Interview de M. Emmanuel Macron, président de la République, sur la tech franco-portugaise, à Porto le 28 février 2025.

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Circonstance : Visite d'État au Portugal : deuxième journée à Porto ; Rencontre avec les acteurs de la tech franco-portugaise

Texte intégral

Intervenante
Bonsoir et bienvenue à la Unicorn Factory Lisboa. Nous avons l'honneur de vous accueillir à la Unicorn Factory Lisboa en présence de son excellence, le Président de la République française, Emmanuel MACRON. Pour ouvrir la séance, j'ai le plaisir d'inviter Roxanne VARZA, directrice de Station F, à prendre la parole.

Roxanne VARZA
Bonsoir à tous. Je suis ravie et honorée de pouvoir animer cet échange assez exceptionnel ce soir et surtout ici à la Unicorn Factory. Moi, je suis venue pour la première fois il y a trois ans quand c'était encore en conception. Et aujourd'hui, vous voyez tous, c'est devenu un lieu dynamique avec plus de 700 startups et des liens avec plus de 14 licornes. Donc bravo ! Et je suis encore plus ravie si notre campus à Paris, Station F, a pu servir d'inspiration.

Bon, maintenant, on va démarrer l'échange. Un grand merci, déjà, Monsieur le Président, d'avoir accepté l'invitation et Carlos MOEDAS, Maire de Lisbonne, que vous connaissez tous. Je n'ai pas besoin de le préciser, mais ce genre d'échange, je crois, est assez exceptionnel pour une visite d'État. Donc, on voit bien l'importance que vous accordez à l'innovation. Donc, pour commencer, moi, j'ai compris déjà que vous vous connaissez. Vous avez peut-être même travaillé ensemble, il y a 10 ans, aux alentours. Est-ce qu'on peut avoir un peu plus de contexte ? Je ne sais pas qui souhaite commencer.

Carlos MOEDAS
Alors bon, Monsieur le Président, merci. Roxanne, merci, mais Monsieur le Président, c'est vraiment un honneur de vous avoir ici dans la capitale d'innovation d'Europe, Lisbonne. Merci. On est vraiment contents. On est très contents ! Merci.

Je suis vraiment content parce que vous auriez pu choisir beaucoup de choses. Vous avez choisi d'être ici avec nous, avec les jeunes, avec les entrepreneurs. La réponse. Je ne vais pas faire le truc politique, pas répondre à la question. On s'est connus en 2015. J'étais un jeune commissaire qui allait à Paris pour rencontrer un jeune ministre du numérique et de l'économie de France, qui s'appelait Emmanuel MACRON. On a commencé à parler et on avait peut-être un rendez- vous de 15 minutes qui a duré une heure. Et à la fin, vraiment, je me suis dit, mais c'est quelqu'un de différent, c'est quelqu'un de vraiment unique. On a échangé de téléphone portable, numéros de téléphone portable, et je suis arrivé à la maison, j'ai dit à ma femme, “j'ai connu un politicien qui était vraiment différent, si j'étais Français, je serais là pour le suivre.” Et après, même pas étant français, je t'ai suivi Président depuis longtemps dans tout ce que tu as fait.

Et donc on a échangé, on a parlé beaucoup d'innovation, technologie, et dans la petite histoire, une petite histoire que je n'ai jamais racontée, un jour, trois ans après, j'étais à Davos, j'avais besoin de donner un rapport au Président MACRON, je n'avais pas de façon de le contacter, je lui envoie un texto et je dis, Monsieur le Président, cher Emmanuel, je suis à Davos, j'ai besoin de te donner un rapport sur l'innovation. Il me dit, mais bien sûr, Carlos, je vais parler à Davos. Toi, tu vas derrière la scène, et après que je parle, et tu me donnes le rapport. Moi, j'étais hyper content. Je me suis dit, mais c'est incroyable, je vais être derrière la scène, je vais te donner le rapport. Bien sûr, il y avait 50 agents de sécurité. Et le premier, je dis bonjour, je m'appelle Carlos, je connais très bien le Président MACRON. Il m'a dit, oui, oui, vous êtes le troisième à dire ça. Mais là, il y a, Président, la magie. Et donc, il était portugais. Et donc, à partir de là, on a fait tout ça. Donc, il m'a dit, OK, OK, non, je vais vous amener derrière. Et on s'est rencontrés ce jour-là à Davos. Et c'est aussi, je pense, mon premier mot, Emmanuel, c'est pour les Franco- Portugais, parce qu'on a une communauté française absolument extraordinaire, mais on a surtout beaucoup de gens qui sont français et portugais, qui sont là ce soir, qui sont partis de notre ville, et qui sont des entrepreneurs incroyables.

