Texte intégral
Mme la présidente
L'ordre du jour appelle le débat sur le thème : " Comment construire une véritable défense européenne ? "
La conférence des présidents a décidé d'organiser ce débat en deux parties. Dans un premier temps, nous entendrons les orateurs des groupes, puis le gouvernement ; nous procéderons ensuite à une séquence de questions-réponses.
(…)
Mme la présidente
La parole est à Mme la ministre déléguée chargée de la mémoire et des anciens combattants.
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée chargée de la mémoire et des anciens combattants
Nous vivons un moment où l'histoire s'accélère, où les certitudes vacillent, où les alliances qui semblaient invincibles sont brutalement questionnées. Cette situation s'impose à nous. Nous ne pouvons y rester étrangers, pas plus que nous ne pouvons avoir la naïveté d'imaginer répondre seuls aux menaces qui grondent autour de nous. Notre pays ne peut se le permettre.
Nous sommes aujourd'hui à un tournant historique qui ouvre des interrogations essentielles. La France telle que nous la connaissons est le fruit des choix courageux faits par nos responsables politiques après la guerre.
Les choix que nous sommes en train de faire dessineront le visage de l'Europe de demain. À quelques heures de vol de Paris, la Russie, appuyée par l'Iran et la Corée du Nord, poursuit l'agression qu'elle a lancée contre l'Ukraine. Le régime de Poutine mène une guerre abjecte qui défie nos valeurs, questionne nos frontières et menace notre sécurité.
La Russie mène une guerre totale. Celle-ci dépasse les frontières terrestres, infiltre le cyberespace, teste nos défenses, manipule nos perceptions, pèse sur nos choix démocratiques et s'amuse de nos divergences. Elle constitue une menace directe pour les pays du continent européen.
Ailleurs, l'ordre international est également remis en cause. Il faut être aveugle, ou faire preuve de beaucoup de mauvaise foi, pour ne pas voir que le multilatéralisme recule et que la loi du plus fort cherche à s'imposer face au droit.
Disons-le sans détour, compte tenu de la situation internationale, la France et ses partenaires européens doivent se réarmer pour être en mesure de peser sur l'évolution du monde, de protéger nos intérêts et de défendre le projet démocratique auquel nous adhérons.
Nous avons une responsabilité historique : celle de construire une défense européenne solide qui rassure nos concitoyens, nous protège efficacement et dissuade d'éventuels agresseurs. Pour y parvenir, nous devons sans cesse nouer des coopérations dans le cadre de l'Otan, de l'Union européenne ou d'autres espaces ad hoc, sans pour autant diminuer la souveraineté de chaque État membre.
Heureusement, nous ne partons pas démunis dans ce projet de réarmement. D'une part, les pays européens peuvent s'appuyer sur les leviers offerts par les institutions européennes et par les cadres existants de coopération européenne comme l'organisation conjointe de coopération en matière d'armement.
D'autre part, ils peuvent s'appuyer sur l'Otan, un instrument clé de l'interopérabilité et de la coopération militaire entre nos armées –? ce qui n'empêche pas l'Europe de chercher à accroître ses capacités d'action autonome en son sein.
La mobilisation de ces leviers ne revient pas à une remise en cause de la souveraineté des États ou leurs prérogatives en matière de sécurité nationale, qui sont garanties par l'article 4, paragraphe 2, du traité sur l'Union européenne. Au contraire, elle constitue la preuve d'un esprit de responsabilité et de pragmatisme.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, les États membres de l'Union européenne ont démontré leur capacité à agir ensemble, à faire face, à ne pas se dérober quand l'histoire leur tend la main. L'agression russe a été, pour les peuples d'Europe, un révélateur de nos capacités, de nos forces, mais aussi de nos faiblesses. C'est une bonne chose.
Réunis, les États membres de l'UE sont devenus le premier contributeur d'aide à l'Ukraine, devant les États-Unis. Des instruments existants ont été mobilisés, comme la Facilité européenne pour la paix, et d'autres ont été créés : un plan pour l'achat de munitions, des mécanismes de soutien à la base industrielle et technologique de défense européenne ou encore l'utilisation des intérêts produits par les avoirs russes gelés pour l'acquisition de matériel militaire.
L'agenda de Versailles adopté en 2022 a posé les fondements d'une meilleure approche de la sécurité européenne et des efforts de défense en les inscrivant dans une vision plus large : réduction des dépendances critiques, renforcement des capacités industrielles, accélération des investissements stratégiques.
Il n'y aura pas de défense efficace sans résilience d'ensemble de notre industrie et de nos sociétés. Investir dans notre industrie, construire les conditions de sa compétitivité, travailler sur les conclusions du rapport Draghi, c'est aussi contribuer à la défense européenne.
C'est dans le même esprit que s'inscrivent les conclusions des Conseils européens du 6 et du 20 mars derniers, qui engagent l'Union européenne à des investissements massifs, structurants et ciblés : dans la défense aérienne, l'artillerie, les munitions et missiles, les drones, la guerre électronique, l'intelligence artificielle, la mobilité militaire, la cybersécurité et les facilitateurs stratégiques comme l'aviation de transport ou les capacités spatiales.
Le règlement Edip est en cours de négociation. Un nouvel instrument de prêt garanti par l'Union va également voir le jour : l'instrument Agir pour la sécurité de l'Europe (Safe) permettra de lever 150 milliards d'euros. Le mandat de la Banque européenne d'investissement (BEI) a été élargi pour accorder davantage de prêts au secteur de la défense, ce qui est aussi une excellente nouvelle.
Après des décennies à acheter américain –? autrement dit à subventionner le complexe militaro-industriel américain –, la logique de préférence européenne doit désormais s'imposer comme une évidence stratégique. Ce changement de paradigme se fera progressivement, certes, mais l'objectif demeurera la consolidation de l'industrie de défense européenne et l'atteinte de notre autonomie stratégique. Acheter américain ne va plus de soi, y compris pour nos partenaires européens les plus liés aux États-Unis –? on voit que l'usage de ces armements n'est pas toujours libre, ce qui remet profondément en question la liberté d'action des armées européennes. Il faut toutefois continuer à convaincre –? tous les pays n'ont pas encore la même vision de la souveraineté que celle défendue par la France.
