenchée non pas parce qu'il y aurait eu une poussée de l'Otan vers les frontières de la Russie, mais parce que le peuple ukrainien était pris d'une aspiration européenne que Vladimir Poutine n'a pas voulu laisser exister.

Madame la sénatrice, je ne peux que m'inscrire en faux contre votre proposition de faire des concessions territoriales sans aucune garantie de sécurité. Cela constituerait tout simplement une capitulation de l'Ukraine, dont le coût serait incalculable, y compris pour les intérêts français.

Madame Carrère, vous nous mettez en garde contre le changement de régime qui sera inévitablement demandé par Vladimir Poutine, comme il l'a fait à chaque fois qu'il a négocié : cela a été le cas pour la Géorgie et pour l'Ukraine, cela le sera peut-être bientôt pour la Moldavie. À cet égard, vous reconnaissez les efforts du Président de la République pour éveiller les consciences européennes.

En ce qui concerne l'initiative franco-britannique, elle n'est pas si fragile que le suggèrent les articles de presse. Pour preuve, je rejoindrai dans quelques instants mon homologue britannique pour évoquer les contours de cette proposition avec les autres ministres des affaires étrangères européens.

Monsieur Gontard, vous avez prononcé la phrase suivante : "Le vertige saisit en prononçant ces mots." Le Premier ministre vous fait savoir qu'il s'agit d'un alexandrin et vous félicite de la qualité de vos propos. (Sourires. – M. Akli Mellouli et Mme Olivia Richard applaudissent.)

M. Rachid Temal. C'était la note artistique !

M. Jean-Noël Barrot, ministre. Votre intervention comprenait même un autre alexandrin, mais je vous laisserai le trouver vous-même. (Nouveaux sourires.)

M. Yannick Jadot. Et il y en a d'autres !

M. Jean-Noël Barrot, ministre. Vous affirmez que vouloir la paix, y compris quand on est pacifiste et écologiste, ce n'est pas vouloir la capitulation ; c'est faire preuve non pas de faiblesse, mais de force. En effet, si nous voulons résister à la poussée impérialiste de Vladimir Poutine, nous ne pouvons nous y opposer qu'avec force.

Vous soulignez l'importance de réduire notre dépendance aux énergies fossiles et aux engrais. Le 24 février dernier, à l'occasion du troisième anniversaire de la guerre d'agression russe, l'Union européenne a adopté un nouveau paquet de sanctions visant le pétrole, les navires de la flotte fantôme et les capacités de stockage en Europe ou dans les pays tiers. Toutefois, la dépendance de notre continent à ces ressources reste une très grande faiblesse. C'est pourquoi nous voulons nous en défaire grâce au nucléaire et aux énergies renouvelables.

Monsieur Szczurek, vous reprochez beaucoup de choses au Président de la République, notamment d'avoir rencontré Poutine avant la guerre d'agression russe en Ukraine. Or, avant la guerre, la menace ne recouvrait pas tout à fait la même dimension… Vous reprochez également à Emmanuel Macron une supposée absence de popularité en Ukraine ; je vous invite à y aller, car vous pourrez constater qu'il y est, à certains égards, plus populaire que dans d'autres pays européens,…

M. Rachid Temal. Plus qu'en France ! (Sourires.)

M. Jean-Noël Barrot, ministre. … peut-être même qu'en France. En tenant ces propos, vous vous faites le relais de la propagande russe, ce qui est tout à fait regrettable.

Quant à la souveraineté de la France, comme celle de l'Europe, elle se joue aussi sur la ligne de front ukrainienne. Le ministre des armées Sébastien Lecornu apportera des précisions sur ce sujet, mais il est évidemment question de notre capacité de dissuasion face à la menace. Aussi, à l'échelle nationale comme européenne, nous mettrons les bouchées doubles pour apparaître pour ce que nous sommes : une puissance qui s'ignore, mais qui va se révéler. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, RDSE, RDPI et INDEP, ainsi que sur des travées des groupes Les Républicains et SER.)

(M. Pierre Ouzoulias remplace M. Gérard Larcher au fauteuil de la présidence.)

