Luttes citoyennes et gestion internationale de l'eau (3/3)

Actualité de la vie publique - Podcast - N° 57

Temps de lecture  10 minutes 20 secondes

Par : La Rédaction

Podcast

Quelles sont les conséquences de la raréfaction de l’eau pour les populations qui en sont victimes ? De quelle manière les différentes crises et les mobilisations citoyennes ont-elles conduit à repenser notre rapport à la ressource ? Comment s’organise la gouvernance de l’eau à l’échelle internationale ? Quelles sont les principales règles définies par le droit international concernant l’eau ?

Luttes citoyennes et gestion internationale de l'eau (3/3)

[GENERIQUE] 

Vous écoutez « L’Actualité de la vie publique », un podcast du site Vie-publique.fr. 
Signature sonore Guillemette : Bonjour à tous, 
Bonjour « Patrice » 
Patrice : Bonjour « Guillemette » 
Introduction Guillemette : La loi du 16 décembre 1964 est la première grande loi française sur l’eau. Ce texte qui met en place un système de gestion de la ressource novateur pour l’époque fait la promotion d’une « gestion globale de l’eau » dans l’intérêt de tous les usagers. Complété en 1992 par une nouvelle loi, le système d’organisation institué en 1964 va servir de modèle pour la gestion de l’eau dans d’autres pays et inspirer la législation européenne. 
A l’occasion du 60e anniversaire de cette loi, voici une nouvelle série de « L’Actualité de la vie publique » consacrée à la politique publique de l’eau. 
Au sommaire de ce troisième et dernier épisode : « Luttes citoyennes et gestion internationale de l’eau ». 
Guillemette : D’après un rapport de l’Unesco publié en 2024, un quart de la population mondiale est aujourd’hui privée d’accès à l’eau potable. Peut-on dire que cette ressource se raréfie ? Quelles en sont les conséquences ? 
Patrice : Les chiffres du rapport le montrent : entre deux et trois milliards de personnes connaissent des pénuries d’eau pendant au moins un mois par an. Entre 2002 et 2021, les sécheresses ont touché plus de 1,4 milliard de personnes. Le dérèglement climatique menace d’augmenter encore la fréquence et la gravité des pénuries. Les conséquences de la raréfaction de la ressource en eau sont nombreuses : détérioration des conditions de vie des populations, hausse de l’insécurité alimentaire, risques sanitaires... Le stress hydrique est aussi une source importante de conflits locaux et régionaux. 
Guillemette : Dans ce contexte, comment évolue notre consommation d’eau au niveau mondial ? Patrice : En 30 ans, la croissance démographique et l’augmentation du niveau de vie ont entraîné le doublement de la consommation d’eau au niveau mondial. D’ici à la moitié du siècle, la demande globale d’eau devrait s’accroître de 10 à 12%. Les habitudes alimentaires tendant à s’homogénéiser et à suivre celles des pays développés, très consommatrices en eau, les besoins nécessaires pour l’ensemble de la planète devraient augmenter fortement. 
Guillemette : Cette tension entre les besoins et les ressources en eau a-t-elle déjà donné lieu à des conflits, en France par exemple ? 
Patrice : Bien sûr ! D’ailleurs, les conflits autour de l’eau ne concernent pas uniquement la rareté de la ressource. La gestion de l’eau englobe de nombreuses problématiques potentiellement conflictuelles. À la fin des années 1980, par exemple, un collectif de riverains de la Loire, rejoint par des associations écologistes, s’est opposé au projet d’aménagement du fleuve. La bataille a duré près de dix ans. Cette mobilisation fait partie des luttes environnementales majeures de la fin du XXe siècle. Plus récemment, en 2023, de violents affrontements ont eu lieu entre les forces de l’ordre et des manifestants écologistes contre les projets de méga bassine dans les Deux-Sèvres. Ces gigantesques réservoirs d’eau sont accusés par leurs opposants de privatiser une ressource commune, au profit d’une agriculture intensive et productiviste. A Vittel, Volvic, Grigny ou Montagnac, des luttes similaires ont eu lieu. Elles visent la privatisation des ressources en eau par les multinationales. 
Guillemette : Il s’agit donc de lutter contre des intérêts économiques d’envergure internationale. D’autres mouvements de ce type ont-ils eu lieu autre part en Europe ? 
Patrice : L’exemple de l’Italie est également symbolique. Dans les années 2000, des organisations de la société civile se sont opposées aux tentatives de privatisation des services publics locaux, dont l’eau, par le gouvernement Berlusconi. Un référendum d’initiative populaire a même été organisé, en 2011, pour abroger un décret qui visait notamment à ouvrir le secteur de l’eau à la concurrence. Depuis, certaines villes comme Naples ont réintégré la gestion de l’eau dans le cadre des services municipaux. Mais ce mode de gestion est actuellement remis en cause par le gouvernement Meloni, qui souhaiterait par exemple ouvrir à la concurrence le contrat de gestion de l’eau de la région des Pouilles – située au sud de l’Italie - qui arrivera à échéance en 2025. Guillemette : Ces différentes crises et mobilisations citoyennes ont-elles conduit à une évolution des représentations de la ressource en eau ? Ne tendons-nous pas à pas repenser notre rapport à l’eau et plus généralement à la nature ? 
Patrice : En effet ! Les mouvements comme ceux que nous venons d’évoquer contestent non seulement la privatisation et les atteintes au cycle de l’eau, mais aussi la façon dont les décisions politiques sont prises. Souvent accompagnés par des chercheurs en sciences du vivant et en sciences sociales, de plus en plus de citoyens à travers le monde remettent en cause cette représentation de l’eau, vieille de plus de deux siècles, comme une ressource illimitée que l’on peut exploiter. 
Guillemette : Quelles pistes sont envisagées pour mettre en œuvre ces nouvelles approches ? Patrice : D’abord, en France, il semble nécessaire de modifier la composition des parlements de l’eau. Ces assemblées délibératives déployées à l’échelle locale sont souvent critiquées pour le déséquilibre du rapport de force, entre des acteurs privés, parfois très puissants et des défenseurs de l’environnement. Ensuite, il s’agit de mieux suivre et contrôler la pollution de l’eau, afin d’appliquer de façon plus juste le principe du pollueur-payeur. Il faudrait également donner plus de pouvoir politique aux instances locales, afin d’adapter l’aménagement du territoire à l’état de la ressource, ce qu’empêche une gestion trop centralisée, déconnectée des besoins du terrain. Ces dernières années, des initiatives ont eu lieu à l’échelle locale, telles que la convention citoyenne sur la transition écologique organisée en 2023, dans le département de la Haute Garonne. 