J'en profite pour souligner que si l'Union européenne peut contribuer à la réindustrialisation de la défense du continent, elle ne peut en revanche se substituer aux États en ce qui concerne les exportations d'armements, tant elles sont indissociables de leur politique de défense et de leurs relations internationales. Pour renforcer la capacité des pays européens à se défendre, nous devons aller encore plus loin, en développant les acquisitions conjointes, en améliorant le financement privé de la défense, en allégeant les normes, en structurant notre base industrielle de défense avec la volonté d'intégrer nos différents modèles plutôt que de les dupliquer.
Mais ce ne serait pas encore suffisant : comme le dit le ministre des armées, on peut désormais être défait sans avoir été envahi. Pour prévenir cela, l'Union doit se doter de capacités de réponses fortes face aux menaces hybrides, aux ingérences informationnelles et aux attaques contre nos processus électoraux. Cette ambition a été plusieurs fois confortée : par la désignation d'un commissaire européen à la défense et à l'espace pleinement mandaté, par la publication du livre blanc pour une défense européenne, largement inspiré des contributions françaises, et par la présentation du plan ReArm Europe.
Enfin, pour terminer sur les leviers permettant aux États de mettre en place une défense européenne plus efficace, il faut citer l'importance du secteur spatial dont la double dimension civile et militaire est devenue un élément clé de toute posture stratégique solide et crédible. La recherche d'autonomie en la matière est fondamentale pour ne pas être déclassé. C'est pourquoi la France souhaite notamment accélérer le déploiement d'Iris2. L'Union européenne et ses membres doivent aussi soutenir le succès du lanceur lourd européen Ariane 6 et préparer la génération suivante de lanceurs plus légers.
Aussi vite que nous allions dans les prochaines années, quels que soient les efforts que nous consentirons, il serait illusoire de croire que la défense européenne puisse se construire sans l'Otan. Pour la plupart de nos alliés européens, l'Alliance atlantique a été, est et restera le creuset de notre défense collective. Il faut comprendre les États d'Europe orientale membres de l'Union qui ont souffert pendant quarante-cinq ans derrière le rideau de fer. Pour l'interopérabilité entre nos armées, pour la conduite des opérations, pour la mutualisation des capacités stratégiques, l'Otan demeure un outil irremplaçable. C'est pourquoi nous devons en préserver les atouts, en renforçant en son sein la dimension européenne.
Il y a des choses sur lesquelles les hommes ont peu de prises ; la géographie en est une. C'est en Europe que se jouera l'avenir de la défense de l'Europe, du monde occidental et de ses valeurs. Comme l'expliquait déjà très bien le général de Gaulle, il serait irresponsable de parier sur un soutien automatique, indéfectible, éternel des États-Unis. Nous devons faire notre part, et plus encore. Les pays européens doivent prendre toute leur part au sein de l'Otan, ce qui suppose une vision élargie de la sécurité européenne : il faut travailler davantage avec le Royaume-Uni, renforcer la Communauté politique européenne (CPE) et penser l'arrimage stratégique de l'Ukraine à notre continent, lorsque le moment sera venu, sur des bases solides, crédibles et durables.
S'il est important d'agir en Européens, il ne faut pas non plus oublier d'agir en Français. Dans le geste du réarmement qu'est en train d'écrire l'Europe, notre pays doit être l'un des personnages principaux. Depuis 2017, le président de la République fait le constat lucide du besoin de se réarmer. Depuis cette date, nous avons engagé un effort continu, soutenu, responsable. Aujourd'hui, nos armées sont cohérentes, entraînées, opérationnelles. Nous pouvons sans mentir dire qu'elles sont parmi les meilleures au monde. De même, notre industrie de défense est parmi les plus complètes d'Europe : elle innove, elle exporte et elle irrigue nos territoires.
L'effort français sert l'Europe : il contribue à l'autonomie stratégique du Vieux Continent et il renforce notre crédibilité collective. Il crée aussi des synergies avec nos alliés, comme le montrent les programmes de coopération avec l'Allemagne, la Belgique, l'Espagne, la Grèce, l'Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal et bien d'autres encore. Depuis l'élection de Donald Trump –? et même avant –, nos partenaires européens ont commencé à voir l'intérêt d'acheter français plutôt qu'américain. Et cela se traduit très concrètement dans les chiffres de nos exportations d'armements, qui ont été sensiblement réorientées vers nos alliés européens.
Enfin, beaucoup a été dit sur la dissuasion nucléaire sans que cela soit toujours très juste ou très honnête. La France peut –? doit – faire redécouvrir à ses alliés son rôle dissuasif. Comme le président de la République l'a dit en 2020, les intérêts vitaux de la France s'inscrivent également dans une dimension européenne qui n'est pas limitée au seul cadre de l'Union européenne. Rien n'a changé depuis de Gaulle : notre dissuasion contribue à la sécurité de tous. Mais soyons clairs : si nos alliés du continent européen peuvent tirer des bénéfices de l'existence même de notre dissuasion, la décision d'emploi de l'arme nucléaire ne saurait être partagée.
La défense européenne ne se proclame pas ; elle se construit, jour après jour, discussion après discussion, décision après décision. Elle demande de la lucidité, de la constance et du courage. Elle est éminemment politique en ce qu'elle exige des choix déterminants : des choix de coopération et d'investissement, des choix pour assurer notre souveraineté. C'est ce à quoi nous sommes appelés aujourd'hui, pour donner à l'Europe les moyens d'être à la hauteur du destin que nous nous souhaitons : une Europe forte, une Europe souveraine, une Europe respectée.
Mme la présidente
Nous en venons aux questions. Je vous rappelle que leur durée, ainsi que celle des réponses, est limitée à deux minutes, sans droit de réplique.
La parole est à Mme Constance Le Grip.
Mme Constance Le Grip (EPR)
La France et le Royaume-Uni ont pris l'initiative de travailler à la constitution d'une force de réassurance qui a vocation à être déployée en Ukraine après un cessez-le-feu entre ce pays et la Russie. Cette initiative franco-britannique soutenue par des échanges bilatéraux renforcés et une coordination étroite s'inscrit dans le cadre de ce qu'on appelle la coalition des volontaires, qui rassemble une bonne trentaine de pays.