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Sébastien Lecornu, ministre des armées. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je veux saluer la qualité des diverses interventions. Pour ma part, je m'attacherai à compléter les propos du Premier ministre et du ministre de l'Europe et des affaires étrangères sur les questions concernant directement l'engagement des forces armées françaises et le réarmement.

Je commencerai par le point le plus urgent, à savoir l'aide à l'Ukraine, laquelle a pris une tournure différente depuis cette nuit et exige que nous fassions preuve d'endurance et de fiabilité dans la poursuite des différents engagements que nous avons pris.

Nous en avons longuement débattu lors des discussions budgétaires ici, au Sénat. Les crédits votés pour 2025, dans le cadre de la loi de programmation militaire, permettront de poursuivre le renouvellement de nombreuses composantes de notre armée. Ainsi, nous pourrons sortir de l'armée de terre des blindés AMX-10 RC, des véhicules de l'avant blindés (VAB) et des munitions, les rénover un peu plus tôt que prévu et en faire un paquet d'aide d'urgence à l'Ukraine.

Surtout, nous continuerons de mobiliser les avoirs gelés russes, comme nous l'avons fait pour les missiles Mistral, les canons Caesar ou encore les obus de 155 millimètres. Comme l'a dit le président Perrin, il s'agit d'un moyen supplémentaire pour permettre à nos industriels du secteur de la défense de développer des projets pour coproduire demain en Ukraine – j'en dirai un mot dans un instant.

Vous êtes nombreux à avoir abordé la question des garanties de sécurité. La tournure que prennent les discussions et les négociations montre bien que ces garanties peuvent prendre diverses formes.

Avant de les décliner, je veux à mon tour répondre, dans le prolongement du propos de Jean-Noël Barrot, à la présidente Cukierman qu'on ne peut pas dire, comme elle l'a fait, que c'est une "hérésie" de continuer à aider l'armée ukrainienne, y compris le jour où les armes se tairont, sauf à considérer qu'un État souverain n'a même pas le droit d'avoir une armée pour défendre son territoire, la liberté de son peuple et sa sécurité !

Ce serait un retour en arrière absolument épouvantable en matière de droit international.

M. Jean-Baptiste Lemoyne. Consternant !

M. Sébastien Lecornu, ministre. En effet, le principe du respect de la souveraineté des nations doit être reconnu pour tous ; il y va également de notre propre souveraineté !

La première des garanties de sécurité est évidemment notre capacité à aider l'armée ukrainienne dans la durée. C'est dans cette optique que nous avons formé la brigade Anne de Kiev. En effet, dans un pays qui doit malheureusement recourir à la conscription pour mobiliser, la formation est clé pour régénérer les brigades.

Il en va de même pour les équipements, et donc pour la coproduction de matériel sur place que je viens d'évoquer. Pour accompagner l'éveil d'une stratégie de défense en Ukraine, nos industriels doivent prendre davantage de risques en investissant sur place. Les Anglo-Saxons l'ont fait beaucoup plus que nous depuis quinze ou vingt ans. Il convient d'insister sur cette nécessité.

En ce qui concerne les stocks stratégiques pour l'Ukraine, nous devons faire en sorte de ne pas revivre la situation que nous avons vécue. Si les armes se taisent, la Russie aura des capacités de production énormes pour reconstituer son stock d'armes. Aussi, nous devons être capables de pré-flécher des stocks stratégiques destinés à aider l'Ukraine en cas d'urgence, quitte à les garder dans nos propres pays.

Voilà autant de propositions qu'il faudra documenter, nourrir, et peut-être porter avec d'autres pays européens, comme cela a été dit par plusieurs orateurs.

Une autre garantie de sécurité serait le déploiement de troupes de paix. J'insiste bien sur cette expression "troupes de paix", car Jean-Noël Barrot a raison de souligner que certains propos tenus ici où là entretiennent la confusion en laissant penser que nous voudrions déployer des troupes de combat en Ukraine. Évidemment, il n'en est rien !

