Entretien de M. Laurent Saint-Martin, ministre délégué, chargé du commerce extérieur et des Français de l'étranger, avec LCI le 6 avril 2025, sur les tensions commerciales avec les États-Unis.

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  • Laurent Saint-Martin - Ministre délégué, chargé du commerce extérieur et des Français de l'étranger

Média : LCI

Texte intégral

Q - Monsieur le Ministre, bonsoir.

R - Bonsoir.

Q - Merci beaucoup d'être là, de nous avoir rejoints. Un premier regard, simplement, sur ce qui est en train de se passer. Quand on voit l'ampleur des pertes, ces mille milliards de capitalisations qui sont parties pour l'instant en fumée - en tout cas dans les sept entreprises tellement emblématiques de la finance et de l'économie mondiale -, comment est-ce que vous qualifiez ce que nous sommes en train de vivre ?

R - Comme une erreur historique de la part des États-Unis et de son président. Cette guerre commerciale - nous le disons depuis des mois, depuis d'ailleurs la campagne même de Donald Trump - a des conséquences néfastes pour tout le monde, à commencer par les États-Unis. Et vous voyez bien que ce sont d'abord les bourses américaines qui s'effondrent, mais cela a des répercussions bien sûr sur les bourses européennes, les bourses asiatiques, partout dans le monde. Ce qui se passe effectivement, c'est une dégradation mondiale de nos économies, pour une raison qui est - et toutes les théories économiques le disent depuis très longtemps - infondée, qui est de considérer effectivement que par les droits de douane, il va arriver à protéger son pays au détriment des autres. C'est faux. Et d'ailleurs, les termes du débat, depuis plusieurs semaines, sont erronés.

Un exemple tout simple : les États-Unis considèrent que notre TVA, que tout le monde paye sur sa consommation, est un droit de douane, et veut donc, par réciprocité, rééquilibrer les taxes sur la consommation comme si c'étaient des droits de douane. Je vous donne cet exemple parce que tout le monde le connaît et le comprend bien, pour vous dire que ce n'est pas seulement une erreur historique d'un point de vue des résultats, mais aussi de la nature des débats que, pour l'instant, nous avons avec nos partenaires - ça doit rester des partenaires.

Q - À combien évaluez-vous le danger pour la France, très précisément ? Le Premier ministre dit que ça porte sur 0,5% de PIB. C'est le chiffre que vous avez, que Bercy a pour l'instant établi. C'est énorme évidemment, à l'échelle. On sait ce que c'est que les points de PIB en ce moment. Depuis quelques mois, on court après. C'est un problème majeur.

R - Il ne faut pas se raconter d'histoires : le risque récessif existe. Il existe, encore une fois, surtout pour les Américains. On parle de deux points de PIB pour les Américains, en conséquence. Ce que je dis là, plutôt que d'essayer de faire des comptes anxiogènes, c'est qu'il n'est pas trop tard pour arrêter. Il n'est pas trop tard pour cesser cette folie tarifaire, qui effectivement n'aura qu'une conséquence : la hausse des prix et le recul de nos croissances, donc de la récession.

Q - Est-ce qu'il n'y a pas un peu de méthode Coué, pardon, Monsieur le Ministre ? Je suis quand même frappé, depuis le 31 mars maintenant... Enfin, depuis l'annonce des tarifs, le 2 avril, le Président de la République, le Premier ministre, vous à l'instant, vous dites surtout : " Les Américains vont souffrir ". Sans doute, mais ça, c'est le problème des Américains.

R - C'est assez factuel.

Q - Mais le problème de la France pour l'instant, il est là, il est dans ces 0,5%.

R - C'est parce que nous sommes dans un dialogue avec Donald Trump et son administration. C'est la Commission européenne qui a la compétence exclusive dans l'Union européenne pour avoir cette négociation avec l'Europe. Demain, je serai à Luxembourg pour un Conseil européen spécifique sur le commerce, pour pouvoir avoir justement la position de tous nos États membres par rapport à cela. Si je dis que ce sont d'abord les États-Unis qui vont pâtir de leurs propres décisions, ce n'est pas une méthode Coué pour dire que ça ne nous touche pas. C'est pour démontrer que celui qui agresse commercialement va être celui qui va être le plus éclaboussé, et qu'il a tout intérêt à revenir en arrière là-dessus. Je crois en la désescalade. Mais qu'on soit très clairs : s'il n'y a pas désescalade du côté américain, l'Europe devra évidemment répondre.

Q - Vous venez de dire une chose très importante, sur qui doit négocier. C'est vrai que pour le grand public c'est un peu flou. Est-ce qu'il est vrai que c'est l'apanage exclusif de la Commission européenne, en l'occurrence ?