Guillemette : Et au niveau international ? 
Patrice : Au niveau international, on observe des réflexions similaires. Dès les années 1970, en Californie, un nouveau courant de pensée émerge : le « biorégionalisme ». Ce nouveau concept vise à redéfinir les espaces politiques, non pas sur la base des frontières administratives, mais sur celle des ressources naturelles et de leur répartition sur le territoire. Autre exemple, ces dernières années, une vingtaine de pays comme la Nouvelle-Zélande et certains États de l’Inde ont accordé une personnalité juridique à des fleuves ou à des rivières. Cette révolution juridique, bien loin du paradigme des sociétés occidentales, est généralement portée par les populations autochtones, qui tentent de faire valoir une relation de proximité avec la ressource. 
Guillemette : Comment s’organise la gouvernance de l’eau à l’échelle internationale ? 
Patrice : La communauté internationale a longtemps considéré que les questions liées au manque d’eau ou aux difficultés d’accès à la ressource ne concernaient essentiellement que des pays en développement ou désavantagés du point de vue de la situation géographique et donc, que ces problèmes n’avaient pas une dimension globale, comme c’est le cas pour le changement climatique ou la biodiversité. C’est ce qui explique qu’entre la grande conférence des Nations unies sur l’eau organisée à Mar del Plata en Argentine, en 1977, et la deuxième grande conférence globale organisée à New-York, en mars 2023, il se soit écoulé plus de 45 ans. Pourtant, selon l’ONU, 2,3 milliards de personnes vivent, aujourd’hui, dans des pays affectés par des pénuries d’eau à un moment ou un autre de l’année. Et ce problème de stress hydrique extrêmement élevé ne fait que s’aggraver avec les effets du réchauffement climatique. 
[Intervention. Guillemette. L’eau douce n’est donc pas vraiment un sujet de préoccupation pour les grandes instances internationales ?] 
Patrice : Non ! Ce serait inexact de dire cela car pour plusieurs institutions spécialisées des Nations unies (l’Unesco, l’Unicef, etc.), l’eau constitue un enjeu majeur. L’accès à l’eau et à l’assainissement sont d’ailleurs un objectif de développement durable pour la période 2015-2030 et l’accès à l’eau potable figure parmi les droits fondamentaux. De nombreux forums mondiaux de l’eau ont également été organisés depuis les années 1990. Cependant, l’ONU n’a pas créé de programme ou de fonds spécialisés pour l’eau. Il n’y a pas non plus aujourd’hui de COP sur les sujets de l’eau douce, comme il y en a pour le climat ou la biodiversité. Et enfin, il n’existe pas non plus, jusqu’à ce jour, de traité global sur l’eau. 
Guillemette : L’eau est pourtant un bien commun global, n’est-ce pas ? 
Patrice : Oui Guillemette ! Si l’eau douce présente les caractéristiques d’un bien territorial, parce qu’elle est localisée dans une nappe phréatique ou un bassin hydrographique précis, elle est aussi un bien global car les cours d’eau comme les nappes sont parfois transfrontaliers. Et puis, l’eau douce circule selon un cycle naturel qui se répète indéfiniment de la mer à l’atmosphère, puis de la terre à la mer, ignorant les frontières entre États. 
[Intervention. Guillemette. L’eau en tant que bien commun global a donc besoin pour sa gestion d’un cadre international, n’est-ce pas ?] 
Patrice : Oui ! Une gestion raisonnée de la ressource ne peut être menée efficacement que dans un cadre institutionnel défini à l’échelon international. Il est également indispensable de mobiliser des financements à ce niveau et d’adopter, comme pour tout bien commun global, « un esprit de communauté » à l’échelle planétaire, car l’eau est une ressource vitale pour tous. Guillemette : Quelles sont les principales règles définies par le droit international concernant l’eau ? 
Patrice : La Convention des Nations unies pour la gestion des cours d’eau internationaux a consacré plusieurs principes, notamment l’obligation de ne pas causer de dommages significatifs aux eaux des bassins versants transfrontaliers ou bien celle de coopérer de façon équitable entre États qui partagent des ressources hydriques communes. Cette coopération est encouragée à travers des programmes et des financements de l’ONU ou de la Banque mondiale. Mais il n’y a aujourd’hui encore aucun instrument international de régulation ou de contrôle. Face aux enjeux globaux actuels concernant l’eau, une solution pour la gérer de façon efficace, pourrait être de lui accorder sur le plan juridique un statut international, c’est-à-dire internationaliser l’eau. [Intervention. 
Guillemette. Et qu’en est-il des « guerres de l’eau » ou du risque de conflits armés entre États, c’est un sujet traité assez souvent depuis quelques années par les médias ?] 
Patrice : Alors si l’eau constitue pour les États des régions touchées par sa raréfaction un enjeu stratégique. Jusqu’à aujourd’hui, les conflits armés déclenchés à son sujet ont été très rares. Des chercheurs américains spécialisés sur cette question n’en ont dénombré que quatre au cours des soixante-dix dernières années. Le droit international est d’ailleurs sans ambiguïté à ce propos, l’utilisation de l’eau comme une arme ou une atteinte militaire à la ressource en eau est considérée comme un crime de guerre. En dépit de tensions qui peuvent être vives entre certains États, comme c’est le cas depuis une décennie dans le bassin versant du Nil entre l’Egypte, le Soudan et l’Ethiopie, c’est, afin d’éviter les conflits à propos de la ressource, la coopération qui domine entre pays riverains. On compte ainsi dans le monde des milliers d’accords et de traités de coopération qui ont été conclus entre Etats. 
Fin de l’épisode : Guillemette : Merci beaucoup « Patrice » ! Si la politique de l’eau conserve naturellement une dimension locale, on le voit, les défis à relever aujourd’hui pour une gestion raisonnée de la ressource se situent clairement sur une échelle globale. Enfin associer pleinement les citoyens à la gestion de cette ressource essentielle semble plus que jamais indispensable. Vous pouvez réécouter gratuitement les trois épisodes de cette série sur vos plateformes préférées et notre chaîne YouTube. N’hésitez pas à vous y abonner ! Et pour en savoir plus, RDV sur notre site internet Vie-publique.fr et nos réseaux sociaux. On se retrouve très bientôt ! Au revoir « Patrice », au revoir à tous ! 
[Patrice : Au revoir !]