De plus, notre armée a pour habitude, au sein de l'Otan et en dehors, sous le mandat des Nations unies ou sans celui-ci, d'être une force de réassurance, d'observation et de déconfliction. Il existe un décalage politico-médiatique entre, d'un côté, la nature des discussions qui viennent seulement de débuter entre les différentes parties – les difficultés qu'elles emportent viennent d'être rappelées à la tribune – et, de l'autre, les décisions qui pourraient être prises.

Mais, de grâce, ne nous enfermons pas dans un débat sur la seule question des troupes, car il ne s'agit que d'un instrument parmi bien d'autres pour garantir la sécurité de l'Ukraine ! La question est évidemment beaucoup plus complexe que cela.

Permettez-moi par ailleurs de dire un mot de notre propre réarmement. Je remercie les forces politiques représentées au Sénat de leur mobilisation durant tous les rendez-vous budgétaires que nous avons eus ces derniers mois. J'estime que les orientations que nous avons prises dans le cadre de la dernière loi de programmation militaire (LPM) – et je parle sous le contrôle de son rapporteur au Sénat, Christian Cambon – ne sont pas caduques. Je pense en particulier à l'épaulement des forces conventionnelles et de dissuasion, aux engagements européens et otaniens et à la part donnée à la reconstitution de nos capacités expéditionnaires.

Néanmoins, le contexte a changé depuis l'adoption de la LPM, et si un document mérite d'être mis à jour, c'est bien la revue nationale stratégique. Au nom du groupe socialiste, le sénateur Temal nous y avait appelés lors d'un précédent débat et avait été rejoint, me semble-t-il, par les différents groupes de la Haute Assemblée.

Pourquoi doit-elle être actualisée ? Car la Russie, et c'est incontestable, réinvente la guerre ! Elle le fait en reprenant des procédés que nous avons connus pendant la guerre froide, comme en témoigne l'agression par un avion de chasse Soukhoï Su-35 de l'un de nos drones Reaper en Méditerranée orientale, sur laquelle j'ai communiqué cet après-midi. Surtout, parce que nous sommes une puissance nucléaire, elle s'ingénie à développer des stratégies de déstabilisation pour contourner par le bas notre dissuasion nucléaire.

Je pense bien sûr à la guerre informationnelle, mais également, comme l'a évoqué M. Gontard, à la manipulation des flux énergétiques, qui prendra à l'avenir une tournure encore plus préoccupante. Je pense aussi aux menaces cyber, sur lesquelles François Bayrou a demandé au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et à l'ensemble des ministères de travailler, car la réponse n'est pas seulement militaire. En effet, les collectivités territoriales, les associations, le monde économique, et, plus largement, tous les lieux mobilisant de la data sont concernés.

Nous voyons bien qu'il s'agit de nous interroger sur notre résilience globale face à des attaques qui, à l'avenir, porteront avant tout sur des infrastructures civiles, puisqu'il est plus dur de s'en prendre à des infrastructures militaires, surtout lorsqu'elles appartiennent à une puissance nucléaire.

Je suis à la disposition de l'ensemble des formations politiques du Sénat pour discuter, sous l'autorité du Premier ministre, de cette mise à jour de notre revue nationale stratégique. Nous devrons débattre de la manière dont nous conduirons le réarmement français et européen.

Comme je l'ai dit tout à l'heure à l'Assemblée nationale, il n'y aurait rien de pire que de le faire en tentant de répondre à la guerre d'hier. Il serait fondamentalement dangereux de consacrer l'effort important que nous demandons aux contribuables français à la résolution de problèmes du passé au lieu de l'investir sur des paris pour l'avenir, quitte à prendre quelques risques.

À cet égard, plusieurs pistes s'offrent à nous.

Tout d'abord, d'un point de vue capacitaire, les sénateurs ayant participé à la discussion de la loi de programmation militaire savent que certains objectifs ont été reportés après 2030 et jusqu'en 2035. Toutefois, le désengagement américain exige, de fait, un renforcement de l'engagement des armées françaises.