Donc, à vous, vivent les Franco-Portugais ! Vivent les Franco-Portugais !

Roxanne VARZA
Monsieur le Président, vous confirmez ?

Emmanuel MACRON
D'abord, merci de me permettre de passer ce temps avec vous et merci de le faire en français, parce que franchement, la magie, c'est d'être dans ce lieu. Mais c'est qu'on ait un Maire qui parle un français parfait avec nous et que vous soyez tous là à m'écouter en français, j'y suis très sensible et je vous en remercie infiniment. Et en vérité, c'est assez juste ce que tu as dit.

D'abord, moi, je veux dire qu'il a été un très grand commissaire en charge de la recherche et qu'il a beaucoup poussé le Conseil européen de l'innovation, des choses très importantes. Je pense que le meilleur budget pour la recherche dans les planifications financières européennes depuis des années, c'est Carlos qui l'a porté et qui l'a mis en œuvre et avec beaucoup de modernité, d'inspiration et déjà cette volonté. Donc il y a une cohérence dans ces 10 années de se retrouver là aujourd'hui. Mais c'est très vrai qu'en effet, les Franco-Portugais, les Portugais vivant en France, les Français vivant au Portugal maintenant, c'est une histoire toujours de conquête économique, de volonté de faire et de transformer les choses. Et je dirais qu'il y a des croisements, comme ça, migratoires. Les Portugais ont aidé à bâtir la France de l'après-guerre de manière incroyable, et qu'on a beaucoup de Français qui ont aidé à bâtir la tech au Portugal de manière incroyable aujourd'hui. Et ces choses-là lient de manière fondamentale. Et je crois que l'un comme l'autre, comme vous, je pense, qui êtes là aujourd'hui et qui travaillez dans ce lieu où vous le faites vivre, et comme Roxane le fait admirablement à Station F à Paris, réussir par l'innovation à changer les choses, c'est, je crois, ce qui nous motive beaucoup. Souvent, moi, on m'a caricaturé en disant que j'étais la start-up nation, le copyright est déjà déposé par Israël.

Mais je crois, en tout cas, fondamentalement que l'innovation, d'ailleurs la recherche fondamentale, la recherche appliquée, l'innovation sont des choses qui apportent beaucoup à des sociétés et donc ce que vous faites ici. Parce que d'abord, ça apporte des solutions concrètes, ça crée des emplois, de la dynamique, mais ce sont des leviers de transformation sociale extraordinaires, parce que ça crée de la mobilité dans une société, énormément. Et ça permet, par la capacité à inventer une entreprise, à percer un marché ou à inventer un marché parfois, à travers la transformation, que ce soit des usages ou des technologies, eh bien, ça permet aussi à des tas de gens qui n'auraient pas forcément réussi par le salariat ou dans des grandes entreprises de percer dans la société.

Et donc, c'est pour ça que je trouve très inspirant que votre capitale ait fait ce choix. Et en ça, je demandais à Carlos avec quelle ville vous travaillez, mais qu'il y ait cette connexion avec Paris et notre écosystème, Lisbonne, Berlin aussi, et d'autres capitales européennes, c'est une vraie chance. Et ça, c'est une des forces de l'Europe. Et je dis souvent, l'Europe, ce n'est pas Bruxelles. L'Europe, ce sont nos capitales et parfois même nos grandes métropoles liées les unes avec les autres, avec cette densité, justement, de vitalité, de différences. Mais merci aux Franco-Portugais qui font vivre en particulier la relation et ce lieu.

Roxanne VARZA
Super, merci. Monsieur le Président, on est d'accord, c'est la première fois que vous venez ici à la Unicorn Factory. Donc, Monsieur le Maire, est-ce que vous ne voulez pas nous dire un peu plus sur ce lieu et sur ce projet, justement ?

Carlos MOEDAS
Bon, l'histoire, elle commence avec le Président MACRON, et elle commence en 2017, je pense, dans un grand speech qu'Emmanuel, tu as fait à la Sorbonne. Et pour la première fois, il y avait un Président qui parle de l'innovation de rupture, qui parlait d'innovation radicale. Il n'y avait pas un autre président, on regardait le monde, il n'y avait personne qui parlait de l'innovation. Et ce jour-là, c'était le jour où, en fait, j'ai pris Jean-Claude JUNCKER et j'ai dit, écoute, il faut qu'on fasse quelque chose. C'est le Président de la France qui le demande. Et pourquoi ? Parce que l'innovation de rupture, le Président le disait, c'est celle qui crée de l'emploi. On peut innover, en améliorant un produit, en faisant des choses qui vont un peu mieux, mais ça ne crée pas d'emplois. L'innovation de rupture crée des nouveaux marchés et donc crée vraiment de l'emploi. Et tu étais le premier Président à dire et transformer le mot innovation dans le mot emploi sur l'innovation de rupture. Et c'est là qu'on a créé le Conseil européen de l'innovation. Et après, quand je me suis lancé à être Maire de Lisbonne, je me suis dit, mais c'est les villes, quoi. Il faut que je trouve cette ambition, cette audace que tu as amenée à la politique, quand tu es devenu président. Je me souviens, c'était l'Europe, l'ambition, l'audace. Tout cela, et de l'amener dans une ville et de faire le pipeline de projet de la ville vers l'Europe. Et donc, on a passé 3 ans d'abord à créer une dynamique.