Sources

· H. Arambourou, S. Ferrière et M. Oliu-Barton (2024), « Prélèvements et consommations d’eau : quels enjeux et usages ? », La note d’analyse, France Stratégie n° 136, avril 16 avril
· R. Barbier et S. Fernandez (2024), « L’eau en commun », La vie des idées, 16 avril
· D. Blanchon (2024), « Quelles crises de l’eau ? », La vie des idées, 24 mars
· V. David (2017), « La nouvelle vague des droits de la nature. La personnalité juridique reconnue aux fleuves Whanganui, Gange et Yamuna », Revue juridique de l’environnement,
n° 3
· B. Drobenko (2015), sous la dir., La loi sur l’eau de 1964 : bilans et perspectives, Éditions Johanet
· M. Goar (2024), « Eau : avec une ressource en baisse et des consommations en hausse. Les tensions sur l’eau vont s’accroître en France », Le Monde, 18 avril
· P. Guéna (2024), « Déjouer la fin de l’eau », entretien avec Simon Porcher, La vie des idées, 26 juillet 2024
· L’eau dans la ville, hors-série, Le Monde
· C. Legros (2024), « La démocratie de l’eau, une promesse inachevée », Le Monde,
7 septembre
· C. Legros (2024), « Les batailles d’eau », Six entretiens, Séries d’été (juillet), Le Monde
· S. Porcher (2024), La fin de l’eau, Éditions Fayard20 mars
· F. Taylan (2018), « Droits des peuples autochtones et communs environnementaux : le cas du fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande », Responsabilité et Environnement – Annales des Mines, n° 92, octobre
· M. Valo (2024), « Mégabassines : où en est la ruée vers l’or bleu ? », Le Monde, 18 juillet
· Centre d’information sur l’eau https://www.cieau.com/
· Eau France (le service public d’information sur l’eau) https://www.eaufrance.fr/
· Observatoire national des services d’eau et d’assainissement https://www.services.eaufrance.fr/
· Office français de la biodiversité https://www.ofb.gouv.fr/

 

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