R - Tout à fait. Le commissaire européen au commerce s'appelle Maros Sefcovic. C'est un commissaire expérimenté, qui dialogue tous les jours avec l'administration de Donald Trump, notamment le secrétaire au commerce, qui s'appelle Howard Lutnick. C'est un dialogue quotidien que nous devons avoir. Il est vrai que l'Union européenne a la compétence exclusive de la politique commerciale. C'est vrai pour la France, c'est vrai pour l'Espagne, c'est vrai pour l'Allemagne.

Q - Est-ce que ce n'est pas une faiblesse terrible ? Tous ceux qui connaissent Trump... On en a vu des exemples : c'est quelqu'un qui marche beaucoup au rapport de force personnel. Pardon, je n'ai rien évidemment contre ce commissaire, Maros Sefcovic, mais enfin, je ne suis pas sûr que Donald Trump sache même qui est Maros Sefcovic.

R - Si. Il connaît aussi bien la présidente de la Commission européenne...

Q - Monsieur le Ministre, ça n'a pas la même force que si c'est Emmanuel Macron ou Friedrich Merz.

R - Mais là où vous avez raison, c'est que ce que veut Donald Trump, c'est nous désunir. Ce que veut Donald Trump, c'est avoir des relations bilatérales en Europe, pour faire des tarifs différenciés, pour essayer justement de faire en sorte que certains iraient négocier directement avec lui. Ce qui me frappe depuis le 2 avril, c'est qu'il n'y a pas une voix européenne qui sort de l'unité.

Q - Ah si.

R - Non, c'est faux.

Q - Monsieur le Ministre, pardon, Mme Meloni, voix importante - c'est important, l'Italie, on peut dire que c'est la troisième puissance -, reprenez ses propos depuis mercredi. Elle dit qu'il n'est pas du tout certain que des ripostes soient à souhaiter.

R - Mais ça c'est une position, ça n'a rien à voir avec la désunion. Elle ne dit en aucun cas - et aucun pays ne le dit - qu'il faut négocier de façon bilatérale avec les États-Unis. Qu'après, chaque État membre ait une position parfois différente de l'autre, ça c'est normal. Et là où vous avez raison, c'est que c'est un défi pour la gouvernance européenne que de savoir répondre ensemble dans les prochains jours, et ça c'est ce qu'on va faire dès demain.

Q - Laurent Saint-Martin, est-ce que ça marche ? Est-ce que vous y croyez vraiment ?

R - Oui.

Q - On a fait le tour de quelques équipes gouvernementales. Tous disent : " On appelle évidemment le commissaire européen ", ce M. Sefcovic. Si l'on en croit, il a à peu près trois quarts d'heure, une heure au téléphone chacun des gouvernements. Ça fait à peu près 27 heures par jour, ce qui est quand même un petit peu compliqué. En réalité, qu'est-ce qu'il se passe en ce moment ? Tous les 27 appellent ce commissaire européen pour lui dire : " S'il te plaît, tu diras ça à Trump demain " ?

R - Non mais d'abord demain, on a un conseil qui va unifier nos paroles et qui va prendre la position de chaque Etat membre.

Q - Espérez-vous.

R - Il faudra converger. On n'a pas le choix, on a rendez-vous avec l'Histoire là-dessus, en Europe. Je vais vous dire - et croyez-moi, ce n'est pas de la méthode Coué -, je crois que ce fonctionnement européen aujourd'hui est une chance pour nous. Pourquoi ? Parce que si nous répondons pays par pays... Imaginez qu'il n'y a pas d'Union européenne, imaginez que chaque pays, chaque Etat membre doit répondre directement à Donald Trump avec son déficit ou son excédent commercial et ses propres armes : vous vous rendez compte de la différence de force de frappe, la différence de rapport de force que vous avez quand vous êtes un continent de 450 millions de consommateurs, quand vous êtes un continent qui avoisine le PIB - si vous rajoutez nos anciens membres britanniques plus nos partenaires canadiens - des États-Unis ? Nous avons une épargne privée, que nous pouvons mobiliser, qui est supérieure à l'épargne privée américaine. Bref, l'Europe est une puissance économique et commerciale qui s'ignore parfois, c'est vrai. C'est un réveil qu'il nous faut avoir, en Européens, face aux États-Unis demain. Croyez-moi, ce n'est pas de la méthode Coué. On a une chance inouïe de faire un pas de géant en Européens demain, grâce justement à cette situation commerciale extrêmement tendue, de laquelle il nous faut sortir gagnants. Sinon, effectivement, l'effet récessif sera très grave pour notre pays.

Q - L'effet récessif, parlons-en. Quand on dit, quand le Premier ministre dit " un risque de -0,5 "... Je crois que la prévision pour le Gouvernement est de 0,5, c'est ça ?

R - C'est l'une des hypothèses, mais c'est très difficile, si vous voulez, parce que ça dépendra...

