Entretien de M. Laurent Saint-Martin, ministre délégué, chargé du commerce extérieur et des Français de l'étranger, avec LCI le 25 mai 2025, sur l'Union européenne et les droits de douane américains,

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  • Laurent Saint-Martin - Ministre délégué, chargé du commerce extérieur et des Français de l'étranger

Média : LCI

Texte intégral

Q - Monsieur le Ministre, bonsoir.

R - Bonsoir.

Q - Vous êtes Laurent Saint-Martin, le ministre délégué au commerce extérieur, au coeur du combat des taxes, puisque c'est l'annonce évidemment spectaculaire de Donald Trump, ce coup de canon tiré contre l'Europe, +50%. Question tout à fait naïve d'abord : comment est-ce que vous avez appris la nouvelle ?

R - D'abord, c'est une menace. Ce n'est pas un coup de canon effectif. Des déclarations du président américain, il y en a eu, depuis plusieurs mois. Il y a eu aussi des changements d'avis. Tout cela participe à une tactique de négociation à laquelle nous sommes maintenant un peu habitués.

Q - Est-ce qu'il prend quand même la politesse de vous avertir ou est-ce que vous découvrez ça sur les réseaux sociaux ?

R - Bien sûr. Mais il fait ça avec tous les pays partenaires.

Q - Donc vous n'en savez rien ? Il n'y a pas d'émissaire, il n'y a pas d'ambassadeur, il n'y a pas de message, il n'y a pas de télégramme, rien ? Vous découvrez sur les réseaux sociaux qu'il vous met le pistolet sur la tempe ?

R - D'abord, il est important de rappeler que ce n'est pas de la France et des États-Unis dont nous parlons, c'est l'Union européenne et les États-Unis. Très important. C'est-à-dire que l'interlocuteur en politique commerciale, c'est la Commission européenne. Elle a cette compétence exclusive. Et après, chaque État membre, dont la France évidemment, défend les intérêts de ses filières, de ses entreprises, de ses emplois, dans ce contexte-là.

Q - On va en reparler. On ne va pas faire de la psychologie des profondeurs, mais pourquoi ? Pourquoi ? Comment est-ce que vous comprenez qu'il se soit levé un matin en disant : "Alors, ce ne sera pas +20, ce sera +50 et je ne vais pas attendre" ? Puisque je rappelle que, théoriquement, il y a une suspension jusqu'en juillet ?

R - Exactement. En fait, on est dans une période de suspension de 90 jours initialement, qui court à peu près jusqu'au 12 juillet. De leur côté, les Américains avaient dit que les droits de douane réciproques, qui étaient au début de 20% - vous vous souvenez, ce fameux 2 avril où chaque pays, chaque continent avait sa liste de droits réciproques - étaient ramenés à 10%. Et nous, Européens, la voix de la Commission avait été très claire, on suspendait aussi nos mesures de rétorsion, c'est-à-dire la riposte. Et nous sommes toujours dans cette période de discussion. Comment je l'interprète ? Si vous me posez la question, à titre personnel, je l'interprète comme une volonté d'accélérer les négociations, pour qu'elles se terminent en sa faveur. Mais l'Union Européenne est une puissance et a ses droits à faire valoir.

Q - Qu'est-ce qui l'irrite, d'après vous ? Pourquoi est-il irrité de ce qu'il se passe ?

R - Ça, il faudrait lui demander. Moi, je ne rentre pas dans la tête du président américain. Je suis très pragmatique. Je défends les emplois et les filières françaises et je soutiens la Commission européenne dans ce mandat de négociation. Ce que je peux juste dire, c'est que si cette période de négociation était rompue, si ce pacte de discussion de 90 jours était rompu, alors effectivement nous rentrerions dans une spirale extrêmement dangereuse pour nos filières, qui serait une spirale de réduction de nos exportations, mais aussi - et beaucoup - une spirale d'inflation pour l'économie américaine. Il faut toujours le rappeler, il y a beaucoup d'études qui le documentent bien depuis avant-hier : c'est d'abord l'économie américaine qui souffrirait de la mise en oeuvre de ces mesures-là.

Q - Mais ça, c'est leur problème.

R - Oui, mais c'est important aussi dans le dialogue que nous avons avec eux. Quand la Commission européenne, à commencer par la présidente Ursula von der Leyen ou le commissaire Maros Sefcovic, s'adressent à leurs interlocuteurs américains, c'est important aussi de leur dire à quel point l'effet récessif - plus d'un point et demi de PIB sur leur économie, uniquement pour l'Europe - cela créerait. Et donc je crois que c'est aussi de nature à réfléchir.

Q - On va parler des effets sur leur économie, mais surtout sur l'économie européenne et française, et vous amenez ce soir un chiffre très intéressant, mais un mot encore sur le problème qui se pose visiblement, puisque le dialogue semble compliqué. Mme von der Leyen... En principe c'est la Commission qui doit traiter, vous l'avez rappelé. Je crois qu'ils se sont vus une seule fois, en marge des funérailles du pape François. Il y a cette poignée de mains qui dure, je crois, quatre secondes. Il y a quelque chose qui ne marche pas, visiblement. Alors, est-ce que c'est la faute du président Trump ou est-ce que c'est la faute de la présidente von der Leyen ? Chacun jugera. Mais en tout cas, ça ne marche pas.

R - Avec l'engagement, si j'ai bien compris ce jour-là, de se voir dans le Bureau ovale. Et c'est un enjeu important, parce que je l'ai dit, ce n'est pas optionnel. Nous n'avons pas décidé, là, récemment, de déléguer la politique commerciale à la Commission européenne. C'est dans nos statuts.

Q - Mais, Monsieur le Ministre, vous voyez bien que ça ne marche pas. Je crois que le Président... Combien de fois se sont-ils vus avec Emmanuel Macron ? Trois fois ?

R - Non, mais vous avez raison. Il y a une question...

Q - Avec Mme Meloni, trois fois, quatre fois ?

R - Il y a une question de respect à avoir vis-à-vis de la compétence qui est celle de la Commission européenne, du côté américain.

Q - Ils la méprisent ?

R - Je pense qu'il faut effectivement qu'il y ait un dialogue qui soit amélioré et plus respectueux.

Q - Quand ils refusent, après tous ces mois, de voir Mme von der Leyen, c'est qu'ils la méprisent ?

R - C'est-à-dire qu'il faut comprendre qu'en Europe, ceux qui dialoguent et ceux qui négocient sur les droits de douane, c'est l'Union européenne. Et c'est une force pour nous. Ça, c'est une force pour nous. Imaginez...

Q - Ça, ce n'est pas vraiment ce qui apparaît pour l'instant. C'est plutôt le contraire. Ça ne marche pas.

R - Ce serait bien pire si chaque pays faisait sa négociation bilatérale, se tirait dans les pattes entre l'Italie, l'Allemagne, la France, l'Espagne pour aller protéger ses intérêts. Là, nous sommes unis. C'était la condition sine qua non de la réussite.

Q - Laurent Saint-Martin, on ne veut pas faire de psychologie, mais tout le monde voit bien que pour Trump, il veut un interlocuteur, si possible assez fort. Et au lieu de ça, il a une Commission européenne. Je crois que même vous... Sans vous mettre au défi, est-ce que vous pourriez me citer tous les commissaires européens ? Moi, je ne pourrais pas, j'avoue. Peu de gens peuvent. En réalité, en Europe, on en revient toujours à ce problème.

R - Qu'il faille davantage démocratiser et mieux faire connaître la Commission européenne, ses compétences et ce qu'elle apporte dans nos territoires, dans nos emplois, dans nos industries, ça, je suis d'accord avec vous. On a un gros travail là-dessus de pédagogie interne. Mais par contre, pardon, les États-Unis ne choisissent pas leur interlocuteur. L'interlocuteur en termes de politique commerciale, c'est la Commission européenne. Point. Et que l'Europe s'affirme comme puissance, bon sang ! C'est-à-dire que l'Union européenne, c'est 450 millions d'habitants, c'est une épargne privée supérieure aux États-Unis, c'est un marché unique, premier partenaire, évidemment, des États-Unis aussi dans beaucoup d'investissements et beaucoup de secteurs. Leur interlocuteur, c'est la Commission européenne. Point. Et donc, ils doivent aussi le respecter.

Q - Vous avez déclaré ce matin, dans un entretien avec "La Tribune Dimanche" : "Ce seuil de 50%, s'il avait lieu, ce serait une catastrophe."

R - Oui.

Q - Pourquoi ?

R - Parce que cela représenterait des augmentations de taxes à l'entrée du marché américain beaucoup trop importantes pour nos filières. Cela créerait un renchérissement des prix, une baisse des marges pour nos produits. Et dans des secteurs qui dépendent beaucoup du marché américain - je pense au vin, aux spiritueux, au luxe, aux cosmétiques - 50% ne serait pas tenable. Donc il faut qu'on négocie, qu'on trouve une issue politique...

Q - Ça veut dire quoi ? Ce serait inévitablement des pertes d'emploi ?

R - Ce serait d'abord des pertes de chiffre d'affaires, parce que probablement des renoncements au marché et effectivement des mises en difficulté de nos filières. Mais pardon d'être résolument combatif dans cette période-là. Je ne me projette pas dans une situation où les 50% seraient appliqués. Nous avons justement une période d'accélération de la discussion qui s'ouvre. Nous avons une semaine jusqu'au 1er juin. Il faut absolument que nous ayons une issue positive là-dessus.

Q - Il faut voir tous les scénarios et c'est le chiffre que vous avez apporté. Je vous remercie, et merci de l'expliciter. Si ces taxes étaient effectivement appliquées, ça représenterait, dites-vous, 97% des exportations menacées. On va afficher le chiffre. Encore une fois, c'est vous qui nous les avez amenés. Ça concernerait les produits pharmaceutiques, les avions, les camions, le bois, le cuivre. Par rapport à ce qui est aujourd'hui, qui est de 70% des exportations concernées. Pourquoi ? Pourquoi on passerait de 70% à presque 100%, 97% ?

R - Il y a deux sujets parallèles. Il y a les secteurs d'activité concernés et les taux de tariffs appliqués. Aujourd'hui, vous avez une situation, dans la période de suspension, qui est la suivante : 25% de droits de douane additionnels sur l'acier et l'aluminium, 25% sur le secteur automobile, 10% pour beaucoup d'autres secteurs. Ce sont les fameux "tariffs réciproques". Et tout ça couvre à peu près 70% de nos exportations. Il y a des menaces - des enquêtes, comme on dit - qui feraient en sorte que près de 97% de nos exportations pourraient être demain soumises à des augmentations de droits de douane. Là aussi, ça fragilise beaucoup trop et nos exportations et l'économie américaine. Donc là encore, ce n'est absolument pas raisonnable de faire ainsi.

Q - Pour être précis, pour que tout le monde comprenne, c'est 97% des exportations européennes ?

R - Européennes, absolument.

Q - Donc c'est quasi tout ?

R - Quasi tout, en biens. Il y a aussi les services. Mais en biens, ça représenterait quasi la totalité. Tout le monde comprend bien que ce n'est pas une situation tenable. Une guerre commerciale ne fait que des perdants. Donc on est dans une période de négociations difficiles entre la Commission européenne et les États-Unis. On est dans une période où il y a des menaces. On est dans une période où nous, nous considérons que les termes du débat sont brutaux et infondés. Quand on dit que la TVA, qui est quand même notre taxe intérieure sur la consommation, est un tarif douanier vis-à-vis des produits américains, je suis désolé, on ne peut pas être d'accord. Quand on dit qu'il faut renoncer à nos ambitions en termes environnementaux, en termes sanitaires, sur la régulation numérique... Pardon, mais on ne peut pas considérer que ce sont des avancées qui ne sont pas bénéfiques pour notre continent, pour nos consommateurs, pour nos populations. Donc on ne doit pas céder à ces menaces-là. Le rapport de force, il est difficile et il nous faut effectivement le mener.

Q - Par exemple, quels sont les moyens de force ? En quoi vous pouvez mettre l'épée dans les reins des Américains ?

R - J'éviterai tout champ lexical belliqueux, parce que je considère que...

Q - Eux ne se gênent pas.

R - Eux ne se gênent pas, mais ce n'est pas l'Europe, ça. Ce n'est pas l'Europe. L'Europe, c'est d'abord la construction, au-delà de la paix, d'un marché unique et d'une volonté de créer de la prospérité économique et industrielle. On va continuer dans ce sens-là. On a des valeurs, on y tient. On a de la stabilité. D'ailleurs, Choose France, on en parlera peut-être, ça démontre le succès et la stabilité de la plateforme française et européenne comme territoire d'investissement. Donc, qu'est-ce qu'on peut faire en face ? D'abord, toujours dialoguer et convaincre que c'est d'abord mauvais pour les Américains, tout ce qu'ils sont en train de proposer. Et deuxièmement, travailler à des contre-mesures. Un rapport de force...

Q - Exemple de contre-mesure ? Soyons concrets.

R - Nous sommes en train en ce moment... Je ne vais pas tous vous les dévoiler, mais vous en avez vu une certaine partie, notamment sur la réponse à l'acier et à l'aluminium. Nous sommes en train de discuter avec la Commission européenne sur toute une série de contre-mesures de produits, de biens... Il ne faut pas s'interdire aussi sur les services.

Q - Ça veut dire quoi ? Exemple ? On dit souvent que les GAFA, par exemple...

R - Par exemple les services numériques, effectivement, peuvent en faire partie. Je dis "peuvent", bien sûr, parce que ce ne sont pas des outils que nous voulons actionner. Nous pensons que c'est aussi négatif pour l'Union européenne de le faire. Et après, ça créerait une escalade que nous refusons.

Q - C'est-à-dire quoi ? Google, Amazon pourraient subir quelles contre-mesures ?

R - Tout est sur la table. On ne s'interdit rien. Des taxes, effectivement, des pénalités sur le marché européen. Il ne faut rien s'interdire en la matière. Sinon, vous ne créez pas le rapport de force. Et à chaque fois que nous en discutons entre Etats membres de l'Union européenne...

Q - Quel type de taxes ?

R - Mais d'abord, nous l'avons déjà fait, les taxes sur les GAFAM. C'est la France qui avait... Il y a aussi des outils - sans trop rentrer dans la technicité - qui s'appellent l'anticoercition. Encore une fois, biens et services, on ne s'interdit rien. C'est juste que, comprenez bien, un rapport de force avec Donald Trump et l'administration américaine, c'est un rapport de force sur lequel vous devez montrer ce que vous êtes capable de faire également pour pouvoir construire une sortie positive. Mais nous, notre objectif, c'est le même. C'est ce que l'on appelle en langage commercial le "zéro pour zéro", c'est-à-dire baisser les droits de douane. Ça apparaît contre-intuitif dans la période dans laquelle nous vivons. Sauf qu'en fait, c'est bon aussi pour les intérêts américains. C'est l'exacte négociation qui est en train d'être menée. Moi, je ne désespère pas, dans l'industrie notamment, dans l'aéronautique, que nous soyons sur une issue positive, c'est-à-dire avec des baisses de droits de douane. Et puis, il faudra aussi comprendre que les valeurs qui sont les valeurs européennes sont des valeurs qui marchent aujourd'hui dans le monde. On regarde l'Union européenne aussi comme une terre de stabilité, d'investissement, et ça aussi, ça doit questionner et interroger nos interlocuteurs outre-Atlantique.

Q - Les Anglais ont réussi. En tout cas, ils ont un accord, à peu près à 10%. 10%, c'est pas mal ?

R - Enfin, si vous ajoutez aussi les autres taxes additionnelles sur d'autres secteurs...

Q - Ils s'en tirent bien ?

R - Oui, mais quelles ont été les contreparties ? Enfin, pardon, je me garde bien de donner des leçons à nos amis britanniques, qui sont souverains dans leurs négociations et je le respecte parfaitement. L'Union européenne, avec encore une fois sa puissance politique, économique, normative ne doit pas accepter comme ça des impositions de droits de douane unilatérales qui viennent taxer ses exportations de façon infondée, de façon brutale. Moi, je ne crois pas qu'arriver effectivement à un schéma définitif tel qu'aujourd'hui la suspension le propose soit acceptable. Je ne crois pas que 25% sur l'acier de l'aluminium, 25% sur l'automobile, 10% sur 70% de nos produits, et rien n'en fasse, pardon, soit acceptable et soit un rapport de force. Ça dépend de ce que l'on veut, Darius Rochebin. Est-ce qu'on veut une Europe qui s'affirme comme la puissance qu'elle est, qu'elle le dise et qu'elle le montre, et qu'elle rentre dans une discussion qui n'est pas une discussion que nous avons souhaitée initialement, mais qui est la réalité aujourd'hui de la nouvelle donne économique et commerciale - c'est Donald Trump qui l'a voulu ? Ou est-ce que nous voulons finalement accepter, parce qu'on considère qu'on n'a pas envie de rentrer dans une surenchère qui peut être plus dangereuse pour nous ? C'est un choix politique

Q - Qu'est-ce qui se passe actuellement ? Est-ce que vous vous parlez ? Est-ce que chaque jour, chaque semaine, chaque mois, il y a un échange avec les Américains ?

R - Il y a des échanges très fréquents avec les Américains.

Q - C'est-à-dire ? Cette semaine, vous vous êtes parlé ?

R - Oui. Et puis Eric Lombard aussi, le ministre de l'Économie, discute avec son homologue Scott Bessent. Evidemment qu'il y a beaucoup d'échanges. Et puis nous avons tout un réseau diplomatique qui fait ce travail technique aussi. Aucun dialogue n'est rompu, c'est pas du tout ça la question.

Q - Ça y ressemble, quand on découvre une menace de 50% sur les réseaux sociaux comme vous l'avez dit en début de cet entretien, on ne peut pas dire que ce soit un dialogue.

R - Vous êtes suffisamment averti pour savoir que la négociation, ce sont aussi des coups, ce sont aussi des menaces. Ça ne veut absolument pas dire que vous ne vous parlez pas régulièrement. Et encore une fois, qui a le mandat de la négociation ? C'est la Commission européenne. Pardon de le répéter pour la quatrième fois, mais c'est important. Ce n'est pas à la France de décider pour ses voisins.

Q -...qui ne voit pas Trump.

R - Si...

Q - Non, pas Mme von der Leyen, ni le commissaire.

R - Mais le commissaire Maroš Šefčovič dialogue avec son homologue, qui est Howard Lutnick, Jamieson Greer, qui sont ceux qui sont en charge de cette négociation.

Q - Laurent Saint-Martin, quel effet sur la croissance ? Vous savez que la Commission européenne donne un chiffre de croissance un peu inférieur au vôtre. Je crois que le vôtre est de 0,7%. La Commission européenne dit 0,6%. On n'est pas très loin de la stagnation à 0,6%.

R - C'est surtout que c'est très difficile de faire des prévisions alors qu'on ne sait pas exactement la fin du film sur cette bataille tarifaire. Les effets récessifs, s'il y avait effectivement des augmentations de droits de douane, sont importants.

Q - De quelle ampleur ?

R - Il y a quelques études, notamment une allemande très sérieuse qui est sortie hier qui démontre - je crois, il faudrait revoir les chiffres exactement - près de 0,5 point de recul pour l'Union européenne si les 50% américains étaient mis en place, et près de 1,75 côté américain. Donc vous voyez que les effets récessifs... Vous savez, quel est le plus dangereux dans cette situation ? C'est l'effet tarifaire lui-même, comme je l'ai expliqué. Ce sont aussi les nouvelles routes commerciales que cela crée. Attention, n'oublions pas aussi ce qui se passe entre les États-Unis et la Chine. L'augmentation des droits de douane réciproques entre ces deux pays a quoi comme conséquence ? Les produits chinois, notamment leurs surcapacités industrielles, viennent se déverser sur le marché européen. Donc il nous faut nous protéger - ce qui d'ailleurs, à mon avis, ne déplaira pas à nos partenaires américains. Il faut protéger l'Europe aussi de ces surcapacités chinoises. Et puis, pardon, mais il y a aussi évidemment tout ce que nous devons faire avec le reste du monde : continuer à poursuivre des accords qui sont importants pour nos entreprises et qui permettent de diversifier nos exportations.

Q - Le FMI marque une certaine inquiétude à l'égard de la France. Le FMI dit : "La mise en oeuvre de la consolidation budgétaire substantielle nécessitera des mesures décisives et des décisions difficiles." Quand le FMI commence à tourner autour d'un pays, ce n'est jamais très bon signe.

R - Oui, enfin... Cela fait longtemps - j'ai été moi-même ministre du budget - que nous disons qu'effectivement le déficit public de notre pays doit être relevé. Mais c'est intéressant. Ce qu'on oublie un peu trop souvent de dire, c'est pourquoi est-ce que nous avons un déficit public plus important que les autres ? Parce que nous avons mieux protégé notre pays pendant les crises que les autres, et nous l'assumons. Souvenez-vous de la crise Covid : nous, on a maintenu l'emploi et l'activité dans notre pays, et on a une croissance supérieure à nos voisins européennes grâce à cela. La crise énergétique suite à la guerre en Ukraine : on a protégé nos industries, nos entreprises et les particuliers avec le bouclier tarifaire. Tout ça avait un coût public. Nous sommes un pays de protection, c'est vrai, nous l'assumons. Et puis quand tout cela est terminé - et nous y sommes - il faut effectivement avoir le courage de prendre des décisions, parfois difficiles, de redressement des comptes publics. Ce n'est pas l'ancien ministre du budget que je suis qui dira le contraire.

Q - Vous devez répondre à Bernard Arnault. Bernard Arnault a parlé de façon assez spectaculaire cette semaine, et en particulier sur la question de ce qui nous intéresse ce soir, c'est-à-dire la suspension... comment traiter avec les Américains. La France demandait aux entrepreneurs de limiter - son moratoire, n'est-ce pas - leurs investissements aux Etats-Unis. Il est très critique sur cette recommandation et il dit que l'Etat ne doit surtout pas se mêler des affaires des entrepreneurs. Ecoutez-le.

(...)

Réponse à Bernard Arnault ? Quand l'Etat s'en mêle, ça mène à la catastrophe ?

R - D'abord, j'ai de la sympathie et de l'admiration pour Bernard Arnault. On échange régulièrement, d'ailleurs, sur la situation.

Q - Il vous rapporte 4 milliards d'impôts. Ça peut créer de la sympathie.

R - Plus que ça, moi, ce qui m'intéresse, c'est que son groupe représente l'excellence à la française partout dans le monde. Et ça, pour le commerce extérieur, c'est très important. Et puis, il a raison de dire que l'État ne doit pas s'immiscer dans la vie des affaires. Ce n'est pas pour autant qu'on ne peut pas être ensemble dans cette période-là. Ce qu'a dit le Président de la République aux chefs d'entreprise quand on les a reçus ensemble à l'Élysée... Il leur a dit : "Ce n'est pas qu'on ne veut pas que vous investissiez aux États-Unis. Peut-être que pendant la période de négociation, la première chose à faire n'est pas de donner tout de suite raison à notre interlocuteur américain en allant investir chez lui et que peut-être cela peut se faire dans un temps qui nous permette justement de créer ce rapport de force-là." Vous savez, j'ai une carrière qui est passée de l'accompagnement des entreprises à la politique, et je crois que le monde des affaires, des entreprises, se marie bien avec le monde des décideurs publics si on a une stratégie commune. C'est ça qu'on dit aux chefs d'entreprise. On ne leur dit pas quoi faire. D'abord, ce n'est pas ma vision de l'économie, ce n'est pas une vision administrée.

Q - Ça veut dire quoi, pardon ?

R - Ça veut dire qu'on aura des intérêts partagés ?

Q - Bernard Arnault peut, selon vous, peut, doit continuer à investir déjà maintenant aux États-Unis ?

R - Ce qu'on dit avec le Président de la République, c'est que le faire après la période de résolution du désaccord, c'est peut-être plus efficace que de le faire avant.

Q - Donc vous aimeriez qu'il attende juillet ?

R - Oui, mais je sais qu'il ne le fera pas.

Q - Il ne vous écoutera pas ?

R - Non, pas là-dessus.

Q - Et alors ?

R - Je ne suis pas actionnaire de LVMH.

Q - Vous êtes ministre.

R - Oui, mais je laisse les entreprises être souveraines et responsables de leurs choix. Je dis juste qu'on réussira ensemble ce moment difficile, et pas opposés, politiques et chefs d'entreprise.

(...)

Q - Merci beaucoup d'avoir été avec nous, Laurent Saint-Martin.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 juin 2025