Texte intégral
Q - Bonsoir, Benjamin Haddad.
R - Bonsoir.
Q - Merci d'être avec nous. Ministre délégué chargé de l'Europe, vous nous direz ce que doit répondre l'Europe, ce que doit répondre la France à Donald Trump ce soir. Mais d'abord, en voyant les explications qu'on vient d'avoir là, est-ce que Trump met tout simplement en péril notre économie ce soir ?
R - Il met en péril l'économie mondiale, à commencer par la sienne. Fondamentalement, Trump est en train de démanteler le système économique mondial, le système de commerce international, qui était basé sur la réciprocité, le libre-échange, la non-discrimination, qui a été bâti au lendemain de la Seconde Guerre mondiale - largement par les États-Unis et leurs alliés - et qui a fondé aussi la prospérité des États-Unis, de l'Europe, du reste du monde. On voit à la fois les bourses américaines, les réactions des entreprises américaines, les réductions de prévision de croissance aussi aux États-Unis : ça va avoir un impact négatif, à commencer par les États-Unis.
Q - Mais pour nous, ici en France, le risque, c'est la récession, clairement ? C'est qu'il n'y ait plus de croissance ?
R - Ça provoque effectivement un risque économique aussi pour l'Europe. Le Premier ministre a dit que ça aurait un impact sur la croissance. Alors, après, la conclusion qu'il faut en tirer, c'est de se défendre et de répondre de façon unie et ferme à ces tarifs qui sont complètement injustifiés et qui n'ont aucune base, d'ailleurs, dans la réalité, sur la relation entre l'Europe et les États-Unis sur le plan économique. Et puis après, c'est de faire aussi de l'Europe, de l'Union européenne, la zone la plus compétitive au monde en simplifiant, en soutenant nos entreprises, nos start-up, nos investisseurs, en créant un Nasdaq européen, pour faire en sorte que toute l'épargne européenne aujourd'hui qui franchit l'Atlantique tous les ans - 300 milliards d'euros par an...
Q - Vous voulez qu'elle reste ici ?
R - Mais qu'elle reste ici et qu'elle aille financer nos PME, nos start-up, nos innovateurs pour que demain, dans l'intelligence artificielle, dans le quantique, dans les industries vertes, les grands champions, ils soient européens.
Q - Alors attendez...
R - On a tous les atouts. Eh bien maintenant, faisons en sorte que ce soit une opportunité, justement, pour soutenir notre économie européenne.
Q - Comment se défendre ? On parlera du bazooka dans une seconde avec Elsa Vidal, l'arme absolue. On verra ce que c'est dans une seconde. Mais d'abord, ce soir, la Commission européenne propose d'imposer des droits de douanes à hauteur de 25% sur les biens américains qui arriveront en Europe à partir du 16 mai. Est-ce que la France soutient cette proposition ?
R - Oui. Alors, de quoi s'agit-il ? Il s'agit d'une réponse de la part de la Commission aux tarifs sur l'acier et l'aluminium, qui sont donc les premières mesures. Donc, ça on avait dit que la Commission ferait une proposition sur un certain nombre de biens de l'économie américaine. Après, on va travailler avec la Commission européenne, qui va faire des propositions, pour avoir une réponse très forte, très calibrée pour frapper en profondeur l'économie américaine. Là, on a des instruments. Vous savez, on a beaucoup travaillé ces dernières années à faire sortir l'Europe de la naïveté commerciale, à faire en sorte qu'on puisse avoir des instruments pour nous défendre, pour être capable de riposter. Eh bien maintenant, face à ces attaques complètement injustifiées, il n'y a aucune raison de ne pas utiliser ces instruments. On a, par exemple, je suis sûr que vous alliez parler de ça...
Q - Attendez. Je voudrais détailler les choses.
R - Je ne spoile pas.
Q - Le ministre allemand de l'économie disait toute à l'heure, Elsa Vidal : "il peut-être temps de sortir le bazooka". Ce qu'on appelle "le bazooka", c'est tout simplement une mesure anti-coercition. Qu'est-ce c'est, le bazooka, dans ces cas-là ?
Q - Dans ces cas-là, ça signifie qu'on interdira aux États-Unis, à toutes les entreprises américaines, d'accéder aux marchés publics européens, de pouvoir être compétiteurs avec nos entreprises, pas seulement en France mais dans l'ensemble des 27 États membres. Et puis, on peut aussi interdire les entreprises qui vendent des services. On peut interdire les investissements directs étrangers - vous ne pouvez plus venir, même créer une usine et travailler. Donc, on a différents instruments qui, progressivement, dans une gradation, peuvent rendre de plus en plus douloureuses les mesures qu'on nous impose.