Q - La prévision de la Banque de France est à 0,7. On prend sa calculette, on se dit que le risque - la récession -, si c'est trois trimestres consécutifs, il est là, il est sous nos yeux.

R - Bien sûr, mais rendez-vous compte, cela date de quelques jours, c'était mercredi. Tellement de choses peuvent se passer encore pendant les prochaines semaines. Ce sont des simulations si rien n'est fait. Mais nous pouvons riposter, nous allons le démontrer, et surtout nous pouvons négocier avec les États-Unis.

Q - Sur quelle cible ? Entrons peut-être dans le détail, vous allez nous aider à le comprendre. Quand on parle secteur par secteur, il y a l'aéronautique, il y a les produits pharmaceutiques, il y a les vins, champagnes, spiritueux, le cognac - qui a une telle importance -, les produits de luxe, etc. Dans quel domaine est-ce que la France a un moyen de riposte le plus, disons, exact ?

R - D'abord, il y a effectivement les biens américains qui sont importés en Europe, sur lesquels nous pouvons faire - pardon pour l'anglicisme - du tit for tat, c'est-à-dire là où on est taxés à l'exportation, on va les taxer à l'importation.

Q - Donnez-nous un exemple.

R - Beaucoup de produits américains qui arrivent sur le territoire, chacun les connaît, beaucoup de secteurs d'activité.

Q - Je peux vous taquiner ? Est-ce qu'il est vrai qu'en fait vous avez peur d'articuler un exemple parce que vous savez que le moindre exemple donné risque d'amener à la Maison-Blanche Trump qui dira : " Vous vous attaquez au bourbon ? Je vous taxe de 200% votre cognac ! "

R - Ce n'est pas totalement faux. Ce que je veux vous dire, c'est que ce n'est pas de la peur : c'est de la stratégie à avoir avec les autres États membres. Si je vous cible aujourd'hui un ou deux secteurs d'activité, ce ne sera pas forcément la France qui sera la première exposée par les rétorsions dans un deuxième niveau ; cela pourrait être nos amis allemands, italiens, espagnols. On a donc besoin de travailler ensemble et ça commence demain.

Q - Soyons francs : est-ce que ce n'est pas un peu de " trouillomètre " ? Trump ne se gêne pas. Quand Trump parle des voitures allemandes, il dit : " les voitures allemandes ". Il ne dit pas : " Je ne vais pas citer le secteur parce que quand même on est en négociation ". Il y va, il attaque au bazooka.

R - Permettez-nous d'être un peu stratèges dans cette période-là et de réfléchir à quelle est la meilleure méthode de rétorsion. Il y a les biens mais il y a aussi les services. Il y a par exemple les services digitaux, financiers, qui sont évidemment extrêmement abondants en Europe et qui viennent pour beaucoup des États-Unis. Nous nous sommes mis dans une mondialisation heureuse, avec une forme de dépendance américaine extrêmement forte sur les services, et vous le savez. D'ailleurs, pour les services, c'est l'inverse. C'est l'Amérique de Donald Trump qui est excédentaire dans les échanges. Alors que pour les biens, c'est plutôt l'Europe. Et ça, bien souvent, il oublie de le dire lui-même. Cela pourrait donc aussi toucher les services américains.

Q - En termes de fiscalité aussi, est-ce qu'il y a de la marge ? On cite souvent les très grandes entreprises qui sont installées en Europe ou en France. Est-ce que la France a une marge sur leur fiscalité ?

R - La fiscalité a ceci de particulier qu'elle peut être à compétence nationale ou alors, effectivement, il peut y avoir des décisions européennes. Ce qui est sûr, c'est que nous devons éviter des réponses différenciées entre les pays. Les taxes peuvent être effectivement une solution. Il y a un outil - cela a été évoqué à plusieurs reprises ces derniers jours - qui s'appelle l'outil anti-coercition, qui permet justement d'éviter et surtout de dissuader les pays tiers d'avoir des politiques agressives trop importantes. On ne l'a jamais fait dans l'histoire de l'Union européenne. Nous pourrions le mettre en oeuvre. Ce que je veux vous dire ce soir, c'est très simple : la position de la France demain au Conseil, ce sera qu'on ne doit rien s'interdire. Tout doit être mis sur la table. Pourquoi ? Un rapport de force, avec Donald Trump a fortiori, ne peut fonctionner que si vous démontrez que vous savez riposter de façon massive. Ça ne veut pas dire que vous le souhaitez, ça ne veut pas dire qu'à la fin il faut une escalade commerciale ; ça veut juste dire que vous pouvez le faire, que vous savez le faire.

Q - Soyons précis : est-ce que vous pensez qu'on peut faire peur à Trump ?