Aussi, il devient évident qu'il faut porter le nombre de frégates de la marine nationale de quinze à dix-huit. De même, nous voyons bien que notre armée de l'air manque de vingt à trente avions Rafale et qu'il convient d'investir en profondeur dans les drones et les feux dont dispose notre armée de terre.

Au niveau interarmées, l'Ukraine nous offre un retour d'expérience sur la guerre électronique : il s'agit actuellement de l'endroit le plus brouillé au monde. Nous constatons que la plupart de nos systèmes d'armes ne pourraient pas résister, à terme, à un brouillage de haute intensité.

Ces questions devront d'autant plus nourrir nos débats que des technologies sont en train d'accélérer les ruptures dans le monde, y compris en matière de géopolitique. À ce propos, je me rendrai à l'issue de ce débat à l'École polytechnique pour inaugurer notre laboratoire de recherche en matière d'intelligence artificielle de défense. Mais je ne pense pas seulement à l'intelligence artificielle ; la compétition sera peut-être encore plus rude en matière quantique.

Ces sujets devront être documentés afin de disposer de données chiffrées. Il conviendra de déterminer ce qui relève de notre souveraineté, que nous voulons développer en franco-français, comme nous l'avons fait jadis pour l'atome et la dissuasion nucléaire, et ce qui peut être fait avec d'autres pays – les technologies de rupture évoluant très vite, nous avons intérêt à mutualiser les factures.

Je reviendrai sur un point d'attention que le Premier ministre a évoqué à la tribune : le spatial. Cela me permettra par la même occasion de m'exprimer sur ce que nous pouvons attendre de l'Union européenne. La tuyauterie européenne – pardonnez-moi l'expression – existe déjà pour le spatial, et pas seulement pour les lanceurs. Je pense par exemple au programme Iris2, qui a notamment été lancé par Thierry Breton.

Au moment où tout le monde parle de l'autonomie stratégique européenne, il n'y aurait rien de pire que d'opérer un retour en arrière dans un domaine constituant un des marqueurs de l'identité de la coopération européenne bâtie par les grands anciens. Les défis en la matière sont nombreux : je pense notamment à Starlink, à l'observation et aux télécommunications, mais il faudra peut-être également nous interroger sur certaines fonctions militaires plus dures.

À tous égards, l'espace est un domaine sur lequel nous pourrions très vite décrocher face à nos compétiteurs de toutes sortes, voire face à certains de nos alliés. Si ceux qui évoquent un sentiment de déclin de nos armées vous mentent, un tel déclin pourrait advenir dans le spatial si nous ne réagissons pas suffisamment vite. Il convient de reconnaître cette réalité.

La question de la dissuasion nucléaire semble faire consensus dans cet hémicycle, à l'exception du représentant du Rassemblement national, qui a de nouveau parlé d'un "partage" de celle-ci. Monsieur le sénateur Szczurek, si l'on est patriote, on ne fait pas dire au Président de la République des choses qu'il n'a pas dites, surtout sur un sujet aussi important que la dissuasion nucléaire, laquelle protège nos intérêts vitaux et est en quelque sorte notre assurance vie !

Affirmer que nos intérêts vitaux recouvrent une dimension européenne ne signifie pas partager la dissuasion nucléaire.

M. Christopher Szczurek. Si !

M. Sébastien Lecornu, ministre. Non ! Mais peut-être ne comprenez-vous pas ce que cela veut dire…

M. Rachid Temal. Il sait très bien ce que cela veut dire !

M. Sébastien Lecornu, ministre. Dans ce cas, je suis à votre disposition pour y revenir.

J'ai déjà clarifié plusieurs fois les choses vis-à-vis de votre groupe politique ces derniers jours ; je l'ai fait une fois, deux fois, mais je ne le referai pas une troisième fois. Désormais, je considère que ces mauvais débats sont susceptibles d'affaiblir notre défense en affectant la clarté de la dissuasion. (Applaudissements. – M. Christopher Szczurek proteste.)

Emmanuel Macron a répété ce que tous ses prédécesseurs avaient dit…

M. Cédric Perrin. À commencer par le général de Gaulle !

M. Sébastien Lecornu, ministre. Si, en 1962, le général de Gaulle a voulu que le président de la République française soit élu au suffrage universel direct, c'est notamment pour qu'il ait la légitimité suffisante pour disposer de la force de frappe.

