Texte intégral
M. le président Xavier Breton. Monsieur le ministre, je vous remercie pour votre présence aujourd'hui devant notre commission d'enquête. Vous êtes à la tête du ministère de l'Intérieur depuis octobre dernier, mais connaissez bien ses missions pour avoir été précédemment Secrétaire d'État auprès du ministre de l'Intérieur. Vous êtes également un grand connaisseur des enjeux liés à la sécurité nationale pour avoir été préfet de police de Paris, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme et directeur de la Direction générale de la sécurité intérieure.
Comme vous le savez, nous avons déjà auditionné des acteurs travaillant au sein de votre ministère, ou en partenariat étroit avec lui – les services de renseignement, mais aussi les acteurs de terrain que sont les préfets. Nos travaux s'inscrivent dans la continuité du très éclairant rapport " Frères musulmans et islamisme politique en France " que votre ministère a publié en mai 2025.
Lors de leur audition, certains maires ont indiqué leur souhait que soient davantage institutionnalisés les échanges avec les services de l'État sur la présence de profils problématiques sur leur territoire, demande également mentionnée dans le rapport de mai dernier. Pensez-vous qu'il soit utile d'institutionnaliser davantage les échanges avec les élus, dans certains territoires particulièrement exposés, sur les agissements d'acteurs identifiés par vos services comme présentant un risque d'entrisme ? Quelle forme ces échanges pourraient-ils prendre ?
Par ailleurs, plusieurs personnes auditionnées ont évoqué le risque d'entrisme sur les listes des prochaines élections municipales de mars 2026, notamment dans les communes situées au sein d'écosystèmes déjà bien constitués. Comment prévenir ces phénomènes ? Des instructions particulières ont-elles été données aux services de l'État ?
Des réflexions seraient également en cours concernant le renforcement des modalités de détection et de caractérisation des ingérences numériques étrangères ; une partie seulement des fake news et des manipulations de l'information sont aujourd'hui couvertes. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce domaine d'action fondamental au regard de la place prise aujourd'hui par l'information en ligne ?
Je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Laurent Nuñez prête serment.)
M. Laurent Nuñez, ministre de l'intérieur. Avant de répondre à vos questions, il me semble important de cadrer le sujet. Vous avez rappelé mes fonctions précédentes. Lorsque j'étais secrétaire d'État auprès de Christophe Castaner, nous avons lancé le deuxième volet de notre action, sur le séparatisme – le premier étant celui du terrorisme, et l'entrisme l'étape à venir.
Un dispositif de suivi et de détection de mouvances islamistes a été instauré à partir de 2015, avec une montée en puissance en 2017. Son objectif était de mieux détecter et mieux entraver l'idéologie islamiste violente, notamment le terrorisme. Il comprenait le FSPRT (fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste), ainsi que la loi de 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, adoptée après l'état d'urgence déclaré suite aux attentats du Bataclan, des terrasses et du Stade de France. Ces mesures ont notamment permis aux préfets de fermer un certain nombre de lieux de culte qui entretenaient des liens avec le terrorisme et la radicalisation violente. Parmi ces nouveaux instruments de lutte contre le terrorisme figurent les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (Micas), les visites domiciliaires et la mise en ordre de bataille des services de renseignement. L'objectif était d'appréhender la radicalisation islamiste violente. J'insiste sur ce point : le sujet est alors celui de la radicalisation violente et du terrorisme.
Le dispositif ainsi développé est toujours en vigueur aujourd'hui : la loi de 2017 a été reconduite en 2021 ; les outils ont été améliorés et rendus plus performants ; le FSPRT existe toujours et les services de renseignements sont à l'affût.
À partir de 2018-2019, d'autres mesures ont été instaurées ; il s'agissait de mieux appréhender ce que l'on a appelé le séparatisme : une idéologie islamiste politique qui n'appelle pas forcément à des actions violentes et encore moins au terrorisme, mais qui prône un discours selon lequel les lois religieuses sont supérieures aux lois de la République, avec les conséquences qui en découlent au quotidien – demandes de modification appuyées du fonctionnement de certains services publics, notamment en matière d'égalité hommes-femmes, ou au sujet du contenu des enseignements.
Nous avons donc progressivement bâti un dispositif de détection, puis de suivi, puis d'entrave de ces comportements contraires aux valeurs de la République. Contrairement aux lois de 2017 et 2021, les textes adoptés à l'époque ne nécessitaient pas la présence d'un contexte terroriste pour agir, mais une incitation à la haine ou à la violence. Une circulaire a créé dans chaque département des commissions locales, les cellules départementales de lutte contre l'islamisme et le repli communautaire (Clir), qui sont à la main des préfets et dont le but est de mieux détecter les comportements séparatistes ; les réponses apportées peuvent aller jusqu'à la fermeture de structures, voire des dissolutions en cas de propos incitant à la haine ou discriminants, donc contraires aux lois de la République. Ces textes sont toujours en vigueur.
La loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République comporte des mesures visant à mieux contrôler les cultes et les financements étrangers ; elle permet, dans certaines circonstances, des fermetures. Cette loi a aussi créé un délit de séparatisme, qui permet de poursuivre les personnes qui font pression dans l'organisation d'un service public pour obtenir la modification de son fonctionnement pour le rendre conforme à la loi religieuse.
Le sujet sur lequel nous travaillons actuellement – des réflexions sont toujours en cours – est celui de l'entrisme. C'est une forme de séparatisme, mais qui prend une forme différente. Le séparatisme est bien visible, tandis que l'entrisme est plus pernicieux, plus sournois : il endosse les habits de la République, il en respecte les codes et les valeurs, mais sa finalité est d'imposer une loi religieuse. Le rapport que vous avez cité, qui a été rendu public par mon prédécesseur dans une forme expurgée, s'inscrit dans ce cadre. Une réflexion a dès lors été lancée pour savoir comment appréhender l'entrisme.