R - En tout cas, je crois que ça peut en dissuader beaucoup, y compris Donald Trump, de démontrer à quel point son économie est dépendante de l'Union Européenne et à quel point son économie, effectivement, a besoin de ces échanges commerciaux, et qu'une escalade commerciale serait extrêmement néfaste pour eux-mêmes. Mais enfin, regardez ce qui se passe depuis mercredi. Pour l'instant, c'était un tir seulement dans un sens, et regardez déjà les réactions. J'ai vu que même Elon Musk, un de ses plus fervents partisans, cette fois-ci propose du libre-échange. Donc, tous les deux jours, on a des positions complètement différentes. Moi, je crois qu'il faut remettre un peu de rationalité là-dedans : expliquer que, toujours, l'échange libre est positif pour les croissances mutuelles des pays, pour l'emploi et pour l'industrialisation de nos deux nations. Imposer des tarifs douaniers pour que les Français aillent d'abord investir aux États-Unis avant d'investir chez eux, c'est une chimère. Nous voulons plus d'investissements croisés, mais pas de cette manière-là. Pas par la menace tarifaire, pas par la menace douanière. Ça ne fonctionne pas, ça n'a jamais marché. Et d'ailleurs, le patronat américain lui-même est de plus en plus vocal à ce niveau-là.

Q - Un exemple extrêmement concret et très important, Airbus. L'avenir d'Airbus, qui a, n'est-ce pas, des usines à la fois en Europe, bien sûr, mais aussi aux États-Unis. C'est un secteur prospère, c'est vraiment un fleuron, évidemment, européen et français. Quel risque tout cela fait peser sur Airbus ?

R - D'abord le risque est d'abord sur Boeing, vis-à-vis de ce qui se passe parce que Boeing a évidemment lui-même besoin d'une chaîne de valeur et d'approvisionnement extrêmement importante, de plusieurs pays du monde. Cela serait donc mauvais pour les deux compagnies. Mais cela, évidemment, aurait des impacts aussi pour Airbus. Ce n'est un secret pour personne.

Q - Expliquez-nous, de quel ordre ?

R - Cela renchérirait, créerait effectivement un effet inflationniste et pourrait effectivement déstabiliser ce qu'on appelle les "chaînes de valeur". Cela pourrait créer des détournements de routes commerciales d'un certain nombre de produits, de sites d'installation dans le monde. Ce serait un déstabilisateur problématique pour notre industrie aéronautique, puisque c'est un fleuron de l'export évidemment, à commencer par les États-Unis, mais pas que. C'est un fleuron de l'export tout court, et donc nous en avons besoin.

Q - Ça veut dire quoi ? Pardon d'insister, mais là ça parle à tout le monde, parce que là on est dans l'ultra concret : Airbus, les avions, tout le monde comprend. Quelle est la chaîne exacte qui fait que Airbus risque d'être impacté par ce qui se passe là ?

R - La chaîne exacte, c'est que vous pouvez effectivement avoir du renchérissement d'importation d'un certain nombre de produits permettant justement l'assemblage de nos avions. Cela évidemment aurait le même impact pour Boeing.

Q - Je vais garder les parenthèses, pour bien qu'on comprenne ce que vous dites, à quel point... On a pris l'exemple pour Boeing - et là, on n'a pas encore l'exemple pour Airbus, hélas, on va le trouver... On voit comme dans un Boeing - mais pour Airbus c'est à peu près la même chose - les pièces viennent du monde entier, en réalité.

R - Bien sûr, et c'est vrai pour les deux compagnies. Mais je veux vous dire qui sera le grand gagnant de cette guerre commerciale entre Boeing et Airbus : ce sont les Chinois. Ce sont les Chinois, qui pourront effectivement arriver avec ce qu'on appelle des "surcapacités industrielles", non seulement déverser leurs produits, mais en plus proposer un avion probablement moins cher que les autres. Vous aurez donc un troisième géant mondial chinois, et c'est tout ce qu'on aura gagné entre Airbus et Boeing dans cette histoire-là.

Ce sujet est au moins aussi important que cette guerre commerciale déclenchée par Donald Trump. Il n'y a pas que l'enjeu Europe/États-Unis qui est en train de se jouer. Ce qu'il se passe, c'est que les Chinois, vous l'avez vu, sont aussi très fortement impactés - 34% - par les droits de douanes américains. Ils ont riposté : même niveau avec d'autres mesures ad hoc. Que va-t-il se passer ? Les Chinois vont avoir besoin d'exporter leurs produits dans d'autres zones du monde, et ça va être d'abord sur l'Europe. Ça va fragiliser effectivement nos propres industries. L'Europe va donc aussi, et ça sera à l'ordre du jour demain du Conseil, se défendre par rapport à l'importation massive de produits asiatiques, et notamment chinois, qui ne respectent pas notamment nos normes environnementales et un certain nombre de normes qui sont celles que l'on impose à nos propres industriels en Europe. Vous voyez donc bien que ce n'est pas qu'un sujet de droits de douane figés : ça va déstabiliser tous les systèmes industriels mondiaux. Il faudra donc aussi que l'Europe sache se protéger. C'est un enjeu offensif - ça, c'est la riposte. C'est aussi un enjeu défensif : mettre à nos propres frontières des barrières permettant de ne pas voir des surcapacités asiatiques arriver de façon trop abondante sur le continent européen.

