Interview de M. Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, à France Inter le 3 mars 2025, sur le sommet organisé à Londres pour rédiger un plan de paix dans le conflit russo-ukrainien.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q - 7h48, Sonia Devillers, vous recevez le ministre de l'Europe et des Affaires étrangères.

Q - Au lendemain, Nicolas, du sommet d'urgence auquel le Président de la République a participé hier aux côtés de 15 chefs d'État à Londres. La France et la Grande-Bretagne peuvent-elles obtenir une trêve des combats en Ukraine ? En tout cas, c'est une semaine décisive pour l'Europe. Bonjour Jean-Noël Barrot.

R - Bonjour.

Q - D'abord, vendredi soir, des millions de Français ont vu le président des États-Unis marteler en vociférant : "Vous jouez avec la Troisième Guerre mondiale". La Troisième Guerre mondiale, les mots ont été prononcés par Donald Trump. Est-ce qu'il y a de quoi avoir peur ?

R - Ce n'est pas la première fois que Donald Trump évoquait ces mots. Est-ce qu'on aurait préféré que cette conférence de presse se passe différemment ? La réponse est oui. Est-ce que nous voyons dans Volodymyr Zelensky un immense résistant, un héros ? La réponse est oui. Est-ce que notre rôle, c'est de faire des réquisitoires ou des leçons de morale ? Non.

Q - Il ne s'agit ni des réquisitoires ni de leçons de morale. Je vous pose la question. Qu'est-ce que vous dites aux Françaises et aux Français qui étaient tétanisés devant leur télévision vendredi soir ? Est-ce qu'il y a une menace, oui ou non ?

R - Bien sûr. Jamais le risque d'une guerre sur le continent européen, dans l'Union européenne, n'a été aussi élevé. Parce que depuis bientôt 15 ans, la menace ne cesse de se rapprocher de nous, la ligne de front ne cesse de se rapprocher de nous. Et c'est pourquoi la France, le Président de la République dit, depuis sept ans maintenant, que nous devons relever notre défense pour dissuader la menace. Ce à quoi nous assistons aujourd'hui, ce à quoi nous avons assisté, hier, à Londres, c'est le réveil de toute une partie des Européens qui refusaient de voir la réalité des choses.

Q - Et est-ce qu'on assiste aussi à un rapprochement spectaculaire des États-Unis de Donald Trump avec la Russie ? Cette nuit, le secrétaire à la défense américain dit que les États-Unis vont cesser toute offensive, toute cyber-offensive, toute attaque numérique contre la Russie.

R - Les États-Unis ont choisi d'engager un dialogue avec la Russie de Vladimir Poutine pour l'amener à la table des négociations et mettre fin à la guerre en Ukraine. Nous avons toujours dit que le dialogue, on a essayé, ça n'a pas produit tous les effets qu'on pouvait escompter, qu'il fallait amener Vladimir Poutine à la négociation par la pression. C'est la stratégie que nous continuons à mener ici en Europe...

Q - Que nous les Européens, pas les Américains manifestement.

R - Que nous, les Européens. Quant à cette décision, il est vrai que j'ai un peu de mal à la comprendre, puisque s'agissant des attaques cyber, les pays de l'Union européenne sont constamment attaqués par la Russie sous cette forme-là.

Q - C'est ça. C'est-à-dire qu'on ne peut plus compter sur les Américains pour nous défendre sous cette forme-là, comme vous dites ?

R - Je crois que c'est l'intérêt des États-Unis, c'est même la destination naturelle des États-Unis que de se trouver dans le camp de l'Ukraine. Si l'Ukraine venait à capituler, ça serait non seulement une nouvelle terrible pour ce pays, ça serait une nouvelle terrible pour les Européens, mais ça serait un aveu de faiblesse terrible pour les États-Unis d'Amérique. Et c'est dans cet esprit-là que nous échangeons à tous les niveaux avec l'administration américaine.