Le 10 avril dernier, à Bruxelles, au siège de l'Otan, d'ailleurs –? c'est à noter –, le ministre des armées, Sébastien Lecornu, et son homologue britannique ont coprésidé une première réunion avec les ministres de la défense et les chefs d'état-major des pays engagés –? des pays européens mais également le Japon, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, entre autres. À cette occasion, des options capacitaires ont été présentées par les deux ministres : cette force, sous commandement britannique, aurait des missions de sécurisation, notamment autour d'Odessa, de la mer Noire et des principaux axes logistiques –? des capacités tant aériennes que maritimes et terrestres, donc.
Lors de sa récente audition devant la commission de la défense nationale et des forces armées de l'Assemblée, le ministre des armées a rappelé que cette force visait à éviter un nouveau Minsk et à instaurer de véritables garanties de sécurité et des mécanismes de dissuasion destinés à empêcher toute nouvelle attaque de la Russie contre l'Ukraine.
Alors que se préparent de nouvelles discussions entre le Royaume-Uni et l'Union européenne en matière de sécurité et de défense avant un prochain sommet en mai, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur l'état d'avancement de la préparation de cette force de réassurance sur les plans politique, capacitaire et opérationnel ? J'entends bien qu'il peut être important de faire preuve d'une certaine discrétion, s'agissant des détails précis de ces discussions.
Néanmoins, compte tenu des nombreuses questions qui se posent dans plusieurs pays européens, sur cette future force de réassurance, et du rôle que pourrait être amenée à jouer la représentation nationale, il serait utile que nous puissions disposer du maximum d'informations possibles à ce stade. Enfin, comment la France entend-elle garantir que cette force, lorsqu'elle sera constituée –? si elle est constituée et déployée –, s'inscrive pleinement dans la dynamique d'affirmation de l'autonomie stratégique européenne tant défendue par le président de la République ?
Mme la présidente
La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée
La France et le Royaume-Uni ont pris la tête d'une coalition de volontaires pour aider l'Ukraine lorsque les combats cesseront. Les travaux se poursuivent entre les états-majors. Toutes les options sont étudiées, d'abord pour continuer à former et à équiper l'armée ukrainienne –? la première garantie de sécurité de l'Ukraine, c'est son armée ; ensuite, si les combats cessent, pour garantir que la Russie ne soit pas tentée de relancer la guerre quand cette armée sera refaite –? il s'agit d'anticiper ce qui sur terre, en mer, dans les airs, le permettra, et non de remplacer l'armée ukrainienne.
Face à l'incertitude provoquée par l'administration Trump, les Européens doivent rester unis et dissuader la Russie de poursuivre la spirale guerrière. Des garanties de sécurité solides et crédibles doivent y aider –? la stabilité du continent Europe dépend de la façon dont la Russie sera dissuadée.
Mme la présidente
La parole est à Mme Brigitte Klinkert.
Mme Brigitte Klinkert (EPR)
L'idée d'une défense en Europe est depuis plus de soixante ans la victime de l'histoire de la construction européenne. Pourtant, quatre-vingts ans après la fin de la seconde guerre mondiale, elle est plus que jamais nécessaire. La chute du bloc communiste, qui a permis l'unité de l'Europe par l'intégration des pays de l'Est, a rendu possible une union de la défense –? toutefois considérée comme inutile du fait de l'absence de guerre ou d'ennemis en Europe. Pour certains, nous étions une union économique qui n'avait qu'à se pencher pour récolter les dividendes de la paix. Nous avons fait le choix de délaisser les questions stratégiques et de sécurité commune pour nous concentrer sur l'union économique. Nous ne percevions pas le danger –? nous nous croyions protégés par un parapluie américain hypothétique.
Mais depuis notre monde a changé –? beaucoup n'ont pas su ou pas voulu le voir jusqu'à l'irruption de la guerre en Ukraine en 2022, puis la réélection de Trump en 2024. La réalité est que la brutalité militaire et les guerres de conquête avaient refait surface en Europe dès 2008 en Géorgie et 2014 en Crimée, et que Donald Trump avait déjà plongé l'Otan dans un état de « mort cérébrale » lors de son premier mandat.
Nous sommes confrontés à un monde brutal, à des puissances impériales, au retour de la force. Le temps de la naïveté est terminé. Pour bâtir une défense européenne, il nous faut une industrie commune de défense revitalisée. Les Européens doivent s'équiper des mêmes outils afin de renforcer l'interopérabilité mais aussi de produire eux-mêmes leurs armements, de manière à e pas dépendre d'autres. La priorité absolue est une souveraineté européenne de l'industrie d'armement. Comment pouvons-nous construire en franco-allemand cet axe de défense pour l'Europe ?
Mme la présidente
La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée
Vous avez raison de souligner que l'Europe ne peut plus se contenter d'être un acteur économique : elle doit devenir un acteur stratégique à part entière. Le président de la République le dit depuis 2017. Depuis l'agression russe contre l'Ukraine en 2022, l'Union européenne a pris pleinement conscience de la nécessité de renforcer les moyens de défense de ses États membres. Ce tournant stratégique s'est traduit par des avancées concrètes : l'adoption de la Boussole stratégique, la création d'une capacité européenne de déploiement rapide et le lancement du Livre blanc pour une défense européenne en 2025. Nous avons également engagé la réindustrialisation de notre base de défense grâce à des projets européens majeurs visant à favoriser la recherche et développement (R&D) en matière de défense, pour produire plus vite et plus souverainement nos équipements militaires tout en renforçant notre interopérabilité.
Parallèlement, nous devons réussir à affermir le pilier européen de l'Otan pour assurer la capacité des États européens à agir de façon autonome. Tout doit être fait pour que l'Europe reste maître de son destin stratégique face aux désordres du monde. La France est pleinement engagée dans cette dynamique pour faire émerger une véritable souveraineté européenne.