Q - Le Président de la République a appelé à une forme de patriotisme d'entreprise, des grandes sociétés qui ont des investissements en cours ou à faire aux États-Unis. Est-ce que vous avez des réponses ? La presse, notamment "Le Figaro", a rapporté des propos de PDG un peu négatifs, qui disaient : "En réalité, nous, on défend évidemment d'abord nos intérêts à nous." C'est assez légitime. Est-ce qu'ils vont suivre ?

R - D'abord, on ne demande pas de cesser en soi de se projeter aux États-Unis.

Q - Et suspendre ?

R - On demande, le temps que le dialogue avec les États-Unis prenne un petit peu de matière et qu'on ait de quoi riposter....

Q - C'est la partie bâton ?

R - Oui, c'est-à-dire qu'on doit être ensemble, en Européens, industriels et politiques, pour pouvoir dire aux États-Unis : "Cela ne va pas se passer exactement comme vous l'imaginez." C'est-à-dire que ce ne sont pas vos tarifs douaniers et, en réponse, nos investissements. Ça va être vos tarifs douaniers et, en réponse, nos tarifs douaniers, et en attendant les investissements, on va attendre un petit peu et on va les décaler. Je crois que beaucoup de nos industriels peuvent très bien le comprendre. Ça ne veut pas dire qu'on ne souhaite pas des investissements français aux États-Unis. Vous savez, il y a à peu près 750.000 emplois aux États-Unis qui dépendent de filiales françaises. C'est donc une industrie - la France aux États-Unis - qui compte. On veut qu'elle continue à prospérer là-dessus. On veut qu'il y ait plus d'exports français aux États-Unis. On veut aussi qu'il y ait des Américains qui investissent plus en France. On est dans une vision totalement opposée à Donald Trump là-dessus, d'un point de vue économique et commercial. Mais en attendant de se mettre d'accord, je crois qu'il serait effectivement assez sain que nos industriels français et européens sachent appuyer sur pause pour mettre la pression ensemble, tout simplement.

Q - Est-ce que quelque chose vous interdit de traiter directement avec vos homologues aux États-Unis, en même temps que ce que fait la Commission européenne ?

R - Pas du tout. Bien sûr, rien ne l'interdit. D'ailleurs, j'ai moi-même un dialogue avec Howard Lutnick - que j'ai, avec Eric Lombard, le ministre de l'économie, régulièrement. Rien ne l'interdit.

Q - Vous lui parlez régulièrement au téléphone ? Chaque jour ?

R - Pas chaque jour, mais on se parle, effectivement. On a des échanges sur comment est-ce qu'on comprend la situation, chacun de notre côté. On n'est pas d'accord, je ne vais pas vous raconter d'histoires. On ne part pas de la même base de débat.

Q - Qu'est-ce que vous lui avez dit à Lutnick, à votre homologue, si on peut dire ?

R - Ce que je répète quand même régulièrement, c'est que Howard Lutnick est un homme d'affaires, comme Donald Trump l'était. Ce ne sont pas des politiques historiques, ce sont des hommes d'affaires. Je partais du principe qu'il comprenait que les guerres tarifaires étaient d'abord mauvaises pour leur business. Et je crois qu'Elon Musk est en train de le vivre dans sa chair lui-même avec son industrie automobile Tesla. Je lui dis donc d'abord qu'il comprend à mon avis mieux que personne - et probablement mieux que moi - les conséquences directes.

Q - Vous lui avez dit ça ?

R - Oui, bien sûr. Sur la TVA, je crois effectivement que chacun doit comprendre - et j'espère qu'il le sait au fond, même si c'est une posture aujourd'hui - que ce n'est pas un droit de douane.

Q - Ça veut dire quoi ? Pourquoi le font-ils, alors ?

R - Ils le font pour essayer d'imposer, à mon sens, une forme de réciprocité faciale de taxes qui imposent leurs produits, comme si leurs produits, de toute façon, ne devaient jamais être plus taxés que les autres. La TVA ça les touche, ils veulent donc de la réciprocité. Mais moi je leur dis : "La TVA touche les produits français, les produits allemands et tous les produits qui viennent effectivement être consommés par le Français."

Q - Donc ils parient sur le fait que tout le monde va céder, en gros ?