Donc, on est allé chercher 14 licornes qui sont venues à Lisbonne. Eux, ils ont apporté des entreprises technologiques autour de 70. Et on a créé avec tout ça plus de 15 000 emplois. Et donc, c'était vraiment cette idée que l'innovation est quelque chose qui est dur, qu'en fait, il faut le travailler, que c'est un processus, donc une usine, donc l'idée de l'usine. Et après, l'idée des intersections. Et ça, c'est quelque chose que le Président français aussi a apporté à la discussion. C'est cette idée de l'intersection entre les disciplines. Tu sais, on a ici beaucoup d'exemples, mais on a Nuno RAMOS qui est là, qui a une entreprise absolument incroyable. Nuno, il a quelque chose qui a très rare. Il est un juriste qui est devenu un chimiste. Et donc, quand je l'ai connu, j'ai pensé à un prix Nobel qui s'appelle Frances ARNOLD, qui est une dame qui a gagné le prix Nobel de la chimie, qui avait comme formation la littérature. Et lui, il a développé avec des scientifiques, aujourd'hui, des traitements pour le cancer, sa boîte, qui a commencé avec un million d'euros avec l'investissement de quelques boîtes portugaises comme Ovion, il l'a vendue pour un milliard d'euros, un milliard d'euros, parce qu'il a fait ça, transformer la connaissance dans quelque chose d'utile, transformer la connaissance dans un produit. Et donc, c'est ça un peu que c'est notre idée ici, c'est comment est-ce qu'on transforme quelque chose qui est super en Europe, c'est la connaissance, dans des produits qui changent des vies. Et Nuno, on est très fiers de lui. C'est un type incroyable.

Roxanne VARZA
Bon, on est quand même dans un lieu d'innovation, donc on est obligé, je pense, de parler de l'IA, de l'intelligence artificielle, surtout à Paris. On vient d'avoir le sommet de l'IA avec plein d'enthousiasme et beaucoup d'annonces, mais encore un peu de pessimisme qui traîne en Europe. Les gens qui pensent que face aux Américains, face aux Chinois, on ne veut pas y arriver. Monsieur le Président, qu'est-ce que vous en pensez ? Qu'est-ce que vous dites à ça ? Et est-ce qu'il y a quelque chose au-delà de Mistral ?

Emmanuel MACRON
D'abord, moi, je pense qu'on peut toujours y arriver si on se donne les moyens et qu'on a énormément de capacité à y arriver en Europe. Alors, il y a à la fois des gens qui en font peut- être trop, enfin, qui résume tout à ça et d'autres qui pensent que c'est terrible. En vrai, l'IA, si je devais le dire, ça existe depuis assez longtemps. C'est ce qu'on appelle avant et qu'on appelle le machine learning. C'est-à-dire, au fond, on a répliqué un système neuronal et on arrive par la démultiplication et des capacités de calcul, en effet, à transformer les choses, donc à traiter beaucoup plus de données.

Et ce qui a impressionné tout le monde avec l'IA et ce qui a créé une forme de vertige, c'est quand on l'a appliqué au langage. Et c'est les fameux LLM, les larges langages modèles, qui ont un peu déstabilisé tout le monde en se disant, ce truc est comme une personne humaine. Or, ce n'est pas vrai. C'est une machine qui, par sa capacité de calcul, réussit à mettre des mots après les autres. Mais elle ne ressent pas la même chose que vous et moi dans les phrases. Je dis ça tout de suite, parce que moi, je ne crois pas du tout à l'idée que ce sera une intelligence qui se substituera aux humains. Par contre, c'est un outil extraordinaire pour innover beaucoup plus vite et réussir à perforer, justement à faire de l'innovation de rupture dans plein de domaines.

