Texte intégral
Après la crise au Kosovo : l'Europe et les Balkans
Je suis très heureux d'être parmi vous ce matin. Je remercie le président Jacques Baumel de m'avoir convié à débattre, parmi d'éminents spécialistes, de la crise du Kosovo. Ou plutôt de l'après-crise, puisqu'entre le moment où vous me proposiez d'intervenir et aujourd'hui, un accord de paix est intervenu. Ce qui va nous permettre de parler de reconstruction dans les Balkans et de la place de ceux-ci en Europe de façon moins hypothétique qu'il y a encore quelques semaines. En effet, l'accord signé le 9 juin dernier a permis de trouver une issue au conflit sur les bases que je rappelle mais que vous connaissez tous :
- le retrait du Kosovo des forces de Belgrade ;
- le désarmement de l'UCK ;
- la mise en place d'une force internationale de paix, la "Kosovo FORce" ou KFOR ;
- et bien sûr l'arrêt des frappes aériennes.
La paix est là. Mais pas encore la stabilité politique ni la tranquillité des personnes. Les crimes hanteront encore longtemps les mémoires ; les destructions imprimeront durablement les paysages des Balkans.
Cependant, d'ores et déjà, les réfugiés kosovars veulent rentrer chez eux. Quelques deux cent mille l'ont fait en quelques jours malgré les dangers encourus. C'est pourquoi la reconstruction politique et économique du Kosovo est urgente et cruciale. C'est le prochain défi qui nous attend.
Avant d'aborder cet après-crise, la reconstruction et ce qu'elle implique pour nous Européens, je voudrais revenir sur deux points à retenir de ce conflit :
- premier point : ce conflit, l'Alliance y a participé au nom de valeurs, celles de la liberté et des Droits de l'Homme. Ceci me paraît fondamental : les considérations éthiques n'ont pas été simplement la rationalisation morale d'une approche géopolitique. C'est bien pourquoi nous ne nous sommes jamais considérés en guerre contre le peuple serbe. Aucun esprit de conquête n'a guidé notre action. Simplement : éthique et politique se sont complétées et renforcées pour la conduite de celle-ci.
- second point : ce conflit aura fait progresser, j'en suis convaincu, la dimension "identitaire" de la construction de la grande Europe.
D'abord parce qu'il nous aura rappelé, s'il en était besoin, avec force et même avec violence, que les Balkans - cette "autre Europe", cette "Europe kidnappée" pour reprendre l'expression de Kundera - appartiennent bien à notre continent. Les Français, traditionnellement fâchés avec la géographie, savent dorénavant la proximité de Tirana, Skopje, Belgrade ou Pristina
Ensuite parce que les pays de l'Union européenne, en décidant d'agir, y compris par la force, ont clairement montré qu'ils ne passeraient pas le siècle en reproduisant l'erreur tragique qui avait coûté si cher à notre continent par le passé : celle de ne pas intervenir contre l'épuration ethnique. Cette volonté collective confirme, à mes yeux, le sentiment d'une communauté de destin.
Enfin parce que l'Europe a été, quoi qu'on en dise, un élément moteur de toutes les étapes de ce conflit. C'était déjà clair dans l'enclenchement de l'action militaire et dans la mobilisation humanitaire, cela va devenir évident dans la reconstruction que je souhaite aborder maintenant.
I - Le cadre stratégique, politique et économique de la reconstruction, c'est le Pacte de stabilité pour l'Europe du Sud-Est. Adopté le 10 juin dernier à Cologne par les ministres de vingt-sept pays comprenant les Etats-membres de l'Union européenne, les Etats-Unis, la Russie, et les pays de la région à l'exception de la République fédérale de Yougoslavie, il représente un véritable succès pour l'Union européenne.
Celle-ci en avait pris l'initiative. Elle se voit donc confier une responsabilité de premier plan dans la mise en oeuvre du Pacte, qui constitue au demeurant l'une des premières grandes réalisations de la politique étrangère et de sécurité commune prévue dans le Traité d'Amsterdam.
L'objectif est l' "européanisation des Balkans", formule qu'avait employé d'ailleurs en plein coeur de la crise Ismaël Kadare dans un très bel article publié dans Le Monde.
Il s'agit de promouvoir la stabilisation du Sud-Est de l'Europe, fondée sur l'intangibilité des frontières, le développement de l'Etat de droit et le respect du droit des minorités.
Autrement dit, garantir l'ancrage européen d'une région traditionnellement instable. Créer les conditions politiques, économiques et de sécurité d'une intégration des Balkans à l'Union. Il va de soi que la Serbie n'est pas exclue de ce pacte. Mais sa participation est prévue sous conditions préalables et constituera, le moment venu, le point d'application d'une volonté politique de l'Union européenne.