R - Je n'aurais pas la prétention de vous dire ce sur quoi ils parient. Ce qui est sûr, c'est que je crois que ce qu'ils font est rationnel et structuré. Je ne fais pas du tout partie de ceux qui disent que c'est quelque chose de totalement irrationnel de leur part. Je pense que c'est totalement rationnel et qu'ils savent où ils veulent aller. Par contre, moi je vous fais le pari que ça va faire énormément de pertes économiques et sociales, aux États-Unis d'abord, et que cela aura des répercussions, évidemment, sur notre continent aussi. Nous avons besoin, dans les prochaines semaines, d'avoir ce dialogue extrêmement exigeant, ce rapport de force qui doit permettre la désescalade.

Q - Alors, vous voyez, Monsieur le Ministre, à quel point les pays se précipitent. Alors, vous avez raison, les Européens, pour l'instant, tiennent un front à peu près uni, mais enfin, même s'il y a beaucoup de nuances. Mais en revanche, en général, les pays se précipitent à la Maison-Blanche pour baiser la main de celui qu'ils n'osent mordre. Plus de 50 pays ont contacté la Maison-Blanche pour entamer des négociations commerciales. C'est ce que dit ce soir le directeur du Conseil économique national américain. Il faut relire ce que disait Eric Trump - il est tout proche du patron - : "Je ne voudrais pas être le dernier pays à tenter de négocier un accord commercial avec Trump. Le premier à négocier gagnera, le dernier sera absolument perdant. J'ai vu ce film toute ma vie." En fait, ce scénario-là, est-ce qu'il est en train en tout cas de le gagner en partie ? 50 pays sur... Il y a combien de pays dans le monde ? 190 ? Un peu plus ? Déjà 50 pays qui courent pour dire : "S'il vous plaît, faites-nous un traitement de faveur !"

R - Mais c'est très intéressant ce que vous dites. Pourquoi ces 50 pays vont tout de suite négocier ? Pourquoi, à votre avis ? Parce qu'ils n'ont pas les moyens de riposter comme l'Europe a les moyens de riposter. La Chine, elle a riposté, elle n'est pas allée à la Maison-Blanche. C'est donc une question de rapport de force. Et j'en suis navré pour les pays que vous citez, parce que je n'ai nul doute qu'ils auraient souhaité être dans un rapport de force. Ils ne le peuvent pas. Il vaut mieux, effectivement, pour eux, négocier pour qu'il y ait une perte la moins importante possible pour leur propre économie. L'Europe, pardon de le dire - et il n'y a aucune condescendance de ma part quand je dis ça - n'est pas une puissance comme les autres. L'Europe est une très grande puissance mondiale. L'Europe, encore une fois, c'est un marché unique de 450 millions de consommateurs. Si elle veut être unie, elle peut installer un rapport de force extrêmement puissant.

Q - Là, on parlait tout à l'heure de la désunion - relative, mais enfin, elle est là. Mme Meloni, qui pèse de tout le poids de sa stabilité politique - c'est l'un des piliers de l'Europe aujourd'hui -, qui dit, en quelque sorte, avant même le combat, elle dit : " Non, pas de droits de douane, au fond, on ne va pas répondre, on ne va pas riposter. " Parce qu'elle dit : "Je ne suis pas convaincue que le meilleur choix soit de répondre à des droits de douane par d'autres droits de douane." Quand on dit ça, avant même d'avoir négocié, c'est très clair. C'est qu'en réalité, on refuse de mettre l'épée dans les reins de l'adversaire.

R - Ou alors, il y a d'autres options que le seul droit de douane, et auquel cas, je la rejoins. Je ne crois pas qu'on répondra à l'ensemble des 20% américains sur les produits européens uniquement par des droits de douane. D'abord parce que le flux d'échanges ne le permet pas : ça nous mettrait des taux absolument absurdes à plus de 40%. Il faut donc aussi aller chercher l'assiette sur les services, et effectivement, comme je le disais tout à l'heure, peut-être des outils un peu plus innovants comme l'outil anti-coercition. Ça, nous le verrons demain. Je verrai quelle sera la position italienne demain. Pour l'instant, Mme Meloni ne dit pas : "Pas touche à mon ami américain, ce sera sans moi." Elle ne dit pas ça. Elle dit que ça a été des mauvaises mesures. Elle a suspendu ses engagements depuis mercredi. Et évidemment que nous aurons besoin de l'Italie à la table des discussions et des négociations en Européens là-dessus.

Q - La question des Allemands, tous vos prédécesseurs, tous, je crois qu'il n'y a aucune exception, dès qu'on les prend hors caméra, tous disent : "Les Allemands, vraiment, ils nous posent problème. Dès qu'ils peuvent, ils vont seuls négocier à la Maison-Blanche pour leurs voitures, pour leurs questions à eux." Ils ont un problème de voitures, notamment, énorme. Ils n'ont pas les mêmes intérêts que la France. Qu'est-ce qui changerait par miracle, alors qu'il y a une telle urgence et un tel problème ?