Q - Le bazooka, c'est le moment, Benjamin Haddad ?
R - On a cet instrument, effectivement. Il n'y a aucune raison de ne pas l'utiliser. Encore une fois, on a renforcé, largement sous l'impulsion de la France, les instruments de sécurité économique de l'Union européenne pour pouvoir se défendre. Là, on a des droits de douane qui sont injustifiés, qui n'ont pas de base sur la relation économique réelle entre l'Europe et les États-Unis. On peut utiliser cet instrument. Effectivement, il offre une palette d'outils, Elsa Vidal l'a dit, que ce soit le non-accès au marché public, que ce soit le fait de pouvoir aller taxer les services numériques, de regarder la propriété intellectuelle. C'est à la Commission européenne, là-dessus, de faire des propositions. Mais en effet, si on veut une désescalade, si on veut pouvoir négocier avec les États-Unis, il faut qu'on soit capable de montrer qu'on est capable de répondre et d'infliger des dommages économiques aux États-Unis.
Q - Mais attendez, pour décrypter, vous dites, en gros, il faut d'abord aller dans l'escalade pour aller dans la désescalade ?
R - Il faut assumer un rapport de force. Il faut montrer qu'on est capable de se défendre. Vous savez, si vous êtes dans la faiblesse, vous ne vous ferez pas respecter des États-Unis, encore moins de cette administration...
Q - Certains pays décident, d'une certaine manière, d'aller (inaudible). On a Benyamin Netanyahou, ce soir, qui va à la Maison-Blanche, et qui espère, lui, signer un deal pour avoir une baisse substantielle des droits de douane entre les États-Unis et Israël.
R - Mais il n'y a aucune raison de se mettre dans une situation de soumission. L'Union européenne, c'est 450 millions d'individus. C'est le plus grand marché unique intégré au monde. On a des instruments qu'on a développés ces dernières années. On va défendre nos intérêts. On va le faire de façon ferme, de façon proportionnée. Et en effet, il y a toute une palette d'outils qui sont sur la table, dont cet instrument anti-coercition, qui a été créé précisément pour répondre à ce type de situation, quand une puissance décide de façon prédatrice d'utiliser l'instrument économique pour essayer de soumettre des partenaires européens. Eh bien là, on fait tous face à la même situation, ces droits de douane ont été imposés à tous les Européens ; donc tous les Européens ont intérêt à pouvoir répondre de cette façon.
Q - Avant de donner la parole à mes camarades, un exemple très simple. Tout le monde peut comprendre : on peut couper Netflix ?
R - On peut par exemple imposer des taxes sur les services numériques.
Q - Mais les taxes qui seraient payées par qui ? Par le consommateur ?
R - Non, mais qui seraient payées effectivement par les services, sur la publicité, sur les services. Vous avez encore une fois toute une palette d'instruments. Moi, je ne suis pas là encore. Ce sont des discussions qu'on va avoir avec la Commission et avec les partenaires européens. Mais on a des outils, encore une fois. L'Europe, vous savez, pendant très longtemps, ça a été une puissance qui ne s'assumait pas et qui notamment n'assumait pas d'utiliser ces instruments économiques. Peut-être aussi parce qu'elle se bridait. Elle était bridée aussi par des règles que les autres ne respectent plus. Prenez les règles de l'OMC. Pendant très longtemps, on allait déposer des contentieux auprès de l'OMC. On attendait des procédures de recours interminables. Mais les Etats-Unis ont vidé, depuis des années, même d'ailleurs dans les administrations précédentes sous Obama et sous Biden, ont vidé l'OMC de son sens, de son rôle, ne renouvellent pas les juges au sein de l'OMC. Donc ils sont en train d'éventrer là le droit économique international. Il n'y a aucune raison que les Européens soient...
Q - Mais je vous parlais de Netflix pour avoir quelque chose de concret et de compréhensible par tout le monde. Vous dites : "Netflix, pourquoi pas ?" On taxe, ce qui freinera Netflix dans son développement en Europe. "En gros, vous voulez accéder à notre immense marché de 450 millions d'habitants européens ? Eh bien, il va falloir payer à un moment donné." C'est ce que vous êtes en train de dire.
