Entretien de M. Benjamin Haddad, ministre délégué, chargé de l'Europe, à France Info le 6 avril 2025, sur les droits de douane américains, le conflit en Ukraine et l'élection présidentielle roumaine.

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Média : France Info

Texte intégral

Q - Bonjour, Benjamin Haddad.

R - Bonjour.

(...)

Q - Il faut qu'on parle évidemment des droits de douane américains. Comment vous interprétez la déclaration ce matin d'Elon Musk, lors d'un congrès italien anti-migrants, qui espère une zone de libre-échange en Europe et en Amérique du Nord, avec des droits de douane nuls ?

R - Pardon, mais on en est un petit peu loin. On sait quand même pris des droits de douane...

Q - Ça vous fait rire ?

R - Non, mais c'est vrai que ça paraît un peu en décalage avec le débat qu'on est en train d'avoir en ce moment. On a des droits de douane complètement injustifiés, déconnectés de toute base factuelle, réelle sur ce qu'est la relation commerciale entre l'Europe et les États-Unis, qui ont été imposées par les États-Unis la semaine dernière. On va dire un mot de la façon dont on réagit, mais je voudrais quand même déjà expliquer la façon dont ils ont été calculés. Parce que, fondamentalement...

Q - Vous avez compris, vous ?

R - Alors, ce que je comprends, c'est qu'on prend le déficit commercial des États-Unis par rapport à certaines zones et on considère que le ratio de déficit commercial, c'est un droit de douane, un tarif qui est imposé. Donc 39% de déficit commercial avec l'Union Européenne, ça fait 39% de droits de douane. Et en plus, on y inclut les biens, mais pas les services. Donc les services numériques, par exemple, les GAFAM qui sont en Europe, ce n'est pas inclus dans le déficit commercial des États-Unis. On compte la TVA, donc cette administration nous explique que la TVA - que les entreprises européennes paient elles-mêmes, bien sûr, sur le territoire européen - est considérée comme un droit de douane. Donc on est complètement déconnectés là de la réalité. Ça va faire mal à l'économie mondiale, ça va faire très mal à l'économie américaine. Regardez la réaction des marchés financiers américains qui sont en train de dévisser, des entreprises qui se posent des questions pour investir. C'est un recul en arrière historique par rapport à ce qu'on a réussi à construire dans les relations commerciales entre les États, précisément pour éviter ce protectionnisme, ces guerres tarifaires qui ne sont dans l'intérêt de personne. Le système commercial international du GATT puis de l'OMC, il avait été fait largement aussi à l'initiative des États-Unis, des démocraties, pour pouvoir avoir un libre-échange qui est dans le bénéfice de tout le monde. Donc là, c'est un recul en arrière qui ne sera dans l'intérêt de personne.

Q - Et face à cela, est-ce que la réponse de l'Europe ne tarde pas à venir ?

R - Il ne faut pas confondre la précipitation et la fermeté. On aura une réponse unie, une réponse ferme, parce que la meilleure façon de se faire entendre, de désescalader et, pourquoi pas, d'avoir une négociation, c'est de montrer qu'on est capables d'assumer un rapport de force.

Q - Mais quand ?

R - Dans les prochains jours, mi-avril, il y aura un premier paquet de réponses, qui sera une réponse qui a été conçue contre le paquet acier-aluminium, donc à peu près 28 milliards d'euros. Et dans les semaines qui suivront, il y aura une autre réaction, qui peut avoir plusieurs natures. Ça peut être, là aussi, des réponses sur un certain nombre de biens de l'économie américaine qu'on aura identifiés pour avoir un effet maximum, mais il y a d'autres instruments. Vous savez, l'Europe, c'est 450 millions d'individus, c'est un énorme marché unique intégré. On a développé - largement sous l'initiative de la France - ces dernières années des instruments de réponse commerciale, comme ce qu'on appelle par exemple l'instrument anticoercitif, qui permet aussi d'inclure les services numériques, la propriété intellectuelle.

Q - On peut peut-être préciser ce que c'est ?

R - C'est un instrument qui... On donne à la Commission la possibilité de constater que les droits de douane - les tarifs - sont utilisés comme un moyen de pression. Pas comme une réponse légitime à un désaccord commercial, mais comme un moyen de pression politique. Et ça, si c'est avéré, ce qui paraît quand même être le cas ici, à ce moment-là, on peut avoir une réponse qui est beaucoup plus forte et inclure, typiquement, les services numériques, la propriété intellectuelle. Ça, ce n'était pas possible, par exemple, lors du premier mandat de Donald Trump. On n'avait pas encore ces instruments. Donc l'Europe, aujourd'hui, est sortie de sa naïveté commerciale. Elle est capable de se défendre, d'assumer des rapports de force. On le fera pour défendre nos intérêts. On n'aura pas d'états d'âme pour défendre nos intérêts. Mais l'objectif, une fois de plus, c'est de pouvoir négocier. Mais quand vous voulez, en diplomatie, avoir une négociation, il faut créer d'abord les conditions d'un rapport de force. Ce qu'on a constaté ces dernières années, c'est que l'Europe, c'était souvent une force, une puissance qui s'ignorait. Et là, face à la pression des événements, on assiste au réveil stratégique des Européens.