En ce qui concerne la coopération avec l'Allemagne, dimension essentielle de réarmement de l'Europe, le réveil militaire de notre voisin outre-Rhin est engagé depuis l'annonce du changement d'ère par le chancelier Scholz. En 2024, l'Allemagne a annoncé pouvoir dépenser près de 100 milliards d'euros pour sa défense, un effort qui marque l'importance pour Berlin de compenser un sous-investissement chronique au cours des trente dernières années. Ce réveil est une bonne nouvelle pour l'Europe et sa sécurité.
Mme la présidente
La parole est à M. Arnaud Saint-Martin.
M. Arnaud Saint-Martin (LFI-NFP)
Comment construire une véritable Europe de la défense ? On est d'emblée sceptique quant à l'emploi de l'adjectif "véritable", qui induit l'idée d'une construction déjà acquise et à parfaire, un comment sans pourquoi, alors que cette construction relève davantage de l'incantation rhétorique que de besoins réels en matière de souveraineté et de défense nationale. C'est en d'autres termes une formule performative qui achoppe sur des réalités diplomatiques, politiques, économiques et industrielles déjà structurées depuis de nombreuses décennies.
Un seul exemple, parmi tant d'autres : le projet Iris2 déjà évoqué et qui appelle de ma part une série de questions. C'est une constellation duale d'environ 300 satellites, en mesure de fournir une connectivité sécurisée pour les gouvernements, les entreprises ou les armées. C'est un projet européen qui patine, alors même qu'il était censé remplacer Syracuse 4C dans la loi de programmation. Il manquerait aujourd'hui 1 milliard d'euros sur les 10 milliards théoriquement nécessaires pour financer le projet et tout reste à valider d'ici à la fin de l'année.
Le projet repose largement sur l'ineffable couple franco-allemand, mais on apprend par la presse que l'armée allemande envisagerait une architecture d'une centaine de satellites sur plusieurs plans orbitaux, conçus pour fournir des services de communication et renforcer ses capacités de communication sécurisée et de renseignement. L'Allemagne disposerait ainsi, à l'horizon de 2030, d'un système hors Starlink quand la France, elle, s'arme de patience et, dans une spectaculaire impréparation, utilise Starlink, comme ce fut le cas après le passage du cyclone Chido à Mayotte et sans doute en d'autres occasions. Quelles solutions envisagerez-vous dans l'hypothèse, plausible, que l'Allemagne cesse d'investir dans Iris2, lui préférant un système indépendant ou que d'autres partenaires, à l'image de l'Italie, succombent à l'offre commercialement agressive de Starlink ?
Enfin, face à la prolifération des constellations satellitaires, la question de la sécurisation du milieu exoatmosphérique et de l'évolution des systèmes se pose avec acuité. À supposer qu'une stratégie spatiale de défense européenne puisse voir le jour, comment intégrera-t-elle la protection des infrastructures orbitales stratégiques ? Je pense à Copernicus, à Galileo, et évidemment à Iris2. Comment la France entend-elle contribuer à la protection de la souveraineté de ces infrastructures à l'échelle européenne ? Quels moyens faut-il déployer pour l'assurer concrètement ?
Mme la présidente
La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée
Comme vous l'avez dit, Iris2 est un projet de constellation très ambitieux qui vise à nous doter d'une infrastructure de communication sécurisée à l'horizon de 2030. Il s'agit d'un besoin partagé : nos armées, nos administrations et nos entreprises ont toutes besoin de communiquer en toute sécurité sans dépendre d'un acteur non européen comme Starlink, dont la guerre en Ukraine a démontré qu'il constituait un risque de dépendance critique à l'égard d'un entrepreneur étranger.
Iris2 est donc un projet de souveraineté, un outil concret d'autonomie stratégique. La priorité de la France est que cette infrastructure soit bien conçue comme duale, civile et militaire, et qu'elle réponde pleinement aux besoins de nos forces armées, y compris dans les scénarios de crise. La Commission européenne pilote les négociations et la France y est engagée. Nous nous assurons que tout soit fait pour que ce projet aboutisse dans les délais prévus et relève le défi technologique. À ce titre, Iris2 est un jalon stratégique pour l'Europe, comparable à ce qu'a été le programme Ariane pour l'accès autonome à l'espace ou le programme Galileo. C'est pourquoi nous devons réussir Iris2.
Mme la présidente
La parole est à M. Emmanuel Fernandes.
M. Emmanuel Fernandes (LFI-NFP)
Ma question porte sur l'inéluctable imbrication d'une illusoire Europe de la défense dans l'Otan –? qui compte trente-deux membres dont vingt-trois sont des États membres de l'Union européenne. Ce mirage d'une Europe de la défense qui serait souveraine et autonome a beau faire sauter certains sur leur chaise comme des cabris depuis plusieurs décennies, l'histoire nous enseigne que le point commun entre toutes les tentatives de construction d'une défense européenne est l'inévitable inféodation à l'Otan.
En 1952, certes quelques années après la fin de la seconde guerre mondiale et dans un contexte de guerre froide, le traité sur la Communauté européenne de défense était une initiative conçue et pilotée par et pour l'Otan, visant à la création d'une armée européenne avec des institutions supranationales placées sous la supervision du commandant en chef de l'Otan, lui-même nommé par le président des États-Unis.
Plus récemment, le traité de Lisbonne de 2007, version bis du traité constitutionnel européen imposé malgré son rejet par référendum en France deux ans plus tôt, instaure la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) qui vise à renforcer le rôle de l'Union européenne en matière de gestion internationale des crises, mais de manière coordonnée avec l'Otan et finalement dans une forme de dépendance à l'égard de celle-ci. Tout récemment encore, Andrius Kubilius, commissaire européen à la défense –? fonction dont l'existence même est une anomalie déjà évoquée par notre collègue Bastien Lachaud –, indiquait que l'Union européenne devait fixer ses priorités avec l'Otan, suggérant même la rédaction d'un plan de production industrielle basé sur les exigences –? je dis bien les exigences – de l'Otan : c'est finalement le plan ReArm Europe.
Or, en matière d'armement, on sait l'immense dépendance de l'Europe à l'égard de l'Otan. Entre 2022 et 2024, les pays européens membres de l'Otan se sont tournés vers les États-Unis pour 64% de leurs commandes en armement, la France n'arrivant qu'en deuxième position avec seulement 6,5%, soit un volume dix fois moindre. Madame la ministre, j'ai entendu votre tentative d'une démonstration assez obscure d'un " en même temps " : quand allez-vous enfin prendre acte de l'inéluctable vacuité du concept même d'une Europe de la défense souveraine et autonome tant que l'Europe sera otanienne ?
Mme la présidente
La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée
Mon propos n'avait rien d'obscur. Nous parlons souvent de la complémentarité entre l'Union européenne et l'Otan. Cette idée, plus qu'un principe diplomatique, est devenue un cadre opérationnel concret et partagé. Depuis que la Boussole stratégique européenne et le concept stratégique pour l'Otan ont été adoptés presque simultanément en 2022, le cap politique est clair : renforcer le partenariat. L'UE et l'Otan partagent des intérêts stratégiques communs et font face aux mêmes menaces. D'un côté, l'Otan est un partenaire central de l'UE en matière de défense, en particulier pour la garantie collective ; de l'autre, l'UE est un partenaire unique pour l'Otan car elle apporte une puissance civile, économique et normative ainsi qu'un maillage diplomatique qui complète l'action de l'Alliance atlantique.
Ce partenariat a pris une nouvelle dimension avec la troisième déclaration conjointe de l'UE et de l'Otan du 10 janvier 2023, après celles de 2016 et de 2018. Ce texte insiste notamment sur les menaces hybrides, la désinformation, la protection des infrastructures critiques et l'impact sécuritaire du changement climatique. Ces priorités ont été traduites dans un plan d'action structuré autour de soixante-quatorze actions concrètes. Bien sûr, la guerre en Ukraine a été un accélérateur : l'UE et l'Otan ont multiplié les échanges de haut niveau, les briefings croisés, les réunions des comités politiques et de sécurité de l'UE et du Conseil de l'Atlantique Nord. Cette coordination étroite a permis de converger vers des mesures concrètes de soutien à l'Ukraine, que ce soit en matière d'aide militaire, de logistique ou de résilience.
Mme la présidente
La parole est à Mme Marie Récalde.
Mme Marie Récalde (SOC)
En ce qui concerne le chemin vers la souveraineté et la crédibilité européenne, Donald Trump, le mois dernier, a indiqué vouloir fournir aux alliés des États-Unis intéressés une version du futur F-47 aux capacités amoindries, parce qu'« un jour peut-être, ils ne seront plus des alliés ». Nous sommes entrés dans une phase d'incertitude économique, diplomatique et militaire face à la tension mondiale qui ne cesse de croître ces dernières années et face à la menace russe qui s'affirme, comme cela a été rappelé : en un mot, un bouleversement de l'ordre mondial tous azimuts.
Déjà, le front uni des premières heures semble se rompre peu à peu, à l'ouest avec l'Italie qui cherche à conclure un accord commercial bilatéral, remettant ainsi en cause la crédibilité d'une réponse européenne unie, ainsi qu'à l'est avec la Hongrie de Viktor Orbán qui ne correspond plus vraiment à ce que devrait être l'Union européenne. L'autonomie stratégique européenne dans la décision comme dans les capacités peut-elle être renforcée efficacement sans accepter que les États-Unis ne doivent plus être notre garantie de sécurité ?
Comment la France, qui a toujours adopté une position particulière sur cette question, peut-elle tirer son épingle du jeu au niveau européen ? Comment être crédible face aux menaces d'un Donald Trump quand le Livre blanc conjoint sur la préparation de la défense européenne à l'horizon 2030 indique que l'Union européenne va continuer d'approfondir les liens des chaînes de valeur transatlantiques ?
Enfin, parce que nous avons évoqué le secteur spatial, comment construire une souveraineté spatiale européenne cohérente et efficace, à l'heure où des programmes nationaux à vocation duale fragmentent les investissements et freinent l'émergence d'un véritable projet spatial commun face aux enjeux géopolitiques et de défense ? Faut-il aller vers le développement de capacités antisatellite ? Si oui, sous quelle gouvernance et, surtout, avec quelles règles d'engagement communes ?
Mme la présidente
La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée
Votre question me permet de revenir sur l'autonomie stratégique, qui est la capacité pour l'Europe d'assurer seule sa sécurité, de protéger ses citoyens et de défendre ses intérêts sans dépendre des puissances extérieures. Dans un monde marqué par le retour de la guerre en Europe, par une compétition stratégique mondiale exacerbée, par les menaces hybrides et par une implication américaine de plus en plus incertaine, l'autonomie stratégique n'est pas une option, c'est une nécessité.
Il ne s'agit ni de rompre avec nos alliés ni de nous replier, il s'agit d'assumer nos responsabilités et de prendre notre part dans la sécurité du continent. Comme l'a rappelé le président de la République à la Sorbonne, " être autonome, c'est pouvoir analyser une situation, décider, agir selon nos valeurs et nos intérêts ". Cela suppose des capacités propres –? renseignement, analyse, planification, commandement – et cela implique aussi une présence dans les grands espaces stratégiques –? cyber, espace, mer, fonds marins – et la capacité d'y faire respecter le droit.
C'est pourquoi la France soutient pleinement les initiatives européennes qui visent à renforcer la coopération entre les États membres, à structurer une industrie de défense forte et innovante, à bâtir des programmes communs comme ReArm Europe, les achats conjoints de munitions ou l'aviation de combat du futur. Ces efforts répondent à une double ambition : faire émerger un pilier européen de défense et instaurer un partage des responsabilités plus équilibrées au sein de l'Otan.
Soyons clairs : 450 millions d'Européens ne peuvent durablement compter sur 340 millions d'Américains pour se défendre face à 140 millions de Russes. Nous avons besoin d'une Europe forte et une Europe forte, c'est aussi une Otan forte : l'autonomie stratégique européenne sert l'Europe et elle sert l'Alliance atlantique.
Mme la présidente
La parole est à M. Arnaud Simion.
M. Arnaud Simion (SOC)
L'avenir de la défense européenne ne peut être pensé sans une réflexion approfondie à propos de son socle industriel. Composé d'acteurs historiques comme Airbus Defence and Space (ADS), Thales Alenia Space (TAS), MBDA ou Nexter, mais aussi de nombreuses PME ou start-up technologiques et d'entreprises associées, il constitue –? ou plutôt, pourrait constituer – un pilier de la souveraineté stratégique européenne. Or il est aujourd'hui fragilisé, non par un manque de missions mais par une série de décisions industrielles et politiques qui remettent en cause sa cohérence et sa capacité à répondre aux défis du futur.
Les exemples récents dans le secteur spatial de défense, notamment sur les sites toulousains d'ADS et de TAS sont édifiants. Ces entreprises bénéficient d'un carnet de commandes en croissance constante, elles sont au cœur des programmes stratégiques évoqués ce soir –? Galileo, Copernicus, Iris2 ou Syracuse. Pourtant, elles annoncent des plans massifs de suppressions de postes : plus de 2 000 pour ADS à l'échelle européenne, dont près de 500 en France ; jusqu'à 980 emplois supprimés chez TAS dans le cadre d'un plan dit de compétitivité. Ce processus s'accompagne d'une dégradation profonde du dialogue social et des conditions de travail. Avec notre collègue Jacques Oberti, nous avons rencontré il y a quelques jours les organisations syndicales.
Toute ambition européenne –? que nous appelons de nos vœux – en matière de défense industrielle semble compromise si elle ne s'appuie pas d'abord sur un tissu solide, un investissement en compétences, une vision industrielle assumée de l'État actionnaire et des budgets préservés en recherche et développement. Par conséquent, pourriez-vous nous préciser comment le gouvernement envisage de renforcer le pilotage public dans ce domaine ? Comment entend-il instaurer des conditionnalités sociales et industrielles sur les marchés publics de défense ? Ambitionne-t-il d'instaurer un plan de réinvestissement massif dans les compétences, la recherche et les capacités productives ? Enfin, envisage-t-il la création d'un grand champion européen dans le domaine du spatial ? À cet égard, le projet dit Bromo suscite des interrogations majeures que je n'ai pas le temps de développer.
Mme la présidente
La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée
En fin de compte, que nous apporte l'Europe, puisque c'est ce dont nous débattons ? La France profite de la hausse des budgets militaires de l'Union européenne. Les dépenses mondiales de défense ont augmenté de 9,4% en 2024, ce qui constitue la plus forte hausse depuis la fin de la guerre froide ; l'Europe est au cœur de cette hausse en raison des menaces que la Russie fait peser sur elle.
La France et sa BITD bénéficient de cette évolution au service de l'autonomie industrielle de l'Europe. Entre 2021 et 2023, 20 à 25% des exportations françaises d'armes se sont faites vers l'Europe ; avant 2017, cette proportion était inférieure à 10%. Des contrats emblématiques ont été conclus : je pense au succès du canon Caesar –? camion équipé d'un système d'artillerie – auprès de la République tchèque, de la Lituanie, de l'Estonie, de la Belgique ou du Portugal, à la vente de quatre sous-marins Barracuda aux Pays-Bas, à la vente de trois frégates de défense et d'intervention (FDI) à la Grèce, au succès du Rafale en Grèce, en Croatie et en Serbie ou encore à l'acquisition conjointe de missiles antiaériens Mistral 3 avec la Belgique, la Hongrie, la Roumanie, l'Espagne, le Danemark, l'Estonie et la Slovénie. C'est précisément pour nourrir la BITD que nous faisons Iris2.
M. Sébastien Saint-Pasteur
Quelle réponse précise ! Les salariés vont vous remercier !
Mme la présidente
La parole est à Mme Virginie Duby-Muller.
Mme Virginie Duby-Muller (DR)
Après une première prise de parole plus générale, je souhaite aborder le sujet précis de la cybersécurité. Les nouvelles technologies, bien que bénéfiques dans des domaines comme la santé, présentent aussi des menaces pour le pays, pour les institutions et pour l'économie. La loi de programmation militaire tient compte de ces menaces et prévoit des réponses ciblées consistant notamment à investir dans les drones, dans la défense sol-air, dans l'innovation militaire et dans la cyberdéfense. J'étais présente le 4 mars à l'École polytechnique lors de l'inauguration du pôle recherche de l'Agence ministérielle pour l'intelligence artificielle de défense (Amiad) ; ce centre permettra de développer l'IA de défense en lien avec les mondes académique et industriel tout en attirant de jeunes talents. Ce jour-là, un partenariat stratégique a été signé avec Mistral AI, preuve que nous pouvons bâtir la souveraineté technologique européenne avec des acteurs français de premier plan.
Une réponse européenne coordonnée est essentielle. L'Europe joue déjà un rôle clé au moyen de législations communes comme le règlement sur les services numériques dit DSA, le règlement sur les marchés numériques dit DMA et le Cyber Resilience Act. Plusieurs acteurs européens et internationaux tels que le Cert-EU –? le service de cybersécurité pour les institutions, organes et organismes de l'Union –, le réseau des Csirts –? les centres de réaction aux incidents de sécurité informatique –, le Centre européen de compétences en matière de cybersécurité, l'Agence européenne de cybersécurité (Aesri) ou encore le réseau européen des organisations de liaison en cas de crise cybernétique jouent un rôle d'accompagnement pour des acteurs français de la cyberdéfense comme l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) ou le commandement de la cyberdéfense (Comcyber). Là encore, l'Europe de la défense existe déjà sous la forme d'entités et d'actions coordonnées et concrètes.
Comment renforcer les échanges entre acteurs européens de la cybersécurité pour partager les bonnes pratiques et pour mieux comprendre les attaques subies par nos alliés ? Une des réponses réside sans doute dans l'organisation de réunions régulières entre acteurs telles que la dernière conférence des cybercommandeurs européens qui s'est déroulée du 24 au 26 mars en Pologne.
Mme la présidente
La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée
Comme vous l'avez dit, la France n'a pas attendu : elle a investi 4 milliards d'euros dans la cybersécurité dans le cadre de la LPM. Le cyberespace est devenu un domaine stratégique central pour la sécurité européenne. L'Union européenne a reconnu l'importance d'améliorer sa résilience face aux cyberattaques, en particulier depuis l'intensification des menaces hybrides liée au contexte international. Dans ce cadre, elle développe plusieurs actions concrètes pour renforcer les échanges entre acteurs européens en matière de cyberdéfense et de cybersécurité.
Premièrement, un effort important est mené pour construire une culture stratégique commune dans ce domaine ; cela passe par la consolidation de connaissances communes, notamment grâce aux échanges réguliers entre les commandements de cyberdéfense des États membres et au partage d'informations stratégiques et techniques sur les typologies d'attaques observées, les vecteurs utilisés et les méthodes de riposte efficaces.
Deuxièmement, l'Agence européenne de défense (AED) joue un rôle moteur. Elle favorise la coopération intergouvernementale en matière de cyberdéfense, facilite le développement des capacités communes et soutient la montée en compétence des acteurs européens.
Troisièmement, des programmes spécifiques ont été lancés pour encourager la coopération entre États. Ainsi, en 2022, le cyber a été intégré dans la Boussole stratégique pour renforcer les capacités de prévention, de détection, de défense et de réplique face aux cyberattaques ; par ailleurs, le Fonds européen de la défense (FED) soutient des projets collaboratifs visant à développer des outils innovants de cyberdéfense et de cybersécurité.
Le cyber fait donc pleinement partie de l'approche européenne de la défense, en articulation avec la résilience civile et militaire, et constitue un des piliers de l'autonomie stratégique européenne. J'ajoute que deux stratégies spécifiques viennent d'être adoptées : la stratégie de préparation de l'Union européenne à l'horizon 2030 pour faire face aux menaces et la stratégie contre les menaces hybrides russes passant par le cyberespace.
Mme la présidente
La parole est à M. Pascal Lecamp.
M. Pascal Lecamp (Dem)
L'Europe affronte de nouveau une guerre sur son sol –? l'agression russe contre l'Ukraine – et la question de l'autonomie stratégique du continent ne peut plus être différée. L'Union européenne a certes progressé en la matière grâce à la politique de sécurité et de défense commune et à la coopération structurée permanente (CSP), mais ces dispositifs demeurent insuffisants face à un monde où les rapports de force se durcissent et où la garantie de sécurité américaine devient de plus en plus incertaine. Plus inquiétant encore, l'entente diplomatique quant aux enjeux de la guerre en Ukraine se fait de plus en plus instable : certaines propositions irresponsables évoquant la reconnaissance de la Crimée comme territoire russe fragilisent l'unité occidentale et risquent d'entériner par la diplomatie ce que l'agression militaire a imposé par la force dès 2014. Face à ces dérives, l'Union européenne se doit d'incarner une ligne distincte, ferme, stricte, fidèle au droit international et au principe de souveraineté.
À cette instabilité s'ajoute, plus préoccupante encore, l'ombre d'un rapprochement entre l'administration américaine et la Russie. Les prises de position passées du président Trump relativisant l'engagement américain au sein de l'Otan et entretenant l'ambiguïté sur la responsabilité de Moscou dans le conflit ukrainien doivent nous alerter. Le risque de voir l'Europe livrée à elle-même, sans filet de sécurité extérieur, impose une réponse stratégique forte.
Tirons les leçons de l'histoire. En 1952, la France, aux côtés de ses partenaires du Benelux, de l'Allemagne de l'Ouest et de l'Italie, a signé le traité instituant la Communauté européenne de défense. Ce projet était mû par l'ambition exceptionnelle de construire une armée européenne intégrée placée sous une autorité politique commune. Cependant, en 1954, l'Assemblée nationale a refusé la ratification du traité –? que les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et la RFA avaient pourtant tous validé entre mars 1953 et avril 1954 –, entraînant la suspension de la ratification par l'Italie en attente du choix de la France. Le gouvernement envisage-t-il de proposer une ratification symbolique du traité instituant la CED afin de démontrer l'engagement de la France en faveur d'une Europe forte, souveraine et capable d'assurer seule sa sécurité collective ? L'Italie est en passe de le faire.
Mme la présidente
La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée
Depuis 1954, la capacité de l'Europe à penser et à construire sa propre sécurité collective a profondément évolué. Nous n'en sommes plus au stade des projets initiaux.
M. Pascal Lecamp
Je parle d'une ratification symbolique !
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée
L'Union européenne est née et s'est dotée d'outils concrets pour agir dans le domaine de la défense. L'Otan a profondément évolué en accueillant l'Allemagne puis la plupart des pays d'Europe centrale et orientale et en devenant l'un des cœurs de la défense collective du continent européen. Le paysage a donc radicalement changé depuis les débats relatifs à la CED. Proposer une ratification symbolique du traité instituant la Communauté européenne de défense aurait peu d'effets politiques et stratégiques. Notre défi actuel consiste à réussir ce que l'Union européenne bâtit progressivement depuis le traité de Maastricht de 1992 et qui s'accélère depuis le début de la guerre en Ukraine.
L'Union européenne a déjà franchi des étapes majeures –? Boussole stratégique, agenda de Versailles, Livre blanc, Edirpa, Asap, soutien à l'Ukraine, missions et opérations – et doit poursuivre dans cette voie en appliquant la stratégie industrielle de défense dite Edis et en adoptant le règlement Edip, qui doit aider à consolider une industrie de défense européenne compétitive et résiliente. Parallèlement, les États européens doivent acquérir une capacité d'autonomie militaire et stratégique permettant de fortifier un véritable pilier européen de l'Otan.
L'Europe de la défense est bien en mouvement ; nul besoin de revenir à la Communauté européenne de défense.
Mme la présidente
La parole est à M. Thibaut Monnier.
M. Thibaut Monnier (RN)
Pour bâtir une défense européenne respectueuse de la souveraineté des États, nous ne saurions nous passer du renforcement des points d'appui de l'influence française au sein des institutions européennes.