R - Là encore, il va falloir attendre un peu, quelques jours, et notamment demain, d'avoir la position allemande. Ce que je peux vous dire, c'est qu'à entendre le futur Chancelier, M. Merz, parler de l'unité européenne, parler de sa relation avec les États-Unis, j'entends - et je crois que vous aussi - une note franchement différente des gouvernements de coalition précédents.

Q - La sécurité militaire a changé la donne ?

R - Indéniablement que ça a changé, a été un game changer, comme on dit en bon français, absolument massif dans la relation vis-à-vis de l'Europe que les Allemands ont aujourd'hui avec ce futur chancelier. Après, il faut une coalition, elle n'est pas encore faite. Moi aujourd'hui je parle à mon homologue du gouvernement Scholz et ces homologues-là ont aussi envie qu'il puisse y avoir une riposte européenne. Il faut juste qu'elle soit graduée, proportionnée, et ce sera probablement la position allemande, mais je ne veux pas parler en leur nom, et nous verrons à partir de demain quelle sera justement cette position-là.

Q - Quel est, Monsieur le Ministre, le risque de récession, plus généralement ? On a parlé de la France, mais on sait à quel point l'économie mondiale est interdépendante. JP Morgan qui dit qu'elle a relevé ses risques d'une récession américaine et mondiale à 60%. Les politiques perturbatrices des États-Unis ont été reconnues comme le plus grand risque pour les perspectives mondiales dans toute l'année. La réserve fédérale américaine, qui aussi fait état de risques aggravés, en particulier le chômage aux Etats-Unis. La nouvelle, évidemment, est très frappante. L'Allemagne, qui envisage le retrait potentiel d'environ 1200 tonnes d'or, évaluées à plus de 113 milliards d'euros, de la réserve fédérale des États-Unis. Il y a là un effet boule de neige de panique potentiel.

R - Le vrai risque, il est dans l'attentisme, donc dans le ralentissement et dans l'arrêt des investissements. En fait, la troisième lame est probablement la plus dangereuse et a l'effet récessif le plus puissant. Il y a d'abord les effets de renchérissement et d'inflation, qui posent un réel problème. Il y a effectivement, après le ralentissement, un certain nombre d'investissements. Si ça dure trop longtemps, effectivement, on se met dans une situation mondiale de ralentissement économique qui va avoir des répercussions sociales qui sont néfastes. Comment est-ce que l'Europe peut éviter d'être la partition la plus touchée dans ce monde-là ? Tout simplement, encore une fois, en créant ces conditions de négociation. Pardon de me répéter là-dessus, mais c'est essentiel. Si dans les prochains jours et dans les prochaines semaines, on n'est pas dans un dialogue exigeant avec les Américains, alors effectivement l'Europe sera plus perdante que d'autres zones du monde.

Q - Votre regard sur l'adversaire, Donald Trump ? Tout revient, en quelque sorte, à Donald Trump. C'est vraiment son affaire. Écoutez-le, de quelle manière il semble tout à fait imperméable à tous les problèmes, l'état des marchés... On va d'ailleurs voir les chiffres dans un instant. Lui, il ne dit : "Pas du tout." Il assume absolument ce côté révolutionnaire, "je renverse la table et je m'en fiche".

(...)

Q - Laurent Saint-Martin, qu'est-ce qu'il cherche exactement ? Il faut lire sa formule. Il associe les États-Unis d'Amérique à un malade. Il dit : "Moi, je lui donne un remède de cheval. Il a survécu - je ne suis pas sûr que ça rassure les gens qui ont des fonds de pension aux États-Unis - et il est en voie de guérison." Qu'est-ce qu'il cherche ?

R - D'abord, il renverse la table, parce qu'il change ce qui était la doctrine des États-Unis depuis des dizaines et des dizaines d'années, qui était effectivement une doctrine du libre-échange, qui pouvait avoir pour conséquence un déficit commercial américain, mais par la puissance du dollar, c'était quelque chose, effectivement, qui était tout à fait soutenable. Lui, il change de notion. Il récupère théoriquement l'argent par les droits de douane, qui vont dans les caisses effectivement du trésor public américain, il appelle les investissements étrangers chez lui pour ne pas justement être taxé, et donc c'est une réindustrialisation forcée, plus les droits de douane qui viennent effectivement alimenter ses comptes. Sauf que derrière, on a toujours démontré - parce que ce n'est pas nouveau, ce n'est pas la première fois qu'il y a des droits de douane dans l'Histoire - que cet effet inflationniste et ce ralentissement dans les investissements que cela créait était bien plus néfaste et bien plus négatifs que les quelques plus-values que vous pouvez avoir vis-à-vis des investissements. Je vais vous dire un truc très simple : si ça marchait, cette théorie-là, ça se saurait. Si on était vraiment dans quelque chose de figé, où il suffisait d'augmenter les droits de douane pour résoudre notre déficit public, je crois que la France l'aurait tenté à son tour. Donc ce n'est pas ça le sujet.