Q - Benjamin Haddad, cette guerre commerciale, en tout cas, occulte, on a le sentiment totalement les négociations de paix sur l'Ukraine et change la donne peut-être sur ce sujet-là, justement, sur le rapport de force. Où en sont ces négociations, déjà ? Ça fait un mois, le fameux clash à la Maison-Blanche, Trump-Zelensky, c'était il y a pile un mois.

R - Vous avez raison de le souligner. Cette nuit, la Russie a encore bombardé massivement la capitale ukrainienne de Kiev. Il n'y a pas de soldats à Kiev. C'est contre des infrastructures civiles, pour terroriser...

Q - Donc la Russie ne veut pas la paix ?

R - La Russie ne veut pas la paix. La Russie tourne le dos de façon sérieuse aux négociations. Il y a presque trois semaines maintenant, Volodymyr Zelensky a accepté à Djeddah le principe d'une trêve de 30 jours. La Russie n'a jamais répondu. Quand il y a eu après les négociations à Riyad, on a parlé d'une trêve sur les infrastructures énergétiques et les frappes en mer Noire, et la Russie a d'abord topé avant de se perdre dans des manoeuvres dilatoires en demandant la levée des sanctions. La vérité c'est que la Russie continue son agression sur le terrain, continue à avoir des objectifs maximalistes. En réalité, c'est effacer l'Ukraine en tant que nation indépendante : désarmement de l'Ukraine, le fait de changer de président... Ce n'est pas à la Russie d'en décider, c'est aux Ukrainiens de décider de leur leadership - contrairement d'ailleurs aux Russes qui, eux, ne peuvent pas décider de qui est le président de la Russie. Ils continuent de demander la démilitarisation de l'Ukraine, alors qu'au contraire, il faudra donner, même après un cessez-le-feu, les moyens à l'armée ukrainienne d'être forte et de pouvoir dissuader une agression future. Donc la seule voie pour en sortir, c'est - nous, on soutient les négociations -, c'est d'augmenter la pression de façon maximale sur la Russie, en continuant les livraisons d'armes à l'Ukraine et en les augmentant, ce qu'on a fait quand Volodymyr Zelensky était à Paris la semaine dernière, avec 2 milliards d'euros de nouvelles livraisons d'armes, et de continuer la pression économique.

Q - Sauf que ça s'accompagne d'ingérences russes sur l'Europe, contre l'Europe, qui s'aggravent, qui s'accroissent, d'après ce que vous dites ?

R - Bien sûr, mais la Russie ne fait qu'augmenter son agressivité, ses menaces contre l'Europe.

Q - Ça prend quelle forme ?

R - La Russie a toujours désigné l'Union Européenne, l'architecture de sécurité européenne issue de la guerre froide, comme son ennemi. Son but, c'est de réviser les frontières, de remettre en cause la souveraineté des Etats qui sont issus de la guerre froide. Rappelez-vous, Vladimir Poutine avait dit : "La fin de la guerre froide, la chute de l'URSS, c'est la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle."

Q - Pardon, mais ça prend quelle forme ?

R - Vous prenez juste cette semaine, TikTok, en Roumanie, qui a révélé que lors de la dernière élection présidentielle, plus de 100.000 faux comptes - 100.000 - dans une élection présidentielle roumaine, avaient été révélés. Plus de 35.000 bots. On a vu un candidat, d'extrême-droite, populiste pro-russe, qui a été amplifié de façon totalement artificielle par la Russie. Pour vous donner un exemple, à un moment son nom était le huitième nom le plus trending, pour faire un anglicisme...

Q - "Tendance". Je fais la traduction.

R - ...sur TikTok au monde. Pour une élection en Roumanie, sur un réseau social chinois. On voit l'ampleur...

Q - Et l'Europe n'arrive pas à détecter ça ? L'Europe et la France, est-ce qu'on est armés pour ça ? Est-ce qu'on est en train de s'armer pour ça ?

R - On s'est armés. On a à la fois renforcé nos moyens cyber, on renforce aussi notre coopération. J'étais en Roumanie, j'étais en Moldavie, précisément pour signer des accords de coopération, à la fois pour savoir ce qui s'est passé, pour en tirer les leçons, mais aussi pour renforcer notre soutien à ces pays via VIGINUM, via nos agences de renseignement. On a des règles aussi dans le cyberespace, dans l'utilisation de l'espace numérique, comme le Digital Service Act. Et puis surtout - et ça me ramène aussi à la question des droits de douane, d'une certaine façon - l'enjeu aussi, c'est de réduire nos dépendances, de réduire nos dépendances technologiques, les réseaux sociaux, l'intelligence artificielle, d'investir dans notre propre compétitivité, de soutenir nos innovateurs, de faire notre union des marchés de capitaux. Donc l'enjeu aussi de la souveraineté, c'est la compétitivité, c'est l'innovation, c'est l'entrepreneuriat, et ça c'est l'un des grands rendez-vous européens qu'on va porter.

Q - Des défis que vous avez à défendre, Benjamin Haddad, ministre en charge de l'Europe. Merci d'avoir été avec nous ce matin sur "France Info".

R – Merci.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 avril 2025