Alors aujourd'hui, en fait, on a des forces en Europe. Je pense qu'il y en a beaucoup dans la salle. Notre grande force en Europe, c'est les talents. On est sans doute rapporté au nombre d'habitants l'endroit du monde qui forme le plus de chercheurs, de génies de l'IA. Parce qu'on a plutôt des bonnes écoles et des bonnes formations en maths, en data scientist. C'est vrai en France, mais c'est vrai dans beaucoup de pays européens. Et donc ça, c'est un vrai trésor.

Le problème, c'est qu'on en a beaucoup qui partent travailler sur la Silicon Valley ou ailleurs. Et donc il faut en former davantage, mais il faut qu'on arrive à les garder. Ça, c'est la première chose. Et donc, c'est tout ce qu'on a commencé à faire avec des chaires d'excellence pour mieux payer nos chercheurs en IA, etc. Et puis, il faut avoir un écosystème qui permet de développer des entreprises qui vont les rémunérer, leur permettre de vivre mieux et de répondre à leurs défis. Ensuite, là où on est décroché en Europe, c'est les capacités de calcul. Parce que comme vous l'avez compris, si on veut réussir dans l'intelligence artificielle, il faut avoir ces énormes bêtes que sont les data centers ou les usines d'IA. Et là, on a un problème, c'est qu'on est quand même très décroché. On a aujourd'hui environ 5 % des capacités de calcul dans le monde, là où il faudrait avoir 20 % si on était à peu près au prorata de ce que nous représentons. Et beaucoup de ces capacités sont aux États-Unis, juste après, c'est la Chine. Et elles sont souvent d'ailleurs dans des mains privées. Et moi, je suis très à l'aise avec le privé. Je dis simplement, quand une innovation est 100 % dans le secteur privé et que les chercheurs académiques n'ont pas la capacité de suivre, ça peut devenir un problème. Donc là-dessus, nous, on s'est dit : il faut foncer, comment on a plus de datacenters ? Et donc on a commencé à réduire nos dépendances au niveau européen, c'est toute la stratégie qu'on est en train de bâtir. Et pour ça, on a aussi un avantage, et je le dis ici dans votre pays qui est un des champions du renouvelable, c'est que la clé, il y a deux sujets quand on parle des datacenters et de l'IA, qui sont des sujets au fond de goulots d'étranglement, c'est les semi-conducteurs et c'est l'énergie.

Les semi-conducteurs, là, on a un problème, c'est que la catégorie de semi-conducteurs utilisée pour l'IA, les Européens sont un peu décrochés. Donc on a, on produit des semi-conducteurs, mais plus pour la partie automobile, télécommunications. Pour l'IA, comme vous le savez, ces acteurs sont taïwanais, sud-asiatiques et américains. Et donc là, il faut qu'on rattrape et qu'on investisse, y compris pour faire des projets conjoints, mais qu'on fasse des semi-conducteurs chez nous, de cette catégorie. Par contre, l'énergie, en vrai, on est mieux placée que les Américains. Parce que quand vous entendez parler des 500 milliards du grand projet américain, ils n'ont pas encore les capacités énergétiques pour se brancher. Et qu'est-ce qu'ils feront ? « Drill, baby, drill ! » C'est-à-dire qu'ils vont faire des énergies fossiles pour produire cette énergie. Et nous, comme je le disais d'ailleurs au sommet, j'ai dit « Plug, baby plug ! » parce que nous, sur l'énergie disponible.

La France, l'année dernière, elle a exporté 90 TWh d'énergie décarbonée produite avec le nucléaire. Et donc c'est pour ça qu'on a pu annoncer 109 milliards d'investissements. C'est des investissements d'Américains, de gens du Golfe, en France, parce qu'en fait, ils vont faire plusieurs centres de données. Alors, c'est des trucs très capitalistes, mais on a notre énergie, on a des sites disponibles, on va aller vite, on mobilise les financements parce qu'en ce moment, c'est très chaud et on doit retrouver. Et ça, c'est ce qu'il faut faire partout en Europe où on peut pour, en quelque sorte, rattraper ce retard. Je dis ça parce que c'est clé. C'est la possibilité d'avoir des bons acteurs et d'avoir des acteurs compétitifs. Sinon, dès qu'on aura des champions, ils seront attirés ailleurs pour aller entraîner leurs modèles ou développer leurs capacités là où il y aura ces datacenters.

Donc là, en Europe, il faut foncer pour faire des datacenters avec de l'énergie décarbonée et rattraper ce retard. Et puis après, il y a en fait deux choses. Il y a en effet les LLM, donc on a Mistral, que Roxana a évoqué, qui est un champion européen. Il y en a d'autres qui sont en train d'émerger. Et au fond, notre conviction, c'est qu'on peut avoir des modèles plus frugaux que les Américains. Les Américains sont très forts. Ils sont partis sur des modèles généralistes ouverts comme OpenAI. Ça demande beaucoup d'énergie, beaucoup de capacité de calcul. Ça va un peu dans tous les sens. C'est une très belle réussite. Mais on peut les prendre de deux manières.