D'ici à 2027, chaque candidat à l'élection présidentielle pourra détailler ce qu'il entend par intérêts vitaux. Espérons toutefois qu'ils ne le fassent pas trop : c'est précisément l'ambiguïté stratégique qui nous protège…

Quoi qu'il en soit, il faut réfléchir à ce que la dissuasion nucléaire apporte à nos différents voisins.

Nous avons salué tout à l'heure une délégation estonienne ; au Sénat, la diplomatie parlementaire est plutôt dynamique. En ce moment, je ne peux pas faire un pas dans une capitale européenne sans qu'un parlementaire, le membre d'un gouvernement ou le représentant d'un think tank m'interroge sur notre dissuasion.

Nous n'avons jamais dit qu'il fallait changer de doctrine. Cela étant, notre dissuasion nucléaire n'a jamais été pensée de manière égoïste, au sens où nos intérêts vitaux seraient enfermés dans les frontières européennes. (M. le Premier ministre le confirme.) Il s'agit là d'une permanence, du général de Gaulle à Emmanuel Macron ; et il me semble que c'est un acquis.

De même, personne ne pense que l'administration américaine, quelle qu'elle soit, a partagé sa dissuasion en déployant le parapluie nucléaire.

Au sujet de la dissuasion nucléaire, je sais que les convictions peuvent diverger : raison de plus pour lui consacrer le débat le plus technique possible. C'est le devoir des puissances nucléaires de parler d'un tel sujet avec précision, notamment dans leurs assemblées parlementaires. Or la récurrence des allusions tourne, selon moi, au mauvais procès, lequel est d'autant plus inquiétant qu'il dépasse le champ des affrontements politiques – à la rigueur, si le débat s'y cantonnait, on s'en remettrait sans doute très bien…

J'y insiste, en ce qui concerne la dissuasion nucléaire, il faut que les choses soient dites avec beaucoup de précision et de clarté.

Je ne reviendrai pas sur les remarques formulées au sujet de l'Union européenne ou encore du spatial, qui, pour moi, doit jouer un rôle clé.

Quelques orateurs l'ont rappelé, les acquisitions communes fonctionnent, et elles vont plutôt dans l'intérêt des pays disposant d'une industrie de défense, parmi lesquels la France. Le président Gontard a ainsi relevé que ce système permettait de mutualiser un certain nombre de factures. Qu'il s'agisse des Mistral ou des Caesar, nous avons été capables d'attirer plusieurs pays, y compris les plus inattendus, comme la Hongrie, ce qui n'allait tout de même pas de soi… (Mme Laurence Harribey acquiesce.) Il faut poursuivre les efforts en ce sens.

Sur tous les domaines relevant du marché unique européen, Cédric Perrin l'a dit : nous passons d'une logique de taxonomie à trois ans à un impératif d'accélération de la production. (M. Cédric Perrin opine.) On pourrait en dire autant de la plupart des directives européennes, comme la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité.

Chaque fois que l'on transpose des normes européennes, les parlementaires comme le pouvoir exécutif doivent s'interroger sur leurs conséquences sur les industries de défense, lesquelles sont moins que jamais des industries comme les autres. (M. Rachid Temal acquiesce.) La production d'armes a une vocation stratégique, singulièrement en ce moment. C'est tout simplement un enjeu de souveraineté. C'est aussi, accessoirement, un enjeu pour l'emploi sur le territoire national.

Le Président de la République et le Premier ministre nous ont demandé de réfléchir aux questions de financement, et de nombreux sujets sont sur la table. Il s'agit ni plus ni moins que de définir un modèle économique.

Monsieur le président Kanner, on a parlé de patriotisme financier. Avant de recourir à la fiscalité, peut-être faut-il demander à divers opérateurs de prendre un minimum de risques. Nombre d'entreprises disposent de fonds de roulement importants. La défense dispose d'un véritable modèle économique : pourquoi ne consentirait-on pas à prendre davantage de risques bancaires et à faire plus de levées de fonds ? Nous avons commencé à en discuter, y compris avec plusieurs membres de votre groupe.