Malheureusement, les débats au Parlement européen au sujet du programme Edip ont démontré que la France était une fois de plus très isolée dans le concert des États membres. Alors qu'elle est représentée pour la première fois de son histoire dans tous les groupes politiques du Parlement européen, votre ministère n'a pas cherché à constituer une « équipe de France » ni défini de stratégie pour défendre les intérêts français relativement au projet Edip. Ce règlement qui introduit les prémices d'une préférence européenne dans l'achat de matériel militaire soulève aussi de nombreuses questions concernant les projets européens de défense ou encore la contribution financière attendue des États membres. Sur toutes ces questions, les députés français du Parlement européen ont navigué à vue, sans jamais être sollicités ni consultés par votre ministère pour définir une stratégie nationale. Tous les acteurs français ont dénoncé la légèreté du gouvernement en la matière.
Plus grave encore, le secrétariat général aux affaires européennes, placé sous l'autorité du premier ministre, n'a même pas daigné publier une note pour définir la position du gouvernement sur le règlement Edip. Personne ne sait si vous approuvez ou non le texte adopté jeudi par le Parlement européen. Nous regrettons fortement l'absence du ministre des armées, alors que nous évoquons ce soir un sujet si fondamental pour notre industrie de défense.
Je vous poserai trois questions simples. Quelle est la position de votre gouvernement sur le projet de règlement européen Edip adopté par le Parlement européen ? Allez-vous constituer une équipe de France associant les parlementaires européens et les industriels de la défense pour préserver les intérêts souverains de la France auprès des institutions européennes, en prévision du prochain trilogue ? Comment allez-vous convaincre nos partenaires polonais, italiens et allemands de construire une véritable préférence européenne pour l'achat de matériel militaire ?
Mme la présidente
La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée
Le règlement Edip est encore en cours de négociation au niveau européen. Au Conseil, les États ont encore des questions à traiter. Nous pouvons nous réjouir de l'accord trouvé la semaine dernière au Parlement européen. La position française sur ce texte est des plus claires : l'argent européen doit aller à l'industrie européenne. Nous devons acheter des produits dont nous maîtrisons la conception en toute autonomie. La défense est une prérogative des États et non de la Commission, qui doit donc agir dans son domaine.
Pour convaincre, nous devons montrer que l'achat de matériel de défense en Europe est la condition de notre souveraineté, que nous disposons d'une technologie, d'une industrie de pointe et de matériel du meilleur niveau et qu'il n'est pas nécessaire d'aller les chercher outre-Atlantique. Cela est possible ; le succès des rapporteurs français au Parlement européen le prouve.
Mme la présidente
La parole est à Mme Caroline Colombier.
Mme Caroline Colombier (RN)
À l'heure du désengagement américain du conflit russo-ukrainien, la chimère de l'Europe de la défense revient à marche forcée. Pourtant, ces dernières années, on ne compte plus le nombre de nos alliés qui se gargarisent d'être les pionniers de la défense européenne alors que leur regard et leur budget sont en réalité dirigés vers l'Atlantique. Par ailleurs, le président américain ne semble avoir aucune intention de laisser tomber l'Otan, bien décidé à faire payer les Européens pour leur défense à hauteur de 5 % du PIB.
Dans ce contexte, la Commission européenne profite de chaque occasion pour s'octroyer de nouvelles prérogatives. Ainsi, au prétexte de sa compétence en matière industrielle, elle s'immisce dans le pré carré des États membres, en particulier dans le domaine de la défense –? pouvoir régalien par excellence. Nous tenons bien sûr à rappeler que cela constitue une forfaiture de la part de la Commission, qui dévoie la lettre et l'esprit des traités.
C'est dans cet esprit qu'elle a publié il y a peu un Livre blanc indolore sur la défense européenne, cherchant à justifier le déblocage de 800 milliards d'euros pour augmenter les capacités de défense de l'Union. Je souhaite vous interroger sur cette enveloppe et sur sa portée car certains de nos voisins sont habitués à faire financer sur fonds européens du matériel sous licence états-unienne, encourant ainsi l'application des normes Itar, la réglementation américaine de contrôle des exportations en matière de défense. Quels outils diplomatiques comptez-vous déployer pour que les 800 milliards investis au niveau européen servent à l'achat de matériel véritablement européen, c'est-à-dire fabriqué et surtout conçu sur le sol européen ?
Mme la présidente
La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée
Le plan ReArm Europe, présenté le 4 mars par la Commission européenne, marque un tournant décisif. Il est dévoilé à un moment critique, celui où l'aide américaine à l'Ukraine est suspendue, tandis que les budgets européens sont sous pression et que la guerre, à nos portes, nous oblige à agir. ReArm envoie un signal clair : tous les États membres doivent être en mesure d'investir dans la défense. Ce plan ne crée pas une armée européenne. Il ne contraint personne mais donne à chacun les moyens d'agir.
Son application passe par l'utilisation de trois leviers. Le premier est l'assouplissement budgétaire : les États membres pourront investir davantage sans se voir sanctionnés pour déficit excessif, grâce à une dérogation au pacte de stabilité et de croissance jusqu'à 1,5 % du PIB par an, pendant quatre ans. C'est une occasion que pourront saisir ceux qui n'ont pas encore consenti d'effort significatif.
Deuxième levier : la création de l'instrument Safe. Grâce lui, la Commission pourra lever jusqu'à 150 milliards d'euros que les États membres consacreront à des achats communs, au soutien industriel ou à l'innovation. Les décisions prises à cet égard demeureront nationales : chacun gardera la main.
Enfin, le troisième et dernier levier consiste dans la mobilisation de la BEI et des capitaux privés en vue d'ouvrir le financement aux PME et aux start-up dans le domaine de la défense. C'est la fin de l'autocensure en matière d'investissements souverains.
Le plan va plus loin : il prévoit d'adapter les règles de la politique de cohésion de l'Union européenne pour permettre aux régions de financer des projets de défense grâce au Fonds européen de développement régional (Feder), et au Fonds social européen (FSE+). Il prévoit également un allègement du cadre réglementaire visant à fluidifier les chaînes de production.
ReArm ne remplace pas les budgets nationaux mais autorise ceux qui le souhaitent à investir plus facilement. Il s'agit d'un outil de solidarité stratégique et de bon sens politique. Soit nous nous exposons séparément, soit nous nous réarmons ensemble, ce qui nous permettra évidemment de fabriquer français et d'acheter français et européen.
Mme la présidente
Le débat est clos.
Source https://www.assemblee-nationale.fr, le 30 avril 2025