R - Ce que je dis, c'est que l'autre part de ça, parce que c'est très important, il n'y a pas que la réponse économique, c'est aussi investir massivement dans la compétitivité de l'Union européenne. C'est faire en sorte que fondamentalement, les entreprises qui sont aujourd'hui aux États-Unis ou ailleurs, viennent investir chez nous. Parce qu''encore une fois, des acteurs qui veulent des capitaux, qui veulent se développer... Mais à ce moment-là, faisons en sorte que la Commission européenne mette le paquet sur la simplification, qu'on fasse l'union des marchés de capitaux. Parce qu'aujourd'hui, fondamentalement, on se met des droits de douane à nous-mêmes. Quand vous êtes une entreprise française et que vous voulez aller investir en Pologne, en Allemagne ou en Italie, vous avez l'impression de tout devoir recommencer à zéro : un autre cadre de régulation, un autre cadre fiscal, un autre droit des affaires. Simplifions, terminons notre marché unique ! Par exemple, une proposition d'Enrico Letta, dans son rapport, c'est d'avoir un 28ème droit des affaires. Comme ça, une entreprise européenne, elle a soit son droit des affaires national, soit elle peut opter pour un droit des affaires européen pour pouvoir investir, se développer plus facilement en Europe. Là, c'est le moment aussi d'accélérer. Ça, c'est une demande aussi de la France. Il y a des propositions qui ont été faites par la Commission européenne pour renforcer la compétitivité, pour simplifier un certain nombre de normes qui s'imposent aujourd'hui à nos entreprises. Mettons le paquet pour faire aussi de notre Union européenne une zone de croissance, de compétitivité, d'innovation.
Q - Quand on voit la position de Donald Trump sur la guerre entre la Russie et l'Ukraine, qu'on voit cette position sur la dimension commerciale et des droits de douane, est-ce que, Monsieur le Ministre ce soir, vous diriez que les États-Unis sont toujours nos alliés ?
R - Ce n'est pas un comportement amical de la part des États-Unis. Maintenant, fondamentalement, en réalité, quelle que soit la réponse à votre question, la conclusion qu'on en tire, c'est la même : c'est de réduire nos dépendances, c'est d'investir massivement dans notre autonomie stratégique et notamment dans la défense européenne. C'est ce qu'on commence à faire pour être capable de se défendre seul si nécessaire. Ça commence évidemment par le soutien à l'Ukraine, parce que le test, le premier test de la sécurité européenne, c'est de continuer à soutenir l'Ukraine face à la Russie. Parce que, parenthèse, pendant ce temps-là, pendant qu'on est en train de débattre de tout ça, la Russie continue quotidiennement ses bombardements sur les villes ukrainiennes, continue de tourner le dos à la diplomatie... Et c'est après de réarmer. Réarmer sur le plan matériel en augmentant nos budgets de défense, c'est ce qu'on fait en France, mais c'est ce qu'on fait maintenant au niveau européen. Soutenir notre propre industrie de défense, pour ne pas, justement, être dépendant des armements américains, avec ce que ça veut dire aussi en termes de contrôle, d'usage, de contrôles d'exportations. Et se réarmer moralement. C'est-à-dire comprendre qu'on est dans un monde de conflictualité, de rapports de force, et donc d'être capables, aussi nous-mêmes, de défendre nos intérêts.
Q - D'un mot, Amélie Rosique, parce que dans cet océan d'incertitude, il y a une demi-bonne nouvelle, c'est le prix de l'essence.
Q - Absolument, mais ma question est très concrète : qui va payer la riposte de l'Union européenne ? Parce que finalement, ceux qui vont payer aujourd'hui, en premier lieu, les droits de douane américains, ce sont d'abord les consommateurs américains. Et on le sait, s'il y a une riposte européenne, ce seront les consommateurs européens qui vont payer la facture.
Q - Les taxes sur Netflix, ça va être pour nous.
R - Mais fondamentalement, comment voulez-vous avoir une négociation avec cette administration Trump où on pourrait envisager une désescalade sans être capable de montrer qu'on peut réagir ? Donc, vous allez avoir d'abord des cordes de rappel dans l'économie américaine, vous l'avez dit vous-même, avec les sénateurs, les gens de la Maison-Blanche qui vont commencer à recevoir des coups de fil les entreprises qui vont licencier, qui vont, pourquoi pas, délocaliser. Vous avez les marchés boursiers américains qui sont en train de dévisser. Mais à nous de montrer qu'on est capable de réagir et qu'on est capable de soutenir aussi notre propre économie.
Q - Merci Benjamin Haddad.
R - Merci.
Q - Merci d'avoir été l'invité du "20h BFM".
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 avril 2025