Vous avez évoqué la mobilisation de l'épargne des Français : François Bayrou a demandé à Éric Lombard et à votre serviteur de travailler en ce sens.

M. Christian Cambon. Le Sénat a plaidé pour cette solution !

M. Sébastien Lecornu, ministre. Nous allons essayer de faire avancer ce dossier, en lien avec les différents groupes parlementaires.

Le Sénat a largement documenté cette piste lors de l'examen de la dernière programmation militaire,…

Mme Laurence Harribey. Nous avons même une proposition de loi, qui est prête !

M. Sébastien Lecornu, ministre. … mais nous devons encore trouver le produit ad hoc. Le recours au livret A, préconisé à l'époque, ne faisait pas consensus, pour des raisons que l'on peut comprendre. L'idée est désormais de créer un produit spécifique. Je le répète, nous allons y travailler.

Enfin, comme l'ont dit Jean-Noël Barrot et le président Perrin, il faut désormais faire vivre ce débat dans l'opinion publique française. C'est là une évidence.

Un certain nombre de choix devront être faits. Nos concitoyennes et nos concitoyens sont inquiets. Dans d'autres pays, plus proches de l'Ukraine et de la Russie, la peur est sensiblement plus forte que chez nous.

Non seulement la France est à l'ouest de l'Europe et dispose de la dissuasion nucléaire, mais elle est membre de l'Otan et possède une armée dotée d'importantes capacités. L'inquiétude n'en est pas moins palpable dans l'opinion publique française. M. le Premier ministre l'a souligné en ouvrant ce débat : il faut transformer cette inquiétude en capacité collective à faire des choix.

Nous sommes tous fiers de citer le général de Gaulle. Nous pouvons compter sur le dispositif de sécurité et de défense performant légué par nos dirigeants des années 1960 : nous avons le devoir de transmettre cet héritage à la génération suivante. Dans vingt ou trente ans, la France aura tout autant de menaces à réguler et à traiter. C'est précisément pourquoi nous devons remettre sur pied notre système de défense ; mais, pour cela, il faut faire les bons choix politiques. (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à M. le Premier ministre.

M. François Bayrou, Premier ministre. Mesdames, messieurs les sénateurs, chacun mesure ici l'importance de la discussion qui vient d'avoir lieu. J'observe d'ailleurs que nombre d'entre vous sont restés jusqu'au terme du débat pour participer à la réflexion. Ce n'est pas le cas dans toutes les assemblées…

M. Jean-Baptiste Lemoyne. C'est dit !

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Que cela se sache !

M. François Bayrou, Premier ministre. Je suis frappé de l'intérêt que vous avez accordé à cette déclaration du Gouvernement et je mesure l'investissement de tous les groupes politiques, quels qu'ils soient.

Chacun voit bien que nous vivons un moment historique. Pas un seul des orateurs qui se sont succédé n'a nié le fait que nous sommes en train de changer d'ère.

Voilà quatre-vingts ans que nous vivions sur la base d'un certain nombre de principes, dans un cadre de réflexion aujourd'hui profondément dégradé.

M. Philippe Grosvalet. Voire obsolète…

M. François Bayrou, Premier ministre. Nous tous, en tant que responsables politiques, avons pour mission de préparer l'avenir. Nous allons devoir remettre en cause notre manière de voir les choses et notre hiérarchie des priorités, tout simplement pour agir.

Nos concitoyens, que vous représentez vous aussi, sont personnellement concernés par ce qui est en train de se passer. Nous ne pourrons, en aucun cas, nous dérober à cette réflexion et aux remises en cause qu'elle implique. Et, comme toujours, c'est devant l'opinion publique, dans la conscience des citoyens, que tout va se jouer.

Notre responsabilité fait la grandeur de notre vocation démocratique. (Applaudissements.)

M. le président. Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.

La séance est suspendue.


Source https://www.senat.fr, le 11 mars 2025