Le sujet, c'est de se demander comment l'économie américaine va effectivement durablement supporter les chutes boursières qu'elle est en train de connaître et les grosses tensions dans l'économie et dans les entreprises américaines. On entend quand même de plus en plus de patrons américains s'inquiéter, justement, de la valorisation de leur entreprise, pas seulement en bourse, mais aussi de leur capacité d'investissement demain là-dessus. Les retraités américains, qui dépendent énormément, vous le savez, des fonds de pension et du cours de bourse là-dessus, ça ne va pas durer très longtemps, ce niveau d'inquiétude sourde. À un moment, ça va poser un problème social aussi aux États-Unis.

J'entends le discours de volontarisme du président américain, et c'est son choix, il a été élu démocratiquement. Je continue à penser que c'est la pire des décisions pour nos économies mondiales et pour la sienne.

Q - Vous avez invoqué par deux fois Elon Musk. Les choses changent maintenant, ça devient peut-être un allié. En tout cas... On va écouter les propos d'Elon Musk, c'est très intéressant. Lui, il dit : "0% général entre l'Europe et les États-Unis." C'est son côté occidentaliste : il faut que l'Occident soit solidaire et se serre les coudes. Écoutez et vous réagirez.

(...)

Q - Ça paraît tellement inouï. Est-ce qu'il est en train de contredire Trump ? Ou au fond, est-ce que c'est peut-être ce qu'ils visent tous, c'est-à-dire, en réalité, forcer tout le monde à entrer dans un nouveau monde dans ce sens-là ?

R - La valorisation de Tesla a perdu tellement ces derniers jours que je pense que son dirigeant, Elon Musk, qui est quand même quelqu'un d'assez rationnel - parfois assez génial dans tous les sens du terme, mais quand même assez rationnel quand on parle de business - comprend que pour sa propre industrie ça va dans le mur. Et je pense que c'est un appel, effectivement, à la raison. Mais ce n'est pas le seul. On parle beaucoup d'Elon Musk parce qu'il est aussi de fait dans l'administration Trump, en tant que responsable de l'efficacité gouvernementale. Mais franchement, beaucoup d'autres patrons le disent. Pour l'instant, force est de constater que ce n'est pas suivi d'effets. Je ne peux qu'encourager des personnalités aussi puissantes et importantes qu'Elon Musk et d'autres patrons américains à continuer à persuader le président américain de faire demi-tour. Ce n'est jamais trop tard, pour la prospérité de nos économies et pour nos emplois.

Q - Est-ce que tout ça, à la fin... Est-ce que c'est, en creux, un éloge du libéralisme ? Pendant des années, on a discuté de la mondialisation, on a dit : "Est-ce que c'est bien, pas bien, que tout circule, pour l'écologie, pour la souveraineté, pour l'industrialisation ?". Et on voit aujourd'hui que Trump, en réalité, fait ce que souvent des milieux de gauche ont demandé, en quelque sorte. Le monde entier dit : " Non, surtout pas, il faut que ça continue à circuler dans tous les sens. "

R - C'est un peu plus complexe qu'un sujet droite/gauche, mais ce qui est sûr c'est que le protectionnisme ne crée pas de prospérité économique. Le libre-échange n'est pas quelque chose de simple. Le libre-échange peut parfois effectivement aussi avoir ses travers, et il faut donc le réguler. Mais le libre-échange est effectivement vecteur de croissance et d'emploi. Cela a été démontré quand même à plusieurs reprises.

Q - Laurent Saint-Martin, vous avez été socialiste avant d'être macronien ? Les socialistes disaient quand même "prudence". On a l'impression qu'aujourd'hui, tout le monde - en tout cas, depuis trois jours - est devenu libéral. Tant mieux, peut-être ?

R - Non. D'abord, j'ai toujours été social-libéral, et je pense effectivement que la liberté des échanges est bonne pour les économies et pour l'emploi, en France, en Europe, aux États-Unis, partout dans le monde. La solution c'est aussi diversifier les échanges commerciaux et donc accélérer sur un certain nombre d'accords de libre commerce et de libre-échange avec d'autres zones du monde aussi.

Q - Et ce sera un débat qu'on va ouvrir maintenant. Merci beaucoup, Monsieur le Ministre, d'avoir été avec nous pour réagir à toutes ces informations.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 avril 2025