Texte intégral
Q - Bonjour, Benjamin Haddad.
R- Bonjour.
Q - Merci d'être avec nous ce matin, dans cette actualité si riche, si tendue. Cette nuit, information très importante qui est arrivée de Washington : la Maison-Blanche - ce n'est pas Donald Trump pour l'instant, mais la Maison-Blanche - annonce une pause dans les livraisons d'armes à l'Ukraine. Est-ce qu'on est face, depuis quelques heures maintenant, à un nouveau tournant majeur dans cette crise ?
R - Fondamentalement, si on veut la paix, une décision de suspension des armes à l'Ukraine, est-ce qu'elle renforce la paix ou est-ce qu'elle l'éloigne ? Elle l'éloigne, parce qu'elle ne ferait que renforcer la main de l'agresseur sur le terrain, qui est la Russie. Il ne faut jamais l'oublier. Il y a un agresseur dans cette guerre, qui est la Russie, et l'Ukraine se défend courageusement depuis trois ans - et même, en réalité, depuis 2014.
Q - Oui, mais ça, c'est ce que vous dites. Mais il y a une réalité, là. Il y a une réalité géopolitique, et il y a des actes de Donald Trump.
R - Mais c'est là qu'il faut analyser le rapport de force. C'est que fondamentalement, quand vous êtes dans la situation dans laquelle on est, si on veut mettre fin à cette guerre - ce qui est notre objectif, c'est d'obtenir une paix durable avec des garanties de sécurité solides -, il faut mettre la pression sur l'agresseur, qui est la Russie, et non pas sur l'Ukraine, comme on a l'air de le voir depuis déjà quelques semaines.
Q - Oui, mais ce n'est pas ce qui est en train de se passer. On voit bien que les actes de Donald Trump sont en train d'être dans le sens exactement opposé à celui que vous me dites. Est-ce que vous craignez que cette pause annoncée par la Maison-Blanche dure et que ce soit, en réalité, la fin des livraisons d'armes américaines à l'Ukraine pour de bon ?
R - Mais fondamentalement, c'est pour ça que c'est un moment de responsabilité pour les Européens. Nous aurons cette semaine, jeudi, à Bruxelles, un conseil européen qui sera historique et décisif, qui va nous permettre à la fois d'annoncer des mesures financières pour renforcer notre défense européenne - donc on a demandé à la Présidente de la Commission de nous faire des propositions de fond pour renforcer nos capacités de défense européenne - , mais aussi bien sûr pour continuer à soutenir les Ukrainiens, pour les mettre dans le rapport de force le plus favorable possible pour, encore une fois, aborder la négociation et obtenir une paix durable, où les Européens devront, bien sûr, aussi prendre leurs responsabilités avec des garanties de sécurité, parce que c'est notre sécurité qui se joue.
Q - Du "wishful thinking", de la pensée magique, Benjamin Haddad. Regardez... Peut-être que vous avez lu "L'Opinion" ce matin. "L'Opinion" nous dit déjà que ce rassemblement, ce sommet dans 48h - dont vous nous dites qu'il sera historique et décisif -, "L'Opinion" nous dit déjà que ce sera un flop jeudi. Les Européens ne sont pas d'accord entre eux. Voilà, c'est la chronique d'un échec annoncé.
R - Non, on voit au contraire les Européens qui commencent à se mobiliser, d'ailleurs largement sous l'impulsion de la France et du Président de la République. On voit l'activisme diplomatique aujourd'hui de la France, qui a permis de mobiliser les Européens, puisque ça fait - nous - depuis 2017 qu'on dit fondamentalement qu'on voit les tendances à l'oeuvre dans la relation transatlantique, qu'on voit les Etats-Unis qui se détournent de l'Europe pour d'autres priorités, que ce soit eux-mêmes ou que ce soit leur rivalité avec la Chine. Et donc c'est le moment, pour les Européens, de prendre en charge leur destin.
Q - Mais la France est seule.
R - Ça exige des décisions qui sont effectivement des décisions majeures. La France n'est pas seule. On voit au contraire la mobilisation - on l'a vu aussi à Londres, ces derniers jours - pour prendre des décisions majeures sur notre sécurité, augmenter nos budgets de défense nationaux - nous, on a commencé à le faire, vous avez bien vu, en le doublant sur les deux mandats d'Emmanuel Macron -, prendre des décisions aussi de financement, des décisions de capacités au niveau européen et continuer notre aide à l'Ukraine. Je rappelle tout de même que l'aide combinée des Européens, qu'elle soit économique, humanitaire ou militaire, est supérieure à celle des États-Unis. C'est pour ça que les Européens ont leur mot à dire sur ce qui se passe en Ukraine, parce que c'est notre sécurité et, encore une fois, que nous soutenons les Ukrainiens.
Q - Vous nous dites que la France n'est pas seule. Cela dit, la proposition d'Emmanuel Macron, c'est un grand emprunt de 200 milliards. Pour l'instant, il est le seul à le porter. Ça n'est pas repris. Vous nous dites que la France n'est pas seule, mais on voit bien que Londres, hier, a démenti Emmanuel Macron sur un projet d'accord de cessez-le-feu. Emmanuel Macron donne les grandes lignes dans "Le Figaro", et 2h plus tard, les Britanniques disent : "Non, pas du tout. Il n'y a pas d'accord avec Paris."
R - Non, pas du tout. Ce n'est pas vrai, puisqu'encore une fois, on a eu un accord...
Q - Luke Pollard : "Il n'y a pas d'accord sur à quoi ressemblerait une trêve."
R - Fondamentalement, ce dont on a parlé avec les Britanniques et avec les Européens, c'est la possibilité d'une première trêve dans les airs, les mers et contre les infrastructures énergétiques, qui mettrait un petit peu la responsabilité sur la Russie et qui ouvrirait le dialogue sur un cessez-le-feu plus durable. Parce qu'il ne faut quand même pas oublier, encore une fois, qu'un arrêt des hostilités, un cessez-le-feu bâclé, ce n'est pas la paix. Ça peut être juste une parenthèse que la Russie pourrait utiliser pour réarmer et réattaquer, d'où l'objectif...
Q - Mais il en est où, ce projet accord ?
R - Mais ce que je voudrais dire, encore une fois, sur les financements, c'est pour ça qu'on aura ce sommet de jeudi - qui sera une première étape d'ailleurs, parce que fondamentalement, c'est un chantier générationnel : c'est sur les cinq ou dix prochaines années qu'il va falloir monter en puissance la capacité à aller trouver des financements, soit dans les fonds de cohésion, dans le mécanisme européen de stabilité, dans ce qui reste peut-être du grand emprunt Covid, et en effet poser les jalons, peut-être demain, d'un emprunt commun sur les questions de défense. Pourquoi ? On l'a fait pendant Covid. Vous savez, on nous avait dit que c'était impossible. Là aussi, sous l'impulsion de la France et de l'Allemagne à l'époque, on l'avait fait.
Q - Justement, il n'y a plus d'argent. Non mais pardon, il faut qu'on s'arrête là-dessus. On ne peut pas faire le "quoi qu'il en coûte" tous les six mois.
R - A tous les tournants, on a eu les mêmes Cassandre qui nous ont dit que c'était impossible. Et je me rappelle très bien que pendant la crise Covid, on nous avait dit : "Les Européens vont se diviser, l'économie va s'effondrer." Et on a su surmonter les tabous historiques, s'unir et mettre un grand emprunt de 750 milliards d'euros pour relancer nos économies, face à ce qui était une crise existentielle. Nous sommes à un autre moment existentiel de notre histoire face à la menace de la Russie...
Q - Mais Benjamin Haddad, vous connaissez la situation des finances publiques.
R - Oui, mais fondamentalement, c'est aussi pour ça qu'il faut expliquer pourquoi on est face à un tournant qui fait qu'on va devoir réfléchir aussi à nos modèles économiques. On va devoir réfléchir peut-être à travailler plus, à investir plus dans la tech, dans la défense, pour moins dépendre des autres - notamment des États-Unis - et être capables de jouer des coudes. Moi, je ne sous-estime pas le potentiel de puissance des Européens, mais effectivement, ça va impliquer des décisions qui seront importantes. Et c'est pour ça qu'on doit avoir aussi une conversation très franche sur les choix budgétaires, et notamment sur le dossier de la défense.
Q - Alors, sur l'argent, vous avez assisté hier au débat sur l'Ukraine à l'Assemblée nationale, et il y a quelqu'un de votre camp, c'est même le patron des députés Renaissance, qui s'appelle Gabriel Attal, qui dit qu'il faut saisir les avoirs russes. Or, Emmanuel Macron est contre. Est-ce qu'on n'a pas, ici, 200 milliards à prendre facilement ?
R - Alors, les avoirs, déjà, je voudrais expliquer ce que c'est. Ce sont les actifs de la banque centrale russe qui sont aujourd'hui entreposés en Europe, qui ont été gelés au lendemain de l'agression de la Russie, le 24 février 2022. On utilise déjà ces avoirs. On utilise les intérêts générés par ces avoirs pour financer un prêt à l'Ukraine de 50 milliards d'euros, au niveau du G7. Et l'essentiel de ce prêt, au niveau des Européens, va financer l'effort militaire de l'Ukraine. Donc ça, ça fait partie, par exemple, des leviers qu'on utilise pour aider l'Ukraine. Et effectivement, le reste de ces avoirs, c'est un levier. Ça pose tout de même des questions juridiques et des questions de précédent économique, de messages envoyés aux autres investisseurs, mais ça fait partie des leviers, effectivement, qu'on peut regarder.
Q - Donc ce n'est écarté. Pour l'instant, Emmanuel Macron l'écarte, mais vous dites que ça peut évoluer ?
R - Ce que je vous dis, c'est que ça pose des questions juridiques. Mais en tout cas, cet argent, aujourd'hui, il est gelé. Il fait partie des leviers dont on dispose dans un rapport de force avec la Russie.
Q - C'est une évolution que vous nous donnez ce matin.
R - On a toujours dit que ça faisait partie des leviers dont on dispose dans le rapport de force avec la Russie.
Q - Emmanuel Macron l'a toujours écarté, quand même, assez clairement.
R - Mais parce qu'il a raison de dire que ça pose des questions juridiques. Mais fondamentalement, se posera la question des ressources que nous devrons dégager, aussi bien au niveau national qu'au niveau européen, pour renforcer nos capacités et continuer à soutenir l'Ukraine.
Q - Il y a un début d'inflexion, quand même, si on vous entend bien, ce matin, Benjamin Haddad. Autre dossier important, les droits de douane. Parce que, ce matin, entrent en vigueur les droits de douane américains sur le Canada, sur le Mexique et, en gros, on est les prochains sur la liste, nous, en Europe, 25%. D'abord, est-ce qu'on peut encore y échapper ? Et surtout, comment réagir ? Est-ce qu'il faut faire la même chose, voire aller encore au-delà ?
R - La guerre commerciale ou protectionniste n'est dans l'intérêt de personne. Quand on regarde les États-Unis et l'Europe, on est le premier partenaire commercial l'un de l'autre, c'est 1.500 milliards d'échanges économiques. Mais la meilleure façon de se faire respecter et d'éviter, précisément, une guerre commerciale, c'est de montrer qu'on est capables de réagir. Et on réagira. On l'a déjà fait, là aussi. Rappelez-vous, très simplement, lors du premier mandat...
Q - François Hollande dit qu'il faut lui faire mal, très mal. Est-ce qu'il faut faire plus de 25% ? "Tu nous mets 25% et on t'en colle 50." : c'est ça l'idée ?
R - Un exemple très simple : lors du premier mandat de Donald Trump, on a déjà eu exactement le même débat sur l'acier et l'aluminium. Les Européens - à l'époque, c'était la commission de Jean-Claude Juncker - avaient défini un paquet de mesures de rétorsion contre un certain nombre de secteurs qui avaient été ciblés aux États-Unis, et c'est ça qui avait permis de trouver un accord et de redescendre. Ces mesures de rétorsion, elles existent toujours et donc, bien sûr, nous répondrons en l'état si les Etats-Unis nous imposent des tarifs douaniers.
Q - Coup pour coup dans la guerre commerciale. Merci beaucoup, Benjamin Haddad.
R – Merci.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 mars 2025