Q - Dans cet esprit-là, qu'on comprenne bien Jean-Noël Barrot, c'est ça qui sort du sommet de Londres hier, c'est que nous avons le gros du travail à faire, comme a dit le Premier ministre britannique, pour défendre l'Europe et pour régler ce conflit, mais pas sans les Américains ? Jamais sans les Américains ? On ne peut pas sans les Américains ? C'est ça qui sort ?

R - Ce qui sort du sommet d'hier à Londres, c'est deux choses. À court terme, et pour mettre fin à la guerre d'agression russe en Ukraine, nous voulons que les États-Unis, par la pression, puissent faire venir Vladimir Poutine à la table des négociations et accepter de mettre fin, une bonne fois pour toutes, à ces ambitions impérialistes qui ont déplacé la ligne de front de plus en plus proche de chez nous. Et l'autre ambition...

Q - Au risque de les voir discuter tous les deux, Donald Trump et Vladimir Poutine, sans nous et sans les Ukrainiens.

R - Et la deuxième chose, et qui est tout aussi importante, c'est que nous ne voulons plus jamais nous retrouver dans la situation dans laquelle nous sommes aujourd'hui. C'est-à-dire qu'il faut que l'Europe assure sa propre défense et sa propre sécurité et que nous mettions en œuvre les moyens nécessaires pour ne plus jamais à avoir à demander aux États-Unis ce qu'ils peuvent faire pour la sécurité européenne, que nous puissions l'assurer nous-mêmes

Q - Au risque, Jean-Noël Barrot, de voir Vladimir Poutine et Donald Trump discuter entre eux, tous les deux, d'un cessez-le-feu, sans nous et sans les Ukrainiens.

R - Mais chacun peut discuter avec qui il le souhaite. Ce qui est important pour nous, c'est que cette guerre prenne fin et que la paix qui sera conclue soit entourée de suffisamment de garanties pour que plus jamais la menace ne se déplace plus proche de nos frontières.

Q - Alors justement, on lit ce matin dans la presse qu'Anglais et Français veulent une trêve des combats d'une durée d'un mois. C'est donc cette trêve des combats un prérequis pour pouvoir discuter de la paix ?

R - C'est un prérequis, car cette trêve, dans les airs, sur les mers et sur les infrastructures énergétiques permettra d'attester de la bonne foi de Vladimir Poutine, au moment où il s'engagera dans cette trêve. Et c'est alors que commenceront les vraies négociations pour la paix. Parce que nous voulons la paix, mais nous voulons une paix solide et une paix durable. Une paix qui mette fin définitivement à ce qui se passe à l'est du continent depuis 15 ans.

Q - J'entends bien. Quand vous dites dans les airs, sur les mers et les infrastructures logistiques, ça veut dire pas de retrait des troupes au sol, pas de retrait des troupes russes au sol ?

R - Dans un premier temps, c'est une manière de vérifier que la Russie est bien volontaire pour mettre fin à cette guerre.

Q - Qu'est-ce qui vous dit que les Russes et les Américains vont l'accepter ? Ce plan français et anglais ?

R - Parce que lors des échanges que nous avons eus lundi dernier, il y a une semaine jour pour jour, avec le président Donald Trump et son équipe, c'est dans cet esprit-là qu'il réfléchissait à la résolution de la crise.

Q - Il est prévu qu'Emmanuel Macron retourne à Washington pour en reparler ?

R - Ce n'est pas prévu à ce jour et les contacts entre Emmanuel Macron et Donald Trump sont très fréquents.

Q - Quand Emmanuel Macron et Keir Starmer, le Premier ministre britannique, parlent d'envoyer des soldats en Ukraine dans un second temps, une fois que cette trêve aura été obtenue, est-ce que c'est assumer le risque d'une confrontation directe avec les Russes ?

R - Non, c'est créer les conditions par des capacités militaires, une fois que la paix aura été conclue, de dissuader définitivement la menace. C'est ce que l'on observe en Europe, dans d'autres endroits du monde : par la présence de capacités militaires, la menace ne se matérialise pas pour éviter, si l'on peut dire, que la réponse n'arrive.

Q - D'accord. Alors quelle est la réaction de nos partenaires européens ? Giorgia Meloni par exemple, leader italienne, est contre, absolument contre, envoyer des troupes au sol en Ukraine ?

R - Tous les européens ont bien conscience, parce qu'on a connu il y a dix ans, à peu près jour pour jour, les accords de Minsk, un cessez-le-feu en Ukraine qui a été violé par 20 fois avant que la Russie n'envahisse l'Ukraine. Tous ont conscience qu'un cessez-le-feu n'est pas suffisant, qu'une paix doit être entourée de toutes les garanties pour que les combats cessent définitivement et que la souveraineté de l'Ukraine puisse être respectée.

Q - Mais les 27, ils se présentent comment ? Parce que jeudi, il y a vraiment une réunion absolument cruciale pour l'avenir de l'Europe.

R - Mais effectivement, chacun est convaincu que ce sont les Européens qui apporteront l'essentiel de ces capacités militaires, et puis chacun selon ses capacités et selon sa volonté.

Q - Alors, on a besoin de vos lumières Jean-Noël Barrot sur la discussion à propos de la dissuasion nucléaire qu'Emmanuel Macron se dit prêt à ouvrir à la demande du futur chancelier allemand. La France est donc le seul pays à disposer de l'arme nucléaire. Va-t-elle mettre cette arme nucléaire, comment dire, à disposition, comme le lui reproche l'extrême droite française aujourd'hui, de nos alliés européens ?

R - La réponse est non. Ce qu'a dit le Président de la République, c'est qu'il était prêt à faire que les partenaires européens qui le souhaitent puissent approfondir avec nous un dialogue stratégique sur cette question, qui puisse le cas échéant être associé à des exercices de force de dissuasion. L'idée n'est pas de partager la dissuasion nucléaire, mais de développer en Europe une culture stratégique de la dissuasion.

Q - Et ça se passe comment concrètement ? C'est-à-dire qu'à l'avenir le Président français peut décider d'appuyer sur le bouton rouge si les intérêts vitaux par exemple des Pays-Baltes ou de la Pologne ou de la Roumanie ou de la Moldavie sont menacés ?

R - Ça se passe par des canaux appropriés et pas sur le plateau de France Inter parce que s'agissant de la dissuasion nucléaire, il y a une forme d'ambiguïté qui l'entoure et qui garantit son effectivité.

Q - Qu'est-ce que c'est qu'une forme d'ambiguïté ?

R - Eh bien on ne dit pas tout à propos de la dissuasion nucléaire.

Q - Très bien. Croyez-vous vraiment possible une reprise du dialogue entre Volodymyr Zelensky et Donald Trump ?

R - Oui, je crois que c'est possible. Je crois qu'il y a de l'envie des deux côtés parce qu'il y a une conscience partagée qu'il est de l'intérêt de l'Ukraine, de l'intérêt des Européens et de l'intérêt des Américains de faire en sorte de mettre un coup d'arrêt aux velléités impérialistes de Vladimir Poutine.

Q - La France y travaille ?

R - La France y travaille évidemment.

Q - Comment ?

R - D'abord, en échangeant régulièrement avec les deux parties. J'ai moi-même eu ce week-end mon homologue américain, mon homologue ukrainien et j'ai pu mesurer à quel point l'intention était bien de réengager le dialogue. Et par ailleurs, les Européens vont poursuivre les discussions et dans la foulée du sommet d'hier, je réunirai, ce matin, les Européens du flanc nord de l'Europe, pour échanger sur les conversations qui se sont tenues hier soir.

Q - Merci Jean-Noël Barrot.

R - Merci à vous.

Q - Et merci Sonia. Il est 7h58.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 mars 2025