La première manière, c'est ce qu'ont fait les Chinois avec DeepSeek, c'est par le haut. On met quelques chercheurs pour aller récupérer ce qui est en innovation ouverte et on essaie de tirer un autre modèle. Moi, je souhaite qu'il y ait des Européens qui fassent un DeepSeek européen. C'est clé. Mais il y a une autre manière de faire qui est de dire : on fait des modèles de langage qui sont un peu plus frugaux, un peu mieux finalisés, un peu plus adaptés à leurs clients et leur utilisation. Et là, on est assez bon. Et c'est ce qu'a fait Mistral et il y aura d'autres Mistral européens. La clé derrière ça, si on veut être bon, autre message. Premier message, on utilise notre énergie et on fait des datacenters en Europe. Deuxième message, on garde nos talents. Troisième message qui est clé, on développe des modèles à nous et on les utilise. Et là où on n'est pas très bon en européen, c'est qu'on a souvent tendance à utiliser les solutions des Américains. Et à chaque fois qu'il y a une solution européenne, utilisons européen parce qu'en fait, on crée des clients de la profondeur de marché et on arrive aussi à créer une IA qui sera nativement européenne.

Et l'IA, c'est plein de biais, parce que vous comprenez que l'IA se forme, que ce soit un modèle de langage ou autre, sur la capacité de données qu'elle va collecter. Et donc, comme nous tous, on a des biais qui sont notre enfance, les livres qu'on a lus, les gens qu'on a croisés, on a plutôt envie qu'elle lise nos livres et qu'elle croise les gens qu'on aime, l'IA, cette IA. Et donc, que ce soit une IA européenne. Mais il faut qu'on ait une préférence européenne, en général, moi, j'en suis convaincu, dans l'industrie et l'innovation, mais en particulier pour l'IA. Et donc il faut vraiment qu'on développe ces écosystèmes et c'est pour ça que des lieux comme celui-ci, Station F, créent des écosystèmes. C'est très important parce que ça va permettre aussi de croiser les usages et de permettre à des IA européennes de s'installer.

Et puis enfin c'est les utilisations verticales. La révolution de l'IA, c'est lorsqu'on peut l'utiliser, par exemple en santé, par exemple dans l'énergie. Et l'IA, vous parliez à l'instant de santé, l'IA, c'est en effet une révolution en matière de santé parce que c'est avec l'IA qu'on va pouvoir affiner des jumeaux numériques, qu'on est en train de bâtir des traitements et des diagnostics qui sont beaucoup plus simples. Avec l'IA, on est en train de commencer à pouvoir, par exemple, sur la base juste d'un cliché, détecter des pathologies qui supposaient avant de faire des biopsies. Donc, vous voyez que ça va beaucoup plus vite, c'est beaucoup plus prédictif, ça améliore la médecine préventive, ça l'individualise, et ça, c'est avec l'IA. Et donc là, la clé, c'est la même chose que ce qu'il a dit, c'est-à-dire de ne pas laisser l'IA dans son sillon. C'est de mettre l'IA avec le SQR et la bioscience, c'est de mettre l'IA avec les meilleures de l'énergie, et ça, c'est la stratégie du cluster.

Par exemple, à Villejuif, tout près de Paris, on a l'institut Gustave Roussy qui est un des champions européens de la cancérologie. C'est le premier d'Europe, quatrième dans le monde. On a décidé de mettre plusieurs centaines de millions d'investissements pour y mettre de l'IA. Et on a déjà commencé à bousculer des traitements et des diagnostics en croisant les deux. Donc voilà ce qu'il faut, à mes yeux, faire pour l'IA. Donc aujourd'hui, on est en retard par rapport aux Américains, mais on a une capacité pour rattraper ce retard qui est 1) tout à fait présent et réel, et 2) possible. Mais il faut qu'on aille beaucoup plus vite, beaucoup plus fort et qu'on attire ces investissements en essayant de travailler autour de ces quelques points de stratégie.

Roxanne VARZA
Entièrement d'accord. Merci beaucoup.

Emmanuel MACRON
Parce qu'en fait, j'ai dit tout ça, mais elle connaît beaucoup mieux l'IA que moi.

Roxanne VARZA
Du tout, Monsieur le Président. Je n'oserai pas. Non, mais franchement, entièrement d'accord. Et Monsieur le Maire, on vient d'évoquer l'Europe et une possibilité pour nous aussi de prendre cette place devant nous. C'est un sujet que vous, vous connaissez très bien. Nous, on s'est connus quand vous étiez commissaire. Et au cœur de plein de décisions en lien avec la science et la tech, qu'est-ce qui reste à faire ? Et surtout, comment les villes comme Lisbonne, comme Paris, comme plein d'autres villes en Europe peuvent faire partie de la solution ?

Carlos MOEDAS
Bon, je dirais que quand j'entendais le Président, et là je voulais vous dire comme Portugais, monsieur le Président, qu'on est très rassurés de vous voir aux États-Unis. Le monde est dans un moment très compliqué et la façon comme vous avez été avec le Président TRUMP, ça a été très, très important pour l'Europe et on se sentait rassurés. Je vous entendais parler là et je suis désolé, mais je voulais le dire. Merci. Merci comme Européens.

Donc Roxanne, elle m'a aussi beaucoup aidé quand j'étais commissaire, puisqu'elle était dans ce rapport que je voulais te rendre ce jour-là. Je voulais dire quelque chose. On a the best. Dans la science, on est les meilleurs. Tu sais, en 2014, je me souviens d'avoir cette conversation avec le Président. J'étais commissaire. Il y a trois personnes qui sont allées me voir. Les trois étaient européens. Un s'appelait Ugur SAHIN. Il est allemand. Il a développé le vaccin Pfizer pour le Covid. Le deuxième était Ingmar HOERR. Il était Autrichien. Il avait une boîte qu'on appelait CureVac et il a aussi développé un vaccin avec l'ARN. Et le troisième, c'était Stéphane BANCEL qui a créé Moderna, que tout le monde connaît bien ici.

Et donc, la science fondamentale, c'est notre fort. Et quand on pense au futur, le futur ne sera pas le passé. Donc, comme on me dit alors quelle va être la prochaine Google ou la prochaine Amazon, non, le futur, ça va être de la science fondamentale transformée avec l'intelligence artificielle, avec la technologie quantum, avec tout ça, avec la mécanique et la physique qui croisent avec la science sociale. Alors quand on parle des problèmes, oui, on a des problèmes et on les connaît bien, on connaît bien les problèmes. Le premier, c'est l'échelle. Il y avait un très grand astronaute italien qui un jour me disait, « tu sais quand il y a une pyramide et tu veux lever le sommet, il faut élargir la base ». Et donc l'Europe aujourd'hui, quand on voit que le financement pour l'innovation au niveau public en Europe, il est 7 % de tous les financements de tous les pays européens, c'est-à-dire qu'on n'est pas en train de le faire avec l'Europe, on est en train de le faire pays à pays. Et c'est là que je pense que c'était extraordinaire, là, avec le sommet de l'IA, c'est de mettre tout le monde autour de la table et de dire combien vous donnez ? 109 milliards, c'est ça, mais on le fait ensemble. Et donc l'échelle est très importante dans l'innovation et nous, en Europe, pendant des années, on était là chacun de notre côté. Donc c'est en train de changer et je pense que le futur sera mieux.

Deuxièmement, c'est le financement. On a aujourd'hui un problème que aussi le Président MACRON a beaucoup travaillé, c'est les marchés de capitaux. Aujourd'hui, le financement de l'innovation en Europe, c'est 70 % les banques, 30 % le financement des marchés comme le VC, le private equity. Aux États-Unis, c'est le contraire, 30 % c'est la banque, 70 % c'est exactement ces marchés de capitaux. Donc, on a besoin rapidement d'une union des marchés de capitaux en Europe et de le faire. Et donc, je dirais qu'on a ces deux problèmes. Comment est-ce qu'on change d'un paradigme où les banques... enfin, les banques, elles ne comprennent rien à l'innovation. Je suis désolé, je parle comme ça, mais ce n'est pas les banques qui vont résoudre l'innovation, c'est les marchés de capitaux.

Donc, on a un problème d'échelle, un problème de financement qu'on est en train de résoudre, mais je n'ai aucun doute. Aujourd'hui, à Lisbonne, dans des fondations comme la Champalimaud, il y a tous les chercheurs qui viennent. Ils veulent venir aujourd'hui en Europe. Donc on a une opportunité énorme. Et c'est pour ça que j'ai fait ce lien, Président, avec toi, à Washington, parce que je pense que c'est ça, c'est prendre l'opportunité. C'est ce que tu as fait aussi avec le Sommet de l'IA, mettre tout le monde autour de la table et dire 109 milliards, c'est exactement comme aux États-Unis. Et en plus, on a la capacité de le faire. Et donc, il faut arrêter de dire du mal de l'Europe. Il faut arrêter de penser qu'on ne peut pas parce qu'on peut. La preuve, c'est ce que le Président de la France vient de dire. Et donc, quand je vois les gens qui sont constamment avec l'Europe : oui, l'Europe, on est vraiment très bons. Et donc, je dirais qu'il faut changer.

Et c'est cette attitude, je pense qu'il y a une question d'attitude. Et les politiciens européens, pendant des années, étaient dans cette attitude un peu négative. Et donc, ce que j'ai vu, j'ai vraiment eu de la peine de ne pas être là pour le Sommet de l'IA parce qu'il y avait une énergie. Quand tu as parlé à la fin, il y avait tous ces gens autour, tu étais au milieu, tu parlais. C'était incroyable. On sentait la vibration qu'il va y avoir en Europe dans cette ère de l'intelligence artificielle. Donc c'est ça, je ne peux que dire du bien de l'Europe. Je n'arrive pas à faire le contraire mais j'essaie.

Roxanne VARZA
Super. Bon, j'ai une dernière question, surtout parce qu'on m'a mis la pression pour ne pas dépasser l'heure. Monsieur le Président, on a un peu évoqué, du coup, tout ce qui se passe aux États-Unis. Vous étiez à Washington, il n'y a pas très longtemps. Je pense qu'il y a beaucoup d'entrepreneurs qui se posent la question de, est-ce qu'il faut qu'on change de stratégie ? Est-ce qu'il faut qu'on change quelque chose ? Quel est le message que vous avez envie de faire passer ?

Emmanuel MACRON
Mais, moi, je suis d'accord avec ce que Carlos a dit. Est-ce qu'il faut qu'on change quelque chose ? Il faut qu'on s'améliore. Mais je crois qu'on vit dans un moment, quand on regarde ces dernières semaines, ces derniers mois, un peu hypnotiques. C'est-à-dire qu'on a l'impression qu'il y a des gens qui sont d'un seul coup totalement fascinés par ce qui se passe, ou d'autres qui sont totalement sidérés parce que le ciel leur tombe sur la tête, mais tout le monde est un peu passif ou fasciné par l'autre. Non. On doit être acteur. Et en vérité, quel autre endroit dans le monde a autant de complexité que l'Europe ? Parce qu'on l'a oublié. Moi, je veux rappeler d'où on vient.

En 45, on était un continent qui était infichu de tenir sans guerre civile plus de 20 ans. C'était ça, ce qu'on faisait depuis deux millénaires. C'était ça, l'Europe, c'était un continent génial. Mais pour reprendre une formule qui était plutôt adaptée aux Balkans, on était un continent qui produisait plus d'histoires qu'il ne pouvait en vivre. Donc il y avait des drames tout le temps, il y avait des génies, il y avait des trucs formidables, c'était la civilisation, mais des guerres civiles en permanence. L'Europe, c'étaient des histoires de guerres civiles aussi, beaucoup. Et donc l'Europe, elle, naît pour produire d'abord de la paix, de la paix et de la prospérité après-guerre. Eh bien, notre Europe l'a fait. Nous n'avons plus de guerre civile européenne, depuis ce moment- là. C'est un trésor. Regardons ça.

Ensuite, deuxième aventure, on s'est dit au début des années 80, on va faire un marché. Donc, on s'est dit, on est trop petit, on va faire un marché pour mieux vivre, pour créer de la prospérité. Ça a été vraiment les avancées formidables de l'acte unique, nous conduisant jusqu'à une monnaie commune. Les gens disaient, c'est une folie à l'époque. On l'a fait. On est devenu un marché. Aujourd'hui, la mue qu'il faut faire, c'est qu'il faut devenir une puissance, parce que nous ne le sommes pas. On se vit, on est un marché, on est un lieu en paix, mais on est un peu amorphe. Vous voyez ce que je veux dire ? C'est-à-dire, on ne se projette pas suffisamment. Et donc, on l'évoquait un instant en parlant des océans juste avant de vous rejoindre, le Portugal comme la France sont des puissances maritimes. On est toujours parti au large sans savoir ce qu'on allait forcément trouver. On ne peut pas être un continent où tout est déjà écrit, ce n'est pas vrai. Et donc, on doit retrouver davantage de goût du risque et assumer d'être une puissance, nous, les Européens. Et qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu'on doit prendre conscience que nous sommes un espace politique de 450 millions de citoyens. C'est plus que les États-Unis d'Amérique. Et donc, on doit produire nos solutions technologiques nous-mêmes. On doit les protéger. On est le seul endroit du monde qui ne le protège pas. Aux États-Unis, il y a un « Buy American Act ». Les Chinois, on les adore, mais je vous défie de rentrer dans le marché chinois quand vous venez d'Europe de manière sympathique.

On est les seuls qui préférons ce qui vient d'ailleurs que chez nous. Donc, il faut produire nos solutions technologiques, il faut défendre nos économies, il faut investir bien davantage, c'est ce goût dans l'avenir que j'évoquais, il faut retrouver le goût du risque en Européen. Or, nous, on a un modèle financier, je ne veux pas être trop technique, Carlos a ouvert, mais qui, par nos régulations d'ailleurs, investit beaucoup trop dans l'obligataire. Nous, on investit sur ce qui est plus sûr, mais à rendement faible et ne finance pas l'innovation. Donc, il faut changer ça très profondément, retrouver ce goût du risque et assumer d'être une puissance, c'est-à-dire aussi de nous défendre. Et donc, nous, Européens, de retrouver cette capacité à nous défendre nous- mêmes sans dépendre en restant dans l'alliance, mais sans dépendre des autres. Et donc, retrouver en quelque sorte le goût du risque, le goût de l'avenir, le sens d'une puissance, c'est ça, le défi.

Et donc, au moment où les États-Unis sont dans un grand changement, qu'est-ce qu'on doit faire ? On doit les garder près de nous, parce que je pense qu'on n'a pas besoin de division, mais on va devoir vivre avec de l'incertitude. C'est ça, la réalité. Parce que les choix que les Américains sont en train de faire, en tout cas, cette administration, elle va produire de l'incertitude géopolitique, mais aussi économique, on a tous entendu ce qui allait se passer sur les tarifs. Et donc, qu'est-ce qu'on doit faire face à l'incertitude ? Agir. Et donc, oui, on est un continent formidable, mais on doit aller plus vite, investir davantage, simplifier les choses, intégrer ce marché pour qu'il soit véritablement un marché où, quand vous créez une startup ici, votre marché domestique n'est pas le Portugal, mais tout de suite c'est 450 millions d'habitants, et se penser, nous penser comme une puissance. C'est ça, la révolution qu'on doit faire. Et ça, c'est un sursaut, parce que ça a un coût, parce que ça veut dire qu'on va devoir investir pour nos enfants. Et ce sont des choix très profonds qui vont changer beaucoup de choses, parce qu'il va falloir créer un budget européen totalement différent. Il va sans doute falloir faire ce qu'on a été capable de faire pendant le Covid, qui a été d'investir ensemble, d'emprunter ensemble. Il va falloir le faire pour préparer l'avenir.

Et donc je pense que la réponse, elle n'est pas dans une soumission. Moi, je ne suis pas pour la vassalisation heureuse. Il y a un choix. Je vois plein de gens dans notre Europe dire : « on va devoir être gentil avec les Américains, ça va passer, il faut courber l'échine. » Il faut être poli, mais il faut défendre ce que nous sommes. Et notre avenir n'est pas dans la vassalisation heureuse, il est dans la défense respectueuse de nos principes, de notre histoire, mais dans une volonté ambitieuse d'aller plus loin. Moi, je veux que l'avenir de nos enfants se passe dans cette Europe qui s'est bâtie sur un processus de civilisation, qui est fière de ce qu'elle est, mais qui doit retrouver ce goût du risque, de l'ambition et de la puissance. Ce n'est pas un gros mot. Au contraire.

Roxanne VARZA
Bon, avant de terminer, Monsieur le Maire, je vous repasse la parole, parce qu'il me semble que vous avez peut-être quelque chose à dire.

Carlos MOEDAS
Alors, j'avais une petite surprise pour toi. Et là, je pense que je vais un peu rompre le protocole parce que je sais qu'il y a un groupe d'étudiants du lycée français de Lisbonne qui est là. Et je voulais faire quelque chose de très protocolaire. Et je voulais qu'ils soient ici avec moi. Donc s'ils peuvent... Les étudiants du lycée français, venez ici avec moi. Parce que... Je vais me lever. Venez, venez, venez. Ce n'était pas prévu. Je suis désolé. Roxanne, viens ici. Et donc, ce que je voulais faire, c'est, au nom des Lisboètes, te donner la clé de la ville de Lisbonne. Et je voulais vraiment de tout cœur… Monsieur le Président, c'est quelque chose qu'on fait pour les chefs d'État, mais pour toi, Monsieur le Président, au nom de l'amitié et de tout ce que tu as fait toujours pour Lisbonne, pour le pays, parce que tu aimes le Portugal, je voulais que tu aies la clé pour rentrer toujours chez toi, que c'est chez nous, c'est cette Lisbonne incroyable avec des gens incroyables.

Emmanuel MACRON
Merci infiniment !

Roxanne VARZA
Et merci à vous deux, Monsieur le Président et Monsieur le Maire.

Emmanuel MACRON
Merci à tous et bon courage ! Et ne lâchez rien !