L'entrisme se caractérise par une stratégie de la dissimulation, assumée comme telle par le mouvement des Frères musulmans : il s'agit de noyauter les démocraties occidentales pour arriver, au bout du bout, à une application de la loi religieuse. Le terrorisme et le séparatisme relevaient, soit de la radicalisation violente, soit de propos d'incitation à la haine, à la violence et à la discrimination : les outils législatifs permettaient aux services de renseignement d'agir et les définitions en vigueur d'avoir une accroche pénale – cela reste vrai pour le séparatisme, lorsqu'il appelle à la discrimination ; les mesures de police administrative donnaient la possibilité de dissoudre des structures. L'entrisme est bien plus difficile à appréhender. Il n'est pas possible de le traiter à droit constant, car il n'y a pas d'incitation affichée à la haine ou à la discrimination, encore moins d'incitation à la violence : le dispositif juridique existant ne s'applique donc pas, ou très difficilement. Les services de renseignement ne peuvent s'appuyer sur aucune des finalités prévues par la loi, contrairement au terrorisme qui dispose d'une finalité dédiée, ou au séparatisme lorsqu'il incite à la haine ou à la violence. Il en va de même pour les poursuites pénales et pour les motifs de dissolution.
Une réflexion est en cours au ministère de l'intérieur pour savoir comment aborder cette troisième phase. Faut-il prévoir une nouvelle loi ? Comment peut-elle être écrite pour être conforme à la Constitution ? Il est facile de dire que l'entrisme, les islamistes, l'islam politique, ce n'est pas bien ; mais nous sommes quand même dans un État de droit, protecteur des libertés individuelles, qu'il faut respecter.
Les textes sur le séparatisme permettent toutefois de produire des dissolutions : les préfets le font avec des structures de la mouvance des Frères musulmans ou qui en sont proches lorsqu'ils commettent une faute – propos discriminatoires, enfants déscolarisés ou bien scolarisés dans un établissement hors contrat. Il est également possible de s'appuyer sur les moyens de contrôle administratif de droit commun ou d'utiliser des contrôles fiscaux.
La question est donc celle de savoir s'il faut passer à la vitesse supérieure, en adoptant une loi pour que l'action des services de renseignement ne soit pas entravée, pour avoir des possibilités d'incrimination pénale, et, surtout, pour pouvoir dissoudre des structures. La réflexion sur l'entrisme va se poursuivre dans les semaines qui viennent, comme l'a annoncé le premier ministre lors des questions au gouvernement la semaine dernière.
J'en viens à vos questions, en premier lieu celle portant sur les maires. Il a toujours été prévu d'associer les maires en cas de radicalisation violente. Christophe Castaner avait demandé dans une circulaire aux préfets de le faire dans trois cas de figure : faire un retour à l'élu qui avait signalé un individu susceptible d'être, selon lui, dans une radicalisation violente ; faire un retour au maire qui cherchait à recruter et qu'apparaissait un individu connu au titre de la radicalisation violente ; informer les élus des démarches de déradicalisation d'individus radicalisés.
S'agissant du séparatisme, le principe même des Clir que je citais est d'associer les élus : la détection et l'entrave ne relèvent pas uniquement des services de renseignements, à la différence de la radicalisation violente. N'importe quel élu peut faire une détection et dispose des moyens de couper une subvention. C'est donc un collectif qui intervient : les services de la préfecture, les services de renseignement, les services de l'éducation nationale… bref l'ensemble des services. L'association des maires est donc essentielle, comme elle le sera pour l'entrisme. L'une de mes dernières réunions en tant que préfet de police était organisée par le préfet des Hauts-de-Seine en présence de tous les élus du département, notamment les maires et les parlementaires : elle visait à expliquer ce qu'était l'entrisme. Il y a un travail de pédagogie à faire. C'est une mission dont je chargerai les préfets.
Sur la question des listes municipales, la probabilité de voir de l'entrisme est assez forte, puisque la stratégie est celle de l'infiltration. Il y a déjà eu des listes dites communautaires – ce n'est pas un terme péjoratif dans ma bouche – dans certains quartiers lors de scrutins municipaux ; un parti politique s'est même présenté au nom de nos compatriotes musulmans. Pour 2026, nous pensons plutôt que certaines personnes s'agrégeront à des listes. Très honnêtement, il est compliqué de s'opposer à cette stratégie d'entrisme. L'information peut être communiquée aux personnes en tête de liste : il leur reviendra de décider. Ensuite, des infractions sont constituées lorsque les élus ne se comportent pas de façon conforme aux lois de la République – par exemple, la prise illégale d'intérêts ou le délit de favoritisme. Mais ce sera compliqué.
Enfin, le sujet des ingérences numériques étrangères dépasse bien sûr le cadre de l'islam politique. Effectivement, chaque élection récente a été marquée par des ingérences – dont des ingérences étrangères –, notamment numériques, avec de la désinformation ciblant tel ou tel candidat. Certaines grandes puissances jugent utile de diviser notre pays, souvent en diffusant massivement de fausses informations grâce à de faux comptes. Nous essayons de détecter, de dénoncer et de faire supprimer ces contenus.
M. le président Xavier Breton. Concernant les réflexions en cours sur les insuffisances de notre législation, l'article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure prévoit sept cas de recours aux techniques de renseignement. L'un d'eux, relatif à la " prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions ", permet d'utiliser les techniques de renseignement pour surveiller des mouvements islamistes. Est-ce efficace ? Faudrait-il ajouter un nouveau cas de recours pour mieux cibler l'entrisme ?
M. Laurent Nuñez, ministre. L'article que vous évoquez cite effectivement les finalités qui permettent aux services de renseignement d'agir : prévention du terrorisme, de la criminalité organisée ou des ingérences étrangères par exemple. Celle que vous avez mentionnée est celle qui correspond le mieux à l'entrisme ; la prévention du terrorisme peut également s'appliquer en cas de radicalisation violente – ce qui est finalement rare. J'y insiste car je sais que cette opinion n'est pas partagée par tous : nous ne réussirons pas dans le combat contre l'entrisme si nous faisons un lien systématique avec la violence. Par contre, cela contribuera immanquablement à braquer tous nos compatriotes musulmans. Faisons attention aux mots que nous employons, car ces sujets ne doivent pas être traités avec brutalité.
La phase dans laquelle nous nous engageons va être extrêmement compliquée : il s'agit de faire comprendre que nous voulons faire primer le respect des valeurs de la République et le vivre-ensemble, et qu'ils sont attaqués par l'entrisme. Nous ne nous en prenons pas à nos compatriotes musulmans ; nous voulons que toutes les confessions religieuses et philosophiques vivent ensemble dans le respect des règles de la République.