C'est parce que nous ne voulons pas enfermer le peuple serbe dans l'impasse dans laquelle il s'est malheureusement laissé entraîner depuis dix ans, que nous souhaitons offrir une perspective européenne à la Yougoslavie et à tous ses citoyens.
Cette promesse européenne ne pourra naturellement se réaliser que lorsque le peuple serbe aura rompu avec l'ultra-nationalisme et la violence, avec les théories ethniques et la tentation de la guerre. Nous voulons aujourd'hui croire qu'il est proche d'y parvenir.
Le Pacte prévoit un cadre ambitieux de coopération dans l'ensemble des domaines-clés pour la stabilité régionale: dimension politique comprenant la démocratisation et les droits de l'homme, questions de sécurité, coopération économique.
L'objectif exige une volonté politique forte et l'engagement de moyens considérables. Le texte du Pacte, tel qu'adopté par les ministres, constitue en fait le point de départ d'un processus de longue haleine. Le prochain sommet ministériel, qui devrait être convoqué à Sarajevo, en juillet prochain, aura ainsi pour objet d'initier concrètement ce processus.
A l'Union européenne reviendra la principale responsabilité de la mise en oeuvre du Pacte, ainsi que la mise en place d'une "table régionale Europe du Sud-Est" recouvrant trois tables de travail thématiques (démocratie, sécurité, reconstruction).
- S'agissant de la sécurité, l'accent devrait être particulièrement mis sur la lutte contre la criminalité organisée, et sur le contrôle aux frontières. Ceci pourrait être mené dans le cadre de l'assistance technique générale prodiguée par l'Union.
- Pour ce qui est de la démocratisation et des Droits de l'Homme, il conviendrait de renforcer considérablement l'assistance de l'Union à la formation d'une société civile partageant les valeurs européennes. L'expérience de la Bosnie-Herzégovine souligne la priorité accordée par l'ensemble des donateurs à la reconstruction physique, au détriment de la mise en place de systèmes éducatifs et de santé satisfaisants, d'une administration, tant au niveau central que local, de l'appui au système judiciaire, du développement des échanges, par exemple entre scientifiques... Sur le long terme, il s'agit de points cruciaux. L'Union européenne, par les instruments dont elle dispose, est à même de jouer ce rôle, par exemple en mettant en place plus de bourses pour les étudiants, en ouvrant certains programmes communautaires à ces pays, en étendant les activités de la Fondation européenne de Turin pour la formation à l'ensemble des Balkans, en renforçant encore les moyens du programme Tempus, etc.
- En matière d'appui au développement et à la reconstruction, l'Union doit garder pour objectif l'aide à l'ouverture aux marchés extérieurs. Dans ce domaine peut être plus que dans d'autres, la différence des besoins doit être pleinement pris en compte. Ainsi la reconstruction est-elle l'objectif numéro un au Kosovo ; elle sera une priorité dans la RFY démocratique de demain ; le désenclavement est essentiel en Albanie; les besoins de la Croatie sont plus évolués (appui à la mise en place des réformes structurelles, assistance technique pour l'adoption de législations conformes à l'acquis communautaire dans le domaine du marché intérieur...) ; la Macédoine constitue une situation intermédiaire. C'est donc, avec un dosage propre à chaque pays, l'ensemble des instruments de l'Union qui doivent être mobilisés (aide humanitaire, assistance technique, appui macrofinancier, instruments contractuels...).
II - Dans ce cadre général, la reconstruction du Kosovo a, bien entendu, une dimension spécifique.
Le Kosovo va être placé sous une administration provisoire des Nations unies. La MINUK se met actuellement en place. Coordonnée par le représentant spécial du Secrétaire général de l'ONU, elle s'appuiera sur quatre "piliers" : le HCR, chargé de la protection des réfugiés, l'Union européenne, chargée de la reconstruction, l'OSCE qui devra contribuer à la mise en place de l'Etat de droit, l'ONU enfin - à travers ses différentes agences et ses programmes - pour toutes les autres tâches.
A ce jour, les coûts de la reconstruction sont évalués par l'Union européenne à près de 4 milliards d'euros tandis que le président de la Banque mondiale que je rencontrais hier parlait de coûts s'élevant à 2,2 milliards de dollars. Des évaluations plus précises seront connues dans les tous prochains jours.
Pour l'Union européenne qui pourrait financer environ la moitié de ces actions, l'"opérateur" sur le terrain sera l'Agence européenne de reconstruction du Kosovo. Celle-ci, constituée pour une période limitée - sans doute deux ou trois ans - devrait être opérationnelle à Pristina en septembre. En attendant, une task force européenne préfigurant l'Agence devrait fonctionner dès le début juillet à Skopje.
La tâche sera lourde et difficile. Mais là encore, je vois dans la volonté européenne de coordonner les actions de reconstruction et de s'en donner les moyens (on parle de trois cents personnes pour l'Agence et du déblocage rapide d'une première tranche d'environ 170 millions d'euros pour la reconstruction), une réelle volonté de progresser par rapport à l'approche qui avait prévalu pour la Bosnie.
III - Mais tous ces efforts resteront vains si nous n'arrivons pas à établir un nouveau dialogue entre les "sociétés civiles".
En effet, qui peut croire que la stabilité de la zone, la sécurité des personnes, la capacité des hommes, des femmes et des enfants à surmonter les traumatismes vécus, relèvent de la simple addition, certes indispensable, de la fourniture de matériaux de construction, de semences agricoles ou de kits scolaires? La solidarité est une nécessité, mais elle ne réglera pas les tensions terribles qui vont traverser ces sociétés déchirées.
Faire vivre ensemble des communautés séparées aujourd'hui par la haine, voilà bien la tâche la plus difficile. Elle demandera que se lèvent au sein de ces communautés bien des personnalités remarquables, volontaires d'un vrai "projet d'humanité".
Que pouvons-nous faire pour favoriser cette émergence ? Nul n'en a la recette mais je voudrais, en tant que ministre délégué à la Coopération, en rappeler une voie. Celle de coopérations directes entre acteurs de la société civile ici et des sociétés civiles là-bas. C'est aussi par les échanges de ce type que la démocratie se construira dans les Balkans parce que ce sont des relations ténues et de proximité qui pourront se tisser.
Le ministère des Affaires étrangères a créé, au moment de la réforme de la coopération française, une importante mission destinée à favoriser la coopération "hors l'Etat". Au plus fort de la crise, on a pu constater le travail indispensable fourni par les ONG à qui je veux rendre ici à nouveau hommage pour le travail qu'elles ont effectué aux moments les plus douloureux du conflit. Ce sont aussi les collectivités locales françaises qui, dès le départ, se sont mobilisées d'abord pour l'aide d'urgence, l'aide humanitaire, et maintenant la reconstruction et le développement.
Le foisonnement des offres des collectivités a été tel qu'un besoin de coordination s'est très vite fait sentir. D'où la création d'une cellule "Partenariat-collectivités locales Balkans" au sein du ministère pour aider au montage des projets et des financements. Elle travaille quotidiennement avec les associations de fédérations d'élus (ADF, ARF, AMF). Déjà plusieurs dizaines de projets sont en train d'être montés en Albanie et en Macédoine. Je souhaite qu'on n'oublie pas non plus le Monténégro.
Plus de cinquante projets de parrainage ont été proposés par des communes françaises. J'en citerai quelques-uns à titre d'exemple :
- La région PACA et la ville de Marseille dans le domaine de la réfection du système d'adduction d'eau ;
- Le Conseil général de la Loire et Hôpitaux Sans Frontière vont reconstruire l'hôpital d'Elbassan ;
- L'ARF (Association des Régions de France) travaille sur des projets de formation professionnelle, notamment dans le bâtiment, et d'éducation des jeunes. Elle s'est engagée à aider à la remise en marche des lycées au Kosovo.
Mais la société civile, ce sont aussi, bien sûr, les entreprises françaises que nous encouragerons à se mobiliser et à s'impliquer dans la reconstruction. Certaines d'entre elles sont déjà présentes, notamment dans les secteurs de l'eau, des télécoms, de l'électricité et du BTP.
Le ministère des Affaires étrangères a sur le même principe que pour les collectivités locales, créé une "cellule entreprises". Il n'est pas le seul ministère, ni d'ailleurs le seul organisme à avoir identifié spécifiquement ce rôle des entreprises dans la reconstruction du Kosovo et de l'aide économique aux Balkans. La Caisse des Dépôts et le MEDEF ont ainsi fait de même et l'on ne peut que s'en réjouir.
Mesdames et Messieurs,
Je souhaiterais conclure sur la question de l'élargissement. Comme je le faisais remarquer dans mon propos introductif, la crise du Kosovo nous rappelé que les Balkans appartenaient à l'Europe. Ce qui pose à terme la question de leur adhésion à l'Union européenne.
On ne peut pas à la fois expliquer que l'Europe est une solution et en même temps ne pas ouvrir, même si c'est à long terme et avec des conditions exigeantes, la perspective d'adhésion aux pays des Balkans. C'est une vraie question de réflexion et de débat. Où s'arrête la construction européenne ? Et quelles sont les limites à l'intégration du continent ?
Jacques Delors a dit un jour de l'Europe qu'elle était un "objet non identifié". Peut être, comme l'écrivait Pierre Hasner "la communauté européenne est condamnée à rester ambiguë dans son rapport à la géographie".
Malgré ces interrogations, je reste pour ma part persuadé que la réconciliation de tous les peuples européens demeure possible et que, surtout, cette réconciliation est favorisée par la promesse d'un avenir commun au sein d'une Europe pacifique, démocratique et prospère.
Voilà, Mesdames et Messieurs, je n'ai pas voulu, dans cet exposé, rappelé tout ce que notre pays avait fait dans le cadre de ses efforts diplomatiques, de son action humanitaire, de son action militaire ou comptait faire pour la reconstruction. Ce n'était pas le sujet de vos travaux qui vont porter plutôt sur l'Europe. Mais je me dois ici de rappeler que cet effort a été tout à fait exceptionnel et qu'au sein de l'Europe comme aux yeux du monde, la France a parfaitement tenu son rang. Et qu'avec ses partenaires européens, elle a su éviter le jugement qu'Alexis de Tocqueville portait sur les pays du vieux continent : "les nations fatiguées de longs efforts acceptent qu'on les dupe, pourvu qu'on les repose".
Je vous remercie.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 29 juin 1999)
Je suis très heureux d'être parmi vous ce matin. Je remercie le président Jacques Baumel de m'avoir convié à débattre, parmi d'éminents spécialistes, de la crise du Kosovo. Ou plutôt de l'après-crise, puisqu'entre le moment où vous me proposiez d'intervenir et aujourd'hui, un accord de paix est intervenu. Ce qui va nous permettre de parler de reconstruction dans les Balkans et de la place de ceux-ci en Europe de façon moins hypothétique qu'il y a encore quelques semaines. En effet, l'accord signé le 9 juin dernier a permis de trouver une issue au conflit sur les bases que je rappelle mais que vous connaissez tous :
- le retrait du Kosovo des forces de Belgrade ;
- le désarmement de l'UCK ;
- la mise en place d'une force internationale de paix, la "Kosovo FORce" ou KFOR ;
- et bien sûr l'arrêt des frappes aériennes.
La paix est là. Mais pas encore la stabilité politique ni la tranquillité des personnes. Les crimes hanteront encore longtemps les mémoires ; les destructions imprimeront durablement les paysages des Balkans.
Cependant, d'ores et déjà, les réfugiés kosovars veulent rentrer chez eux. Quelques deux cent mille l'ont fait en quelques jours malgré les dangers encourus. C'est pourquoi la reconstruction politique et économique du Kosovo est urgente et cruciale. C'est le prochain défi qui nous attend.
Avant d'aborder cet après-crise, la reconstruction et ce qu'elle implique pour nous Européens, je voudrais revenir sur deux points à retenir de ce conflit :
- premier point : ce conflit, l'Alliance y a participé au nom de valeurs, celles de la liberté et des Droits de l'Homme. Ceci me paraît fondamental : les considérations éthiques n'ont pas été simplement la rationalisation morale d'une approche géopolitique. C'est bien pourquoi nous ne nous sommes jamais considérés en guerre contre le peuple serbe. Aucun esprit de conquête n'a guidé notre action. Simplement : éthique et politique se sont complétées et renforcées pour la conduite de celle-ci.
- second point : ce conflit aura fait progresser, j'en suis convaincu, la dimension "identitaire" de la construction de la grande Europe.
D'abord parce qu'il nous aura rappelé, s'il en était besoin, avec force et même avec violence, que les Balkans - cette "autre Europe", cette "Europe kidnappée" pour reprendre l'expression de Kundera - appartiennent bien à notre continent. Les Français, traditionnellement fâchés avec la géographie, savent dorénavant la proximité de Tirana, Skopje, Belgrade ou Pristina
Ensuite parce que les pays de l'Union européenne, en décidant d'agir, y compris par la force, ont clairement montré qu'ils ne passeraient pas le siècle en reproduisant l'erreur tragique qui avait coûté si cher à notre continent par le passé : celle de ne pas intervenir contre l'épuration ethnique. Cette volonté collective confirme, à mes yeux, le sentiment d'une communauté de destin.
Enfin parce que l'Europe a été, quoi qu'on en dise, un élément moteur de toutes les étapes de ce conflit. C'était déjà clair dans l'enclenchement de l'action militaire et dans la mobilisation humanitaire, cela va devenir évident dans la reconstruction que je souhaite aborder maintenant.
I - