Texte intégral
Cela fait cent soixante-dix jours que Boualem Sansal, écrivain franco-algérien, grand prix du roman de l'Académie française, est détenu injustement en Algérie ; cent soixante-dix jours de trop pour un homme âgé, malade, tenu éloigné de ses proches, et dont le seul tort est d'avoir exercé librement sa pensée dans ses oeuvres et dans les médias ; cent soixante-dix jours durant lesquels les autorités algériennes, malgré nos demandes répétées, ont refusé tout accès consulaire à notre compatriote.
Son arrestation, sa détention et le jugement qui a été prononcé contre lui ont suscité une grande émotion en France, en Europe et partout où son oeuvre éveille les consciences, est connue et appréciée. Des voix fortes se sont levées, justes, solidaires : celles de ses lecteurs, de ses amis artistes et écrivains, et de tous ceux qui sont épris de liberté et de justice. Je pense aussi à son comité de soutien et aux députés européens qui ont adopté, le 23 janvier dernier, une résolution appelant à sa libération.
Selon le jugement rendu le 27 mars par le tribunal d'Alger, dont il a fait appel quelques jours plus tard, Boualem Sansal a été condamné à cinq ans de prison ferme et à une amende parce qu'il aurait porté atteinte à l'unité de la nation algérienne, outragé l'armée algérienne, porté atteinte à l'économie nationale et menacé la sécurité et la stabilité de l'Algérie. Ces accusations sont totalement infondées. Ce qu'on lui reproche, c'est sa pensée, sa liberté. Ce qu'on veut sanctionner, c'est son regard critique sur l'histoire, la société et les autorités algériennes. Ces accusations visent sa liberté d'opinion et sa liberté d'expression. C'est bien cela qui, depuis cent soixante-dix jours, mobilise sans relâche celles et ceux qui refusent que le silence devienne la règle.
Dès l'annonce de son arrestation, la France s'est mobilisée au plus haut niveau, jusqu'à celui du président de la République. Notre ambassade à Alger a demandé de manière répétée, en vain, de pouvoir exercer sa protection consulaire. Nous sommes aussi en lien régulier avec les proches de Boualem Sansal, tant avec sa famille qu'avec ses conseils, pour suivre au plus près sa situation physique et morale ainsi que la procédure judiciaire. Nous appelons à une issue rapide, humanitaire et digne à sa situation. Nous souhaitons qu'il puisse être soigné et libéré. Le président de la République l'a redit au président Tebboune le 31 mars ; le ministre des affaires étrangères, à ses interlocuteurs à Alger le 6 avril. C'est le message, clair et constant, que la France porte depuis.
La discussion de cette proposition de résolution européenne témoigne de l'engagement de la France et de sa représentation nationale pour la libération de Boualem Sansal. Je salue le travail effectué depuis plusieurs semaines par les députés de la commission des affaires européennes et de la commission des affaires étrangères, particulièrement celui de la rapporteure Mme Constance Le Grip. La situation de Boualem Sansal et celle de la liberté d'expression sont des sujets qui doivent dépasser les frontières partisanes. C'est un combat pour des principes universels, consacrés par le droit international, que nous devons défendre en toutes circonstances. Dans cette lutte pour les principes, la liberté d'expression occupe une place à part. Elle est le socle de toute démocratie, la condition même de l'émancipation individuelle et du débat collectif.
Boualem Sansal s'inscrit dans une lignée d'écrivains qui, à l'instar de Voltaire, de Victor Hugo, de Václav Havel ou de Salman Rushdie, ont pris le risque de la parole libre face aux dogmes, aux interdits et à la peur. Il savait, comme eux, que dire, c'est déjà résister. Toute son oeuvre témoigne de cette volonté et de cette exigence : une parole lucide, courageuse, sans concession ; une parole de vérité, fût-elle dérangeante.
Le Serment des barbares, dès 1999, dénonçait résolument les dérives de l'Etat et la violence d'une société fracturée. Poste restante : Alger formulait un message clair, sans ambiguïté, presque testamentaire, à son pays, appelant à une réconciliation lucide avec l'histoire. Dans 2084, La fin du monde, Boualem Sansal nous alertait, comme d'autres avant lui, dans une dystopie, sur les dangers du totalitarisme religieux, de l'islamisme et de la pensée unique. Enfin, dans Le village de l'Allemand, il osait questionner les mémoires les plus sensibles, avec une audace et un talent rares.
Le faire taire, c'est tenter de museler cette part essentielle de l'esprit humain qui questionne, qui doute, qui critique. Le défendre, c'est rappeler au monde que la liberté d'expression n'est pas une faveur octroyée ou tolérée par les pouvoirs ; c'est un droit inaliénable et absolu de chaque être humain. C'est cela aussi que nous affirmons aujourd'hui dans cet hémicycle, avec gravité et détermination. Comme le président de la République l'a affirmé le 6 janvier devant les ambassadeurs de France, notre pays se tient aux côtés "de tous les combattants de la liberté [...]quand ils sont emprisonnés, quel que soit le régime et quels que soient nos intérêts". C'est une ligne de force de notre politique étrangère, en Algérie comme ailleurs.
Rappelons-le, l'Algérie s'est liée, en toute souveraineté, à la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, au Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966, et à l'accord d'association de 2002 avec l'Union européenne. Ces textes, auxquels elle a souscrit librement et souverainement -? nous pourrions en citer d'autres -, protègent les droits de l'homme, tout comme la Constitution algérienne de 2020. Ils doivent s'appliquer dans le traitement de la situation de Boualem Sansal.
La situation de Boualem Sansal, parce qu'elle suscite une vive émotion en France, m'amène naturellement à évoquer la relation qui lie la France et l'Algérie -? vous l'avez fait, madame la rapporteure. Le texte de la résolution le rappelle, les peuples français et algériens ont des liens historiques et humains forts. La France n'a jamais cessé de vouloir entretenir avec le gouvernement algérien un dialogue franc et constructif et un partenariat équilibré, à la hauteur des liens entre nos peuples. Nous avons toujours dit que les Franco-Algériens, les Français qui ont un lien avec l'Algérie et les Algériens qui ont un lien avec la France, ne doivent pas faire les frais des tensions bilatérales.
Cette relation avec l'Algérie, nous y avons travaillé -? c'est le sens de la démarche du président de la République depuis 2017. Il y va de notre intérêt stratégique. Dans leur communiqué conjoint du 31 mars 2025, le président de la République et son homologue algérien ont fixé les grandes lignes d'une reprise de la coopération dans tous les domaines. La visite à Alger, quelques jours plus tard, du ministre des affaires étrangères s'inscrivait dans la même dynamique.
Pourtant, alors que notre justice, indépendante, a décidé d'arrêter trois ressortissants algériens présumés coupables de faits graves sur le sol français, les autorités algériennes ont décidé d'expulser douze de nos agents. Cette décision est incompréhensible, absolument infondée et disproportionnée. Je salue l'engagement de ces agents, auxquels le ministre des affaires étrangères a rendu hommage il y a quelques jours en compagnie du ministre de l'intérieur. Notre réponse à cette mesure hostile a été extrêmement ferme : nous avons procédé de façon symétrique à l'expulsion de douze agents servant dans le réseau consulaire et diplomatique algérien en France, et rappelé notre ambassadeur pour consultation.
Nous n'avons jamais cessé de vouloir un dialogue constructif. Mais, pour l'heure, une autre voie a manifestement été choisie par Alger. Il appartient désormais aux dirigeants algériens de déterminer s'ils veulent prolonger la crise ou reprendre le chemin d'un règlement.
Sur ce sujet comme sur tant d'autres, notre seule boussole est la protection des intérêts de la France et des Français. Nous souhaitons que l'Algérie respecte ses engagements au regard du droit international pour reprendre ses ressortissants expulsés, pour relancer la coopération dans les domaines de la sécurité, de la défense et du renseignement, et pour libérer notre compatriote Boualem Sansal. Mais pour un dialogue, il faut être deux. Notre position est claire : si l'Algérie fait le choix de l'escalade et d'une relation dégradée, nous saurons y répondre et assumer un rapport de force.
La situation de notre compatriote Boualem Sansal fait appel à notre humanité à tous. Elle nous rappelle avec une force poignante que la liberté d'écrire, de créer, de penser et de dire ne va jamais de soi, et qu'elle demeure, malheureusement, en bien des lieux, un combat à mener. Boualem Sansal est devenu malgré lui le symbole de ce combat que mènent, souvent au péril de leur liberté, des écrivains, des journalistes, des artistes, des intellectuels, mais aussi de simples citoyens, partout dans le monde.
La France, fidèle à ses valeurs et à son histoire, continuera de se tenir aux côtés de ces voix libres, chaque fois qu'elles sont menacées, chaque fois qu'elles sont réduites au silence. Elle le fera avec d'autant plus de détermination qu'il s'agit aujourd'hui de l'un des siens. Pour Boualem Sansal, nous poursuivrons sans relâche nos efforts, jusqu'à ce qu'il retrouve sa liberté. La République n'abandonnera pas ceux qui défendent ses valeurs.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 mai 2025