Je reviens à votre question. À ce jour, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) ne retient pas l'interprétation selon laquelle la prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions pourrait permettre d'utiliser ces techniques dans les cas d'entrisme.
La réflexion en cours vise à déterminer s'il est possible d'avoir une interprétation extensive de la forme républicaine de nos institutions, c'est-à-dire de considérer que les grands principes constitutionnels en font partie. Une telle interprétation pourrait permettre d'utiliser des techniques de renseignement dans le cadre des textes existants : à mon sens, l'entrisme constitue clairement une atteinte à la cohésion nationale, au vivre-ensemble, aux valeurs de la République. Sinon, il faudrait modifier le texte.
M. le président Xavier Breton. Les auditions des services de renseignement ont rappelé que le renseignement n'enquête plus sur les formations politiques et les élus. Nous suivons les islamistes mais pas les élus qui pourraient entretenir des liens avec ces mouvements. Est-ce qu'il n'y a pas un manque d'informations en la matière ?
M. Laurent Nuñez, ministre. L'exercice est compliqué. Il ne faut surtout pas donner à nos compatriotes de confession musulmane le sentiment d'une action gouvernementale islamophobe, d'autant que la plupart d'entre eux n'ont aucun problème avec le respect des règles et valeurs de la République et le vivre-ensemble – même si le sondage de l'Ifop paru hier doit bien sûr être pris en compte. Je le lis comme la preuve qu'il est nécessaire de passer à la troisième phase, celle qui concerne l'entrisme.
Les services de renseignement ne travaillent pas sur les partis politiques – et c'est heureux. Les interactions peuvent toutefois se faire dans la mesure où – j'assume de le dire – un certain nombre de formations politiques critiquaient déjà les actions du gouvernement contre le séparatisme et nous taxaient d'islamophobie. Dès lors, le politique s'invite dans une action de protection de nos intérêts. Vous avez tous en mémoire la manifestation de novembre 2019, je n'y reviens pas.
Nous nous sommes attaqués à certaines structures séparatistes, qui ont été dissoutes, le CCIF (Collectif contre l'islamophobie en France) ou Barakacity par exemple. À l'époque, elles ont été traitées sous le prisme du séparatisme. Un certain nombre de formations politiques ont été extrêmement critiques sur le sujet, et ont considéré qu'il s'agissait d'actions islamophobes.
Cette question est complexe, non seulement d'un point de vue juridique, mais aussi politique. En effet, ces formations politiques veulent faire évoluer la loi sur la laïcité et tolérer un certain nombre de choses qu'actuellement nous ne tolérons pas – ce qui peut être en phase avec les demandes de la mouvance. Comme ministre de l'intérieur, je qualifierai ce lien d'indirect, mais il peut exister, c'est sûr.
Certains des tenants de la mouvance de l'islam politique peuvent ainsi avoir le sentiment d'être soutenus par certains partis politiques, qui se sont publiquement exprimés en ce sens– je définis l'islam politique de façon précise, comme un mouvement politique de l'islam, minoritaire, qui veut imposer les lois religieuses où elles n'ont pas leur place, dans l'espace public, dans le vivre-ensemble, dans la République.
Mais c'est le débat politique. Juridiquement, nous utiliserons toujours les moyens à notre disposition pour agir sur ces structures, et j'espère que nous en aurons les moyens législatifs. Mais les partis politiques sont toutefois libres d'émettre des opinions, et il est compliqué de s'en mêler.
M. Matthieu Bloch, rapporteur. Votre audition nous permet d'avoir un regard plus global et plus politique sur la thématique qui nous intéresse. Vous l'avez dit, le gouvernement réfléchit à une loi pour renforcer la lutte contre l'entrisme. Ainsi, les travaux de cette commission et du gouvernement se rejoignent.
Nos travaux portent sur les accointances entre certains mouvements politiques et les mouvements islamistes. Il s'agit de déterminer s'il existe des liens réels ou pas, de les qualifier – sont-ils purement conjoncturels et électoralistes, ou davantage organisés et structurels ? –, de les quantifier – ce phénomène touche-t-il plusieurs partis politiques ou un seul ? – et de les localiser – l'échelon est-il national ou des écosystèmes locaux sont-ils touchés ? Et surtout, quel est l'objectif de ce rapprochement ?
Les auditions ont mis en évidence un décalage entre, d'une part, les journalistes ou les chercheurs, et, d'autre part, les services de l'État. Les premiers nous ont alertés sur l'existence de liens inquiétants entre des responsables politiques et des personnalités propageant l'idéologie islamiste, notamment lors de manifestations ou d'événements autour de la cause palestinienne. Les seconds, dont plusieurs relèvent de votre tutelle, nous ont affirmé ne pas constater directement de tels liens. Il semblerait ainsi qu'en l'absence d'actions précises, l'État ne soit pas en mesure de prévenir les rapprochements, pourtant documentés, entre des personnalités politiques et des personnalités parfois condamnées pour apologie du terrorisme. Qu'en pensez-vous ? Comment prévenir de tels rapprochements ?
Le cas typique est celui d'une manifestation où une personne condamnée pour apologie du terrorisme ou proche d'un mouvement islamiste radical prend la parole aux côtés d'un élu de la République – parfois parlementaire. Par sa présence, ce dernier cautionne les propos tenus, sans les tenir lui-même : il ne sera donc pas poursuivi. Sa seule présence suffit-elle à caractériser une accointance ? Comment avoir prise sur cette personne qui participe activement à une manifestation, sans tenir elle-même de propos de nature à engager des poursuites, comme l'apologie du terrorisme ?
M. Laurent Nuñez, ministre. Que les services de renseignement manifestent une certaine prudence, je le comprends parfaitement ; ils ne travaillent pas sur les formations politiques. Les chercheurs, qui sont des observateurs, ont davantage de liberté.
L'exemple que vous citez est une réalité. Certaines formations politiques soutiennent, ou s'abstiennent de condamner, des structures appartenant à l'islam politique – ou bien, de façon plus indirecte, nous reprochent de nous en prendre à elles en nous traitant d'islamophobes. Cela m'est arrivé, en tant que haut fonctionnaire et en tant que ministre, parce que j'avais dénoncé telle ou telle structure. La question s'est beaucoup posée autour de la mouvance propalestinienne : au cours de certaines manifestations ont été tenus des propos dont nous considérions qu'ils relevaient clairement de l'apologie du terrorisme – ce qui, dans certains cas, a été confirmé par les tribunaux. Des actions ont parfois été engagées et nos bras de fer avec certains élus n'ont échappé à personne ; eux préféraient parler d'apologie de la résistance plutôt que d'apologie du terrorisme ! Je vous confirme en tout cas que, dans certaines manifestations propalestiniennes ou visant à défendre des structures dissoutes de l'islam politique, des élus de la République étaient bien présents – même si, de mémoire, ils n'ont pas eux-mêmes tenu de propos relevant de l'apologie du terrorisme.
Lorsqu'est organisé un rassemblement au cours duquel de tels propos peuvent être tenus, nous réagissons systématiquement. Soit nous l'interdisons – auquel cas l'interdiction peut encore être suspendue par le tribunal administratif – soit nous ne le faisons pas, parce qu'il est organisé par un parti politique et que la liberté d'expression existe heureusement dans notre pays. Dans ce cas, il peut arriver que des propos faisant l'apologie du terrorisme soient tenus, parfois en présence d'élus de la République – et c'est bien là une forme de soutien de leur part. Mais les services de renseignement n'interfèrent pas : les politiques présents ont simplement une autre conception des propos qui sont tenus et de ce qu'est l'islam politique. C'est une conception qu'évidemment je combats, comme ministre de l'intérieur, et je proposerai au premier ministre de retenir un dispositif qui nous permette d'appréhender ce phénomène. Mais les services de renseignement n'ont pas pour rôle de déterminer que telle ou telle formation politique soutient l'islam politique. Ensuite, il y a des choses qui sautent aux yeux, quand même…
M. Matthieu Bloch, rapporteur. Le communiqué de la présidence de la République du 7 juillet 2025 tout comme le rapport d'évaluation de la sénatrice Eustache-Brinio soulignent que la loi de 2021 ne permet ni de prévenir ni de lutter pleinement contre les phénomènes d'entrisme et de séparatisme islamistes. Quelles mesures concrètes faut-il prendre, selon vous, pour garantir une meilleure application de cette loi dans l'ensemble du territoire et renforcer ainsi son efficacité ?
M. Laurent Nuñez, ministre. Je suis actuellement ministre de l'intérieur mais je travaille depuis 2017, sous une forme ou une autre, aux côtés du président de la République. C'est un peu facile de dire que la loi confortant le respect des principes de la République est difficile à mettre en œuvre ou qu'elle ne va pas assez loin. Peu de choses ont été faites avant 2017, alors que la radicalisation n'est pas un phénomène nouveau. Ce n'est pas forcément ce qui est dit dans votre camp politique mais nous, au moins, nous agissons ! Le terrorisme et la radicalisation dans les prisons décrite par Gilles Kepel existent depuis plus de vingt ans. D'autres étaient aux responsabilités à l'époque et je n'ai pas le souvenir qu'ils aient engagé de nombreuses actions. Après avoir traité le terrorisme puis le séparatisme, nous nous attaquons maintenant à l'entrisme : nous le définissons, nous le nommons, et nous disons qu'il nous semble être un mal pour le vivre-ensemble dans notre société.
Sans éluder votre question – je vous dirai ensuite ce qui nous manque –, je voudrais rappeler que la loi de 2021 permet tout de même certaines choses. Elle assure notamment la neutralité dans les services publics, instaure le délit de séparatisme, conditionne l'attribution de subventions à la souscription d'un contrat d'engagement républicain – dont la méconnaissance entraîne le remboursement de la subvention perçue – et renforce les moyens juridiques pour dissoudre les associations présentant une menace grave pour l'ordre public. Ce dernier point est nouveau. Rappelons en effet que, dans le cadre de la loi de 2017, il fallait, pour dissoudre une structure, qu'elle ait un lien avec le terrorisme : action terroriste, apologie, contact avec des personnes dont les propos relèvent de l'apologie, ou contact avec des profils djihadistes. La loi de 2021 a ramené ces critères à la " menace grave pour l'ordre public ". Ce fondement n'est pas suffisant pour lutter contre l'entrisme mais, dans le cadre de la lutte contre le séparatisme, il nous a permis de fermer un certain nombre de lieux de culte. C'est sur cette base – ou pour terrorisme, dans les cas de radicalisation violente – qu'agit le préfet des Hauts-de-Seine.
Je rappellerai aussi que cette loi a prévu les mesures visant à lutter contre les certificats de virginité, la modification de certaines règles relatives à l'héritage ou encore le refus explicite de prendre désormais en compte la polygamie en matière de pensions de réversion ou de droit au séjour. La loi de 2021 a également soumis à autorisation l'instruction en famille, dont on sait qu'elle permettait souvent de détourner les enfants des circuits scolaires, y compris privés sous contrat ; elle a renforcé les modalités de contrôle de l'État sur les établissements privés hors contrat et créé un régime de fermeture administrative. Sur le volet religieux, elle a établi le contrôle des versements venant de l'étranger et l'obligation de les déclarer au-delà d'une certaine somme, en donnant au préfet la possibilité de s'y opposer.
La loi instaure aussi deux délits. L'un est relatif aux pressions physiques exercées ou tentées à l'encontre d'un fonctionnaire – le plus souvent, il s'agit de fonctionnaires territoriaux, mais pas toujours – pour obtenir un aménagement du service public. L'autre vise la publication en ligne de l'identité de quelqu'un.
Nous voulons évidemment aller plus loin, à la lumière de ce que nous avons vécu avec la loi contre le séparatisme : c'est en avançant que l'on trouve des solutions.
Parmi les mesures auxquelles nous réfléchissons actuellement, il y en a une que nous avons évoquée tout à l'heure : soit l'extension de l'une des finalités existantes pour les techniques de renseignement – la prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions – soit la création d'une nouvelle finalité. J'enfonce une porte ouverte en disant que sur un sujet hypersensible comme celui-ci, il n'est pas simple d'obtenir une majorité au Parlement ! Mais, à titre personnel, je pense que ce serait la solution.
Ce qui nous manque aussi, ce sont des motifs pour dissoudre les structures. Pour l'heure, nous ne pouvons le faire qu'en cas de terrorisme ou de menace grave à l'ordre public. Or avec l'entrisme, il n'y a jamais de terrorisme et le lien avec la violence n'est, en général, pas établi ; il faut, je le redis, sortir de ce fantasme. Et l'on ne peut pas forcément parler non plus de menace grave pour l'ordre public, comme prévu par la loi contre le séparatisme : il nous faut donc un motif pour pouvoir dissoudre en raison de l'entrisme. On pourrait par exemple viser l'atteinte portée à la cohésion nationale ou au vivre-ensemble : c'est quelque chose que l'on pourrait écrire et démontrer.
Il nous manque également la possibilité de geler les avoirs en cas d'agissements liés aux motifs de dissolution des structures. Nous réfléchissons à une telle mesure, qui serait essentielle, de même que nous envisageons la possibilité de dissoudre les fonds de dotation pour des motifs liés à l'entrisme.
Il nous paraîtrait très utile, par ailleurs, de renforcer le contrôle de l'accueil des mineurs. Les différentes structures d'accueil n'entrent pas, en effet, dans le cadre juridique des dispositifs de contrôle existants : beaucoup d'écoles coraniques y échappent.
Nous réfléchissons enfin à rendre nécessaire un avis conforme – motivé – des préfets avant la construction de certains lieux de culte susceptibles de poser problème. Actuellement, ils ne sont saisis que pour avis et ne peuvent s'opposer que pour des raisons liées à l'urbanisme ou à certaines réglementations, parmi lesquelles ne figurent pas la lutte contre le séparatisme ou l'entrisme.
M. Matthieu Bloch, rapporteur. Nous avons nous-mêmes constaté au cours d'une audition que les maires ne se sentaient pas suffisamment soutenus par l'État au moment de statuer sur l'ouverture d'un lieu de culte. Un avis simple est rendu par le préfet sur la seule base du respect des règles d'urbanisme. On pourrait donc en effet se demander si un avis conforme ne serait pas préférable et s'il ne devrait pas se fonder aussi sur des critères liés à la lutte contre l'entrisme et le séparatisme. Les élus locaux seraient ainsi protégés, dans la mesure où ce sont les préfets qui prendraient la responsabilité de refuser un lieu de culte à une communauté. Cela n'est pas toujours très facile en effet, notamment dans les communes où la population musulmane est majoritaire.
Nous avons d'autres propositions à vous soumettre. Ainsi, une nouvelle loi pourrait-elle interdire la diffusion de consignes de vote dans un lieu de culte en période électorale ?
M. Laurent Nuñez, ministre. C'est déjà prévu par la loi de 1905 que nous avons eue à examiner ce week-end au sujet de la messe commémorant le souvenir du maréchal Pétain, en marge de laquelle des propos clairement révisionnistes ont été tenus. Il est interdit de donner des consignes de vote dans un lieu de culte en période électorale, sous peine de poursuites pénales.
M. Matthieu Bloch, rapporteur. Comment éviter que des mesures d'entrave prises à l'encontre d'associations ne soient contournées, par exemple par une réorganisation au niveau européen ? Le CCIF s'est ainsi reconstitué en CCIE (Collectif contre l'islamophobie en Europe) et a même organisé une réunion dans nos murs, à l'invitation d'un député de la République.
M. Laurent Nuñez, ministre. Il faut, je crois, que nous obtenions la modification des règlements européens. Hier, mon équipe et moi avons discuté avec le commissaire européen en charge des affaires intérieures. Comme l'avaient fait mes prédécesseurs Bruno Retailleau et Gérald Darmanin, je pense, j'ai abordé de nouveau le sujet avec lui. C'était déjà l'une de mes préoccupations en tant que haut fonctionnaire puis comme directeur général de la sécurité intérieure.
Il y a en effet un souci avec les textes européens. Nous aimerions par exemple que le gel des avoirs soit possible pour les faits de radicalisation et de séparatisme, et non pas seulement pour ceux de terrorisme comme c'est le cas aujourd'hui. De la même façon, nous souhaitons que des contrôles soient opérés – c'est désormais le cas – dans le cadre des règlements financiers, afin que des structures ne puissent bénéficier de financements européens quand la France ne les finance plus.
Des structures ont pu se reconstituer à l'étranger, comme l'a fait le CCIF – pas uniquement en Europe, mais aussi au Royaume Uni. Notre souhait à cet égard est que les mesures que nous prenons en France pour des raisons liées à la radicalisation soient valables dans un autre État – ou, à tout le moins, que celui-ci poursuive nos actions. Il me paraît très important que ce sujet soit défendu au niveau européen. Je crois que le commissaire à qui j'en ai parlé hier a compris : je n'ai pas reçu de réponse négative, au contraire.
D'autres États européens ont les mêmes demandes en matière de contrôle des financements, et souhaitent eux aussi qu'une approche conjointe empêche une structure dissoute de se reconstituer dans un autre État de l'Union européenne. Si nous procédons à une dissolution aujourd'hui, c'est parce qu'il existe une menace grave à l'ordre public – demain, ce pourra être pour atteinte sans violence aux valeurs de la République. Certains textes européens proscrivent de porter atteinte aux valeurs de l'Union, qui sont les mêmes que les nôtres : j'ai donc bon espoir que nous parvenions à nos fins – en tout cas, nous allons pousser en ce sens. Mais comme toujours avec l'Europe, cela ne se fera pas en un quart d'heure !
M. Matthieu Bloch, rapporteur. La question suivante touche sans doute aux limites de la loi de 1905. Le Forum de l'islam de France – Forif – a tenu sa deuxième session en février 2025. Quel regard portez-vous sur cette instance et quelles sont vos principales préconisations concernant l'organisation du culte musulman ? La création d'un statut de l'imam avait été annoncée par l'un de vos prédécesseurs, M. Gérald Darmanin, en février 2024 : qu'en est-il ?
M. Laurent Nuñez, ministre. Je suis très favorable au Forif. Il ne s'agit pas d'une instance représentative mais d'une instance de dialogue visant à représenter nos compatriotes de confession musulmane de la façon la plus large possible. Les assises territoriales de l'islam de France, qui se sont tenues au cours de plusieurs sessions dans de nombreux départements, en sont la déclinaison territoriale. L'initiative revient au président de la République, qui souhaitait ainsi revenir sur les instances représentatives : elles n'avaient pas bien fonctionné et étaient très liées aux États étrangers.
Je crois beaucoup à ce dispositif qui a déjà permis d'engager des discussions. Certaines ont abouti, avec la création par exemple de l'Association de défense contre les discriminations et les actes antimusulmans, qui dispose d'une plateforme de signalement et assure un suivi de ces actes. Des réflexions ont par ailleurs été lancées au sujet des carrés confessionnels et de la création d'un conseil national des aumôneries musulmanes. Le Forif est un espace de dialogue au sujet de la relation entre le culte musulman et les autorités publiques.
J'en viens au statut de l'imam. Comme vous le savez, des mesures ont été prises pour qu'il n'y ait plus d'imams financés par les États étrangers comme auparavant, et la sortie du dispositif s'est faite en sifflet. Nous avons créé un référentiel métier, avec des contrats de travail types, mais on ne peut pas dire qu'il existe un statut à proprement parler : la profession n'est en effet pas réglementée au sens juridique du terme. Néanmoins, les questions relatives à la professionnalisation et au recrutement reviennent régulièrement dans les discussions du Forif et lors des assises territoriales. Le Forif a réfléchi notamment au régime du salariat et à l'attractivité du métier. Il existe une volonté très forte, au sein de la communauté musulmane, de sécuriser la fonction.
M. Matthieu Bloch, rapporteur. Votre prédécesseur a annoncé, à la fin du mois de février 2025, la dissolution d'Urgence Palestine. Cette annonce n'a pas encore été suivie d'effet. Qu'en est-il ?
M. Laurent Nuñez, ministre. À ma connaissance, cette dissolution a été lancée : elle est dans les tuyaux, comme on dit. Il faudrait vérifier qu'elle est passée en Conseil des ministres mais, en tout cas, je n'y ai pas mis de frein. Au cours de manifestations organisées par Urgence Palestine, des propos faisant l'apologie du terrorisme ont clairement été tenus. Lorsque j'étais préfet de police de Paris, une déclaration de manifestation qui n'était déposée que par cette association me posait un problème. Lorsque des partis politiques venaient s'y greffer, il était difficile de les interdire et nous agissions plutôt a posteriori, sur le plan judiciaire.
Il faut garder à l'esprit que nous avons dissous beaucoup de structures : les gouvernements successifs n'ont jamais eu la main molle sur ces sujets. Et ce ne sont pas seulement des mouvements de soutien à la cause palestinienne qui ont été dissous, pour des propos proches de l'apologie du terrorisme, mais aussi de nombreuses structures d'ultradroite. Je le dis à dessein, pour ne pas donner le sentiment qu'il y aurait deux poids, deux mesures. C'est ce que disaient Bruno Retailleau et Gérald Darmanin, et je tiendrai le même discours : dès qu'une structure sort du cadre des lois de la République, il doit être possible de la dissoudre – d'autant plus que toutes les dissolutions que nous avons lancées font suite à des appels ou des incitations à la violence, à des menaces graves à l'ordre public ou à des faits d'apologie du terrorisme.
M. Nicolas Dragon (RN). Le magazine Le Point a révélé ce matin les résultats d'un sondage Ifop selon lequel 57 % des jeunes musulmans français estiment que la charia doit primer les lois de la République française et la science. Vous êtes ministre chargé des cultes : que vous inspire ce chiffre ? Comment expliquez-vous ce constat qui, comme vous l'imaginez, inquiète une grande partie de nos concitoyens ?
M. Laurent Nuñez, ministre. Il y a là évidemment un sujet. Je ne me suis pas penché sur la façon dont les questions sont posées mais il y a d'autres réponses qui interpellent, comme le fait que 38 % des personnes approuvent au moins l'une des thématiques défendues par l'islam politique. Cela signifie qu'il est urgent de lancer la phase trois, contre l'entrisme, et d'apporter une réponse claire à ceux qui laissent entendre que la charia pourrait s'appliquer en territoire de France. Ce n'est pas possible. Les lois de la République seront toujours supérieures aux lois religieuses, d'où qu'elles viennent, quelles qu'elles soient – y compris la charia, a fortiori. Je n'ai pas l'ombre d'un doute, pas une hésitation sur ce sujet. Il y maintenant urgence à agir contre l'entrisme comme nous l'avons fait contre le séparatisme. Nous pourrons ainsi mieux appréhender ce phénomène.
Mme Constance Le Grip (EPR). Je vous remercie, monsieur le ministre, pour la clarté de vos propos et de vos prises de position, ainsi que pour les pistes que vous avez exposées devant nous. Elles découlent des travaux du Conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN), qui s'est réuni à plusieurs reprises pour travailler sur les suites à donner au rapport " Frères musulmans et islamisme politique en France ". Si elles étaient retenues par le gouvernement, ces pistes pourraient figurer dans un futur projet de loi. Il m'a effectivement semblé, en vous entendant il y a quelques jours au micro de BFM TV et RMC, qu'à titre personnel et comme ministre de l'intérieur, vous étiez très favorable à ce que soit utilisée la voie législative et non pas seulement la voie réglementaire ou celle des instructions aux préfets – dont le rôle reste néanmoins essentiel en la matière.
Je profite de l'occasion pour saluer l'action de l'excellent préfet des Hauts-de-Seine, Alexandre Brugère, très engagé dans la lutte contre l'islamisme. Il me semble qu'il est le seul, à ce stade, à avoir organisé une réunion d'information destinée aux élus locaux au sujet de l'entrisme et de l'islamisme. Nous souhaiterions que d'autres préfets puissent mener ce même travail de pédagogie et d'information, non pas après mais avant les élections municipales.
Plusieurs des pistes que vous avez esquissées sont de nature à corroborer ce que l'on a entendu après les réunions du CDSN – notamment dans les propos du chef de l'État, qui est très engagé sur ce sujet.
Il y a une piste que vous n'avez pas évoquée avec précision : le renforcement du régime administratif d'interdiction des ouvrages illicites. Dans de nombreuses grandes villes, des librairies proposent à la vente, de façon tout à fait publique, des ouvrages illicites ou propageant, à tout le moins, une idéologie islamiste de nature à porter atteinte à la cohésion de la nation et aux valeurs de la République. Quoique relevant d'un registre différent, cette mesure pourrait-elle être insérée dans le futur projet de loi que nous appelons de nos vœux ?
Dans sa réponse à Michel Barnier la semaine dernière, le premier ministre a indiqué que le travail était en cours et que les ministres concernés pourront ouvrir une large consultation des partis politiques pour recueillir leurs avis sur cette phase trois. Envisagez-vous d'ouvrir bientôt cette consultation ?
M. Laurent Nuñez, ministre. La réunion organisée par le préfet Brugère, à laquelle j'ai participé comme préfet de police de Paris, pour expliquer aux élus tout ce que nous avions fait a été médiatisée. Mais d'autres préfets en organisent également.
Nous prévoyons en effet des dispositions législatives pour renforcer le contrôle des ouvrages illicites et des publications étrangères que l'on peut trouver en librairies.
Enfin, la discussion avec tous les partis politiques est indispensable. L'entrisme est un sujet si sensible que nous avons tout intérêt à partager le maximum d'informations. Soit il y aura une loi et le Parlement sera le lieu de cette concertation, soit il n'y en aura pas et c'est évidemment en association étroite avec les élus et les formations politiques que nous progresserons.
Mme Léa Balage El Mariky (EcoS). Monsieur le ministre, comme vous le savez, nous ne disons plus « maréchal » Pétain, puisqu'il a été déchu de toutes ses distinctions militaires.
Vous avez parlé de la place de la religion dans l'espace public et de la neutralité. Pourriez-vous préciser votre propos ? Le principe de la laïcité, c'est bien de pouvoir exprimer un fait religieux ou son absence dans l'espace public.
Le rapport sur l'entrisme des Frères musulmans parle de 400 à 1 000 individus et relève un recul de leur influence. Dans la mesure où il ne s'agit pas de pointer une structure spécifique, je ne vois pas comment vous allez pouvoir définir l'entrisme, d'autant que la dissimulation à l'œuvre complique la caractérisation de l'intention. Quelles pourraient être les nouvelles qualifications pénales ? Comment caractériser le délit d'entrisme ? Enfin, pourquoi ne pas tout simplement recourir à l'article 31 de la loi de 1905, notamment pour appréhender les questions de polygamie ou d'héritage ?
À la page 52 du rapport, les sportives portant le voile sont considérées comme participant à une stratégie d'entrisme. Est-ce l'avis du ministère ?
Enfin, si l'entrisme, tel que vous l'avez défini, a pour objectif d'attaquer notre cohésion nationale, la politique de lutte contre l'entrisme pourrait aussi abîmer notre vivre-ensemble : en s'appuyant sur des éléments assez peu tangibles, celle-ci contribue parfois à alimenter les soupçons à l'encontre d'une communauté spécifique. Comment préserver nos concitoyens musulmans de ce climat de suspicion qui les conduit à se justifier de leur culte dès lors qu'ils veulent participer à la vie de notre cité, que ce soit en se présentant à des élections ou en s'engageant dans des associations ? Il ne faudrait pas que le remède soit pire que ce que nous essayons de traiter.
M. Laurent Nuñez, ministre. Vous avez raison, c'est Pétain et non le maréchal Pétain.
Quand je disais qu'il ne devait pas y avoir d'immixtion de la loi religieuse dans l'espace public, je ne parlais pas de l'espace physique mais de la vie publique : la loi religieuse ne peut pas conduire des individus à ne pas respecter les lois de la République.
Ce ne sont pas des structures que nous appréhendons. On entend parfois dire qu'il faut dissoudre les Frères musulmans : cela n'a pas de sens. Comme dans le cas du séparatisme, ce sont les comportements et les thèses défendues que l'on observe : afficher et promouvoir le fait que l'on ne respecte pas les valeurs de la République et que l'on ne souhaite pas les respecter. Ce n'est pas l'appartenance en soi à une structure qui est condamnable, sauf si la structure elle-même tient ces discours. L'atteinte que nous cherchons à qualifier, c'est celle faite à la cohésion nationale, au vivre-ensemble. Elle me semble facile à établir.
L'article 31 de la loi de 1905 est fondé sur l'idée d'une menace, qui n'est pas toujours évidente à caractériser. C'est sans doute pour cela que l'on a dû apporter des précisions en 2021.
M. le président Xavier Breton. Pour la clarté de notre débat, je vais vous lire l'article 31 : " Sont punis d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende ceux qui, soit par menaces contre un individu, soit en lui faisant craindre de perdre son emploi ou d'exposer à un dommage sa personne, sa famille ou sa fortune, ont agi en vue de le déterminer à exercer ou à s'abstenir d'exercer un culte, à faire partie ou à cesser de faire partie d'une association cultuelle, à contribuer ou à s'abstenir de contribuer aux frais d'un culte. "
M. Laurent Nuñez, ministre. C'est cela. Il s'agit bien d'une menace.
Quant au port du voile, il est régi par les fédérations sportives. La plupart d'entre elles s'y opposent pendant les compétitions. Comme ministre de l'intérieur, je pense que c'est une bonne chose, car le port du voile en compétition est, à mon sens, un signal en faveur de sa généralisation, y compris dans des endroits où il n'est pas permis actuellement. Je me réjouis que les ministres des sports rappellent aux fédérations leurs obligations en la matière.
Votre dernière question aborde un point fondamental. Le but de notre action contre le séparatisme n'a pas toujours été compris, que ce soit au sein de notre pays ou par les autres États. De nombreux pays n'ont pas compris la loi de 2021, la circulaire qui l'a accompagnée ni les discours tenus à l'époque. Je ne parle pas seulement de pays qui sont majoritairement de confession musulmane : des démocraties occidentales ont critiqué la France parce qu'elles avaient une approche plus communautariste que la nôtre. Le sujet est hypersensible. C'est pour cela que je disais qu'il ne fallait pas traiter ce problème par la brutalité ; il faut beaucoup de pédagogie. Mais, quand vous avez expliqué tout ce que vous pouviez et que des gens continuent d'affirmer que les valeurs de la République sont incompatibles avec un certain nombre de valeurs religieuses, c'est un gros problème. Je serai absolument intransigeant. Il faudra expliquer les choses : on ne vise pas la communauté musulmane, mais on cherche à sauvegarder le vivre-ensemble pour continuer à vivre au sein de la République quelles que soient sa confession, son opinion philosophique, son orientation sexuelle… Il faut d'autant plus de pédagogie que certains diront que nous menons cette action contre les musulmans et qu'elle est islamophobe. Je les entends déjà !
M. le président Xavier Breton. Nous en venons aux questions des autres députés.
M. Jérôme Buisson (RN). Monsieur le ministre, reprenez-vous à votre compte le terme d'« islamophobe » que je vous ai entendu utiliser à plusieurs reprises ?
S'agissant du sondage du Point, comment déradicaliser les 57% de jeunes musulmans – soit plusieurs centaines de milliers de personnes – qui souhaiteraient que la charia soit au-dessus des lois de la République, alors qu'il est déjà très difficile de déradicaliser quelques centaines de détenus ? On sait où cette radicalisation peut mener.
Je suis d'accord avec vous concernant le port du voile dans le sport, dont je ne suis pas certain qu'il participe au vivre-ensemble. La République pourrait-elle être encore plus claire sur ce point ?
M. Laurent Nuñez, ministre. Je ne reprends pas à mon compte le terme d'« islamophobe » : j'ai dit que c'était un reproche qui était adressé au gouvernement et aux pouvoirs publics. Il a été régulièrement utilisé en 2019 et en 2020 pour qualifier le gouvernement français. Il l'est encore par la mouvance de l'islam politique, qui essaie de diffuser l'idée d'une France islamophobe auprès des plus jeunes, ce qui ne va vraiment pas dans le sens de la cohésion nationale.
Le sondage que vous citez confirme qu'il faut entrer dans la troisième phase et redoubler de pédagogie. Il faut s'opposer systématiquement à toute revendication d'application de lois religieuses qui contreviendraient aux valeurs de la République. Nous devons être intraitables en la matière.
Je n'emploierais pas, comme vous, le terme de « déradicalisation » à propos de ces jeunes. On ne peut pas dire que ces jeunes sont radicalisés ; la radicalisation ne va pas sans violence. Ce qui importe, c'est de tenir un discours qui défende avec force les valeurs de la République et de rappeler les règles avec beaucoup de fermeté – tout en menant un gros travail de pédagogie.
Mme Caroline Yadan (EPR). Selon des spécialistes cités dans le rapport sur les Frères musulmans, des municipalités françaises pourraient être d'ici à dix ans " à la main d'islamistes ", comme Saint-Josse ou Molenbeek en Belgique. Les exemples belge et britannique montrent les risques que nous courons à ne pas agir. L'Allemagne et l'Autriche ont, elles, adopté des mesures plus fermes.
Kamel Daoud rappelle que ce sont les associations qui ont constitué la première cible des islamistes en Algérie dans les années 1980, suivies des municipalités, avant qu'ils n'investissent le champ politique national. Ma première question portera donc sur une association, Samidoun, qui est une sorte de pieuvre qui permet à d'autres associations, comme Students for justice in Palestine ou Urgence Palestine, de s'étendre. Ce réseau, qui est interdit en Allemagne depuis octobre 2023 pour ses liens avérés avec le Hamas et classé sur la liste des organisations terroristes par les États-Unis et le Canada, a très largement sévi sur notre territoire, dans de nombreuses réunions, y compris avec des élus de la République, à Ivry-sur-Seine, à Corbeil-Essonnes, à Fontenay-sous-Bois ou à Aubervilliers. Que faudrait-il faire pour que Samidoun soit dissoute comme l'ont été Barakacity ou le CCIF ?
Ces associations sont particulièrement actives auprès de la jeunesse, qui constitue leur cible privilégiée. La troisième phase comportera-t-elle un volet spécifique aux jeunes ?
Pour avoir été corapporteure d'une mission sur l'islamisme dans le sport, j'ai pu constater que les dérives communautaires islamistes existent et qu'elles prennent des formes très variées – port d'un couvre-chef, prières dans les établissements sportifs, refus de serrer la main à un arbitre, refus de s'incliner, prosélytisme avec adaptation du calendrier, etc. Dans le sport institué, on a observé que le port en compétition d'un signe ou d'une tenue manifestant une appartenance religieuse est tantôt interdit aux personnels des fédérations et aux membres de l'équipe de France, tantôt autorisé, chacune des 118 fédérations fixant sa propre règle. La grande majorité autorise le port du voile et n'agit pas sur les dérives éventuelles. Cette hétérogénéité des règles produit des situations confuses voire absurdes. Les fédérations elles-mêmes nous ont dit qu'elles avaient besoin que les règles soient clarifiées et harmonisées. C'est pourquoi il est nécessaire de légiférer, comme le Sénat a commencé à le faire.
M. Laurent Nuñez, ministre. S'agissant de Samidoun et des autres associations, nous travaillons au cas par cas pour voir en quoi le projet de dissolution est fondé : nous regardons s'il y a des discours d'incitation à la haine, à la violence, à la discrimination voire des menaces et des risques de troubles à l'ordre public. Nous travaillons structure par structure. Je vous confirme que nous sommes extrêmement attentifs aux agissements de Samidoun – c'est tout ce que je peux vous dire dans la mesure où nous ne sommes pas à huis clos.
Il est évident qu'il faudra mettre l'accent sur la jeunesse. Nous attendons des imams et des responsables de la communauté musulmane qu'ils intensifient leur message prônant le respect des valeurs de la République.
Sans vouloir parler au nom de la ministre des sports, je partage votre point de vue : il faut harmoniser les règles des fédérations, sachant que le séparatisme et l'entrisme ne passent pas que par le port d'un signe religieux pendant les compétitions. Certaines ligues de football nous ont rapporté l'existence de clubs strictement communautaires, ce qui est un vrai problème.
C'est important pour moi de vous présenter l'historique de tout ce qui a été accompli, tout en discutant de ce qui reste à faire. Vous avez compris la complexité du sujet, tant du point de vue juridique que pédagogique. Néanmoins, je suis convaincu qu'il y a un chemin. Ma responsabilité en tant que ministre de l'intérieur et des cultes est de maintenir la cohésion de notre pays, un souci qui a toujours guidé ma vie, aussi bien personnelle que professionnelle. C'est cet effort commun vers le vivre-ensemble qui fait grandir et non pas de bafouer les règles de la République, qui doivent s'imposer en toutes circonstances.
M. le président Xavier Breton. Monsieur le ministre, nous vous remercions pour ces échanges très intéressants. Vous pourrez les compléter par écrit, en répondant au questionnaire qui vous a été transmis ou si vous disposez d'éléments additionnels.
source https://www.assemblee-nationale.fr, le 4 décembre 2025