Texte intégral
Q - Bonjour Benjamin Haddad, merci d'être avec nous en studio. On va bien sûr parler des moyens de financer cet effort de guerre. Mais un mot, d'abord, j'allais dire de la forme. Emmanuel Macron n'a pas dit "nous sommes en guerre", mais c'est tout comme, on est d'accord ?
R - Il a tenu un discours de vérité, lucide, aux Français, sur la situation internationale dans laquelle on est. On a à nos portes une Russie menaçante, de plus en plus agressive, bien sûr en Ukraine, mais aussi contre toutes nos démocraties, on l'a vu ces dernières années. On a une Amérique qui pose des questions sur l'avenir de la relation transatlantique, mais d'ailleurs c'était même au-delà de Donald Trump, on le voyait avec ses prédécesseurs démocrates. Et donc ça exige de changer profondément de rapport au monde, de logiciel, si on ne veut pas subir les turbulences du monde qui viennent.
Q - Mais quand il dit "la Russie du président Poutine viole nos frontières, manipule les élections, organise des attaques numériques contre nos hôpitaux, manipule nos opinions en répondant des fake news", la Russie est en guerre contre nous ?
R - La Russie mène une guerre hybride contre nos démocraties. Elle attaque l'Ukraine et à travers l'Ukraine, bien sûr, c'est aussi l'architecture de sécurité européenne qu'elle vise, c'est l'Union Européenne, c'est l'OTAN. Elle s'ingère dans nos démocraties, elle mène des attaques cyber, elle déstabilise massivement ses voisins comme la Moldavie, la Roumanie. Elle cherche à réviser tout le monde qu'on a construit, le monde de paix, le monde de coopération qu'on a construit depuis la fin de la guerre froide.
Q - On sent un vrai changement de ton, un durcissement en tout cas du ton d'Emmanuel Macron à l'égard de Vladimir Poutine. Est-ce que c'est vraiment le moment ? Est-ce que ça ne risque pas de braquer le président russe, alors même que Zelensky, le président ukrainien, s'est dit prêt à se mettre autour d'une table de négociation ?
R - Mais le Président l'a dit, on soutient la paix, on parle régulièrement au président Trump, au président Zelensky, pour essayer de trouver les conditions d'une paix. Mais la paix, ce n'est pas la capitulation. C'est ce qu'a dit le Président : ce n'est pas un cessez-le-feu bâclé. Pourquoi ? Parce qu'on connaît notre histoire. On a vu ces dernières années ce que ça a donné. Si vous avez demain un cessez-le-feu sans garantie de sécurité qui met l'Ukraine en posture défensive, fondamentalement, vous aurez la Russie qui va réarmer, qui va utiliser ça comme une parenthèse de quelques années, pour après réattaquer. Donc nous, ce qu'on veut, c'est créer les conditions d'une paix durable et juste. Ça veut dire imposer un rapport de force et l'assumer. Ça veut dire mettre l'Ukraine dans les meilleures conditions possibles en continuant de la soutenir sur le plan militaire et en continuant de mettre la pression économique à la Russie. C'est-à-dire mettre l'Ukraine dans les meilleures conditions possibles pour une négociation. Et ça veut dire après avoir une paix avec des garanties de sécurité.
Q - Et réarmer donc l'Europe, la France, le Président l'a redit. Vous serez tout à l'heure à ses côtés à Bruxelles pour ce sommet. "Pas question d'augmenter les impôts", a dit Emmanuel Macron hier soir. Ça veut dire par exemple pas de contribution exceptionnelle pour les plus riches comme l'évoquaient ces derniers jours certains, et notamment le ministre de l'économie ?
R - Le Président l'a dit, on va devoir faire des choix budgétaires qui devront être courageux, qui devront être difficiles, de long terme, face à cette situation. Je voudrais le dire, parce qu'il faut vraiment bien comprendre la situation dans laquelle on est. Cette semaine, on a eu à l'Assemblée nationale et au Sénat, vous le savez, des débats sur l'Ukraine. Et parfois, il y a quand même une incohérence dans certains discours. Parce que vous ne pouvez pas dire, je vais le dire très clairement, vous ne pouvez pas dire le mardi, "il faut continuer à soutenir l'Ukraine, il faut augmenter nos budgets de défense, il faut faire l'autonomie stratégique", et le mercredi dire, "mais par contre, il n'y a pas de problème, on va revenir à la retraite à 60-62 ans et on va travailler moins".
Q - Donc ce que vous dites ce matin, on ne reviendra pas à 60 ou 62 ans sur la retraite ? On oublie même le conclave, j'allais dire ?
R - Mais fondamentalement, quand vous voyez les voisins autour de nous qui travaillent plus, c'est ça aussi qui donne des marges de manoeuvre pour pouvoir augmenter nos budgets de défense et fondamentalement ne pas subir notre avenir.
Q - Donc il faut travailler plus. 65, 66, 67 ans ?
R - Mais moi je ne vais pas rentrer dans un... Non mais ça c'est un débat qu'on devra avoir avec les forces politiques.
Q - Il faut travailler plus, plus longtemps ?
R - Quand on regarde nos voisins, fondamentalement, ils travaillent plus que nous. Mais de la même façon, vous ne pouvez pas dire, il faut financer notre défense, il faut arrêter de dépendre des autres sur le plan technologique, investir dans l'intelligence artificielle ou dans le quantique, c'est absolument fondamental aussi, si on ne veut pas laisser notre souveraineté aux Américains et aux Chinois, et dire en même temps, on va taxer à fond les entreprises, les entrepreneurs, les innovateurs, qui précisément vont amener cette innovation et les faire fuir aux Etats-Unis, comme d'ailleurs c'est trop souvent le cas. Mais ça, ce n'est pas qu'un débat français, c'est aussi un débat européen, c'est un débat qu'on devra avoir avec les Allemands et avec le futur chancelier allemand, Friedrich Merz. Il faut avoir un débat, une réflexion honnête, sincère, sur ce que ça va vouloir dire d'augmenter nos budgets de défense, d'investir massivement dans l'outil militaire, dans la technologie, pour ne pas subir... Parce que l'enjeu fondamental, c'est de ne pas subir et ne pas laisser les autres écrire notre histoire.
Q - Travailler plus, ça veut dire travailler plus longtemps, ou ça peut aussi vouloir dire travailler plus chaque semaine - je pense aux 35 heures, ou à autre chose.
R - Moi, encore une fois, je ne suis pas là pour vous dire les choix qui vont être faits. C'est un débat qui doit avoir lieu avec toutes les forces politiques.
Q - Mais en tout cas, vous dites ceux qui veulent travailler moins et revenir à une retraite à 60 ans, 62 ans, se trompent.
R - Ce que je vous dis, il y a une incohérence. Il y a une incohérence entre dire "on va travailler moins", "on va faire de la décroissance" ou "on va taxer plus et faire partir les entreprises" et dire qu'en même temps, il va falloir faire des choix pour notre souveraineté, pour se défendre, pour préparer notre avenir et pour faire face aux défis immenses que sont la défense, que sont la transition technologique, que sont la décarbonation aussi de notre continent. Parce qu'à un moment, si on veut dépendre moins, c'est investir dans le nucléaire, c'est investir dans les renouvelables et dépendre moins des énergies fossiles qui sont produites par d'autres. Ça, c'est des choix. La liberté, ça a un prix et un coût. La servitude, c'est plus facile. Mais l'esprit français, c'est de refuser la servitude. C'est de défendre la liberté et l'esprit de résistance. Et c'est aussi ce discours qu'on porte au niveau européen face aux menaces qui sont à nos portes.
Q - Utiliser les avoirs russes, vous l'excluez ?
R - C'est un levier dont on dispose.
Q - Vous ne dites pas non, en tant que ministre ?
R - Alors, ça pose, et on l'a toujours dit, c'est pour ça qu'il n'y a pas de consensus en Europe sur ce sujet. Utiliser, confisquer et prendre le principal des avoirs de la Banque centrale russe...
Q - C'est plus de 200 milliards d'euros.
R - 200 milliards d'euros qui sont gelés en Europe depuis le début de la guerre d'agression de la Russie, le 24 février 2022. Ça pose des questions juridiques, ça pose des questions de précédent aussi pour les investisseurs économiques. Vous savez qu'on utilise aujourd'hui les intérêts qui sont générés par ces avoirs pour financer un prêt à l'Ukraine de 50 milliards d'euros au niveau du G7 qui permet notamment de financer des livraisons d'armes pour les Ukrainiens. C'est un levier dont on dispose dans le rapport de force face à la Russie.
Q - Donc vous ne dites pas non. Faire appel à l'épargne des Français, il y a par exemple un emprunt national, ça aussi c'est une piste ou pas ?
R - Vous savez que c'est d'ailleurs aussi... Un emprunt, ça fait partie des mesures qui vont être annoncées par la Commission européenne cet après-midi. Parce que ça fait partie aussi d'un débat européen. On a demandé à la présidente de la Commission européenne de faire des propositions concrètes pour trouver des nouvelles sources de financement. Le sommet d'aujourd'hui à Bruxelles sera une étape, ce n'est pas la fin, il y a d'autres leviers dont on peut disposer, mais avec à la fois le fait d'exclure certaines dépenses de défense nationale des calculs de déficit, un emprunt de 150 milliards d'euros que la Commission pourra faire, des prêts aux Etats membres.
Q - Mais un grand emprunt national, comme on a pu le faire auprès des Français, comme on a pu le faire par le passé, oui ou non ?
R - Non, mais moi, je vous dis qu'il ne faut rien exclure. Mais encore une fois, il y a vraiment des leviers européens. Je trouve, sur les financements, et c'est pour ça qu'on aura ce sommet aujourd'hui. On va définir des capacités sur lesquelles on a des lacunes, que ce soit cyber, munitions, satellites, drones, et après, des financements européens communs, comme on a su le faire pendant la crise Covid. Rappelez-vous, une autre crise existentielle, on a fait un grand emprunt. Là, on aura différentes sources de financement, des fonds qui vont être fléchés aussi, pour soutenir les Etats membres dans leurs investissements de défense.
Q - Il nous reste une minute Benjamin Haddad et j'ai deux questions encore. Emmanuel Macron a reçu hier soir Viktor Orbán, Premier ministre hongrois, soutien de Donald Trump et de Vladimir Poutine. Est-ce qu'il a réussi à trouver avec lui un accord, à le raisonner ? On sait que si Viktor Orbán s'oppose, ça risque de compliquer sacrément la tâche des Européens.
R - On aura la discussion cet après-midi. J'ai bon espoir qu'on trouvera un consensus aussi bien sur les questions de financement que sur le discours de soutien à l'Ukraine. Et vous avez raison, Emmanuel Macron, il se bat pour trouver des consensus, pour mobiliser les Européens. Il parle à tous les Européens dans le respect, y compris quand on a des désaccords. Et c'est justement le rôle de la France, plutôt que de regarder, tétanisés, les événements du monde, de se mettre en action et de mobiliser les Européens autour de nous pour être un acteur sur la scène internationale. C'est ce qu'on fait.
Q - La dernière question c'est celle d'un auditeur au 64 900 qui nous a donc envoyé ce message et on a beaucoup de questions en ce sens. C'est Christophe, il est viticulteur dans l'Hérault, il a 43 ans et il pose cette question : "Est-ce que je peux être mobilisé si une mobilisation générale se décide ? Est-ce qu'on peut par exemple remettre le service militaire obligatoire ?" On sait que le débat a été relancé en Allemagne ces derniers jours. Est-ce que c'est le cas en France ? Est-ce que la question se pose ?
R - Je dois être clair, ce n'est pas de ça dont on parle aujourd'hui. Mais ce qui est vrai, c'est que ça va demander des choix budgétaires et économiques. Ça veut dire qu'il faut qu'on comprenne qu'on a une menace, qu'on change de monde, que le monde de paix, de facilité dans lequel on a vécu depuis, au fond, la Seconde Guerre mondiale, où, en tout cas, la fin de la guerre froide, la protection américaine garantit ce monde-là, il est en train de s'éroder, de s'effriter. Il faut avoir un regard lucide sur les choix qui vont devoir être faits. Mais une fois de plus, c'est la France qui doit porter, c'est dans notre esprit de porter cet esprit de résistance, cette mobilisation, pour ne pas subir notre avenir.
Q - Même si ça a un coût, encore une fois.
R - Mais ça a toujours un coût.
Q - Merci beaucoup, Benjamin Haddad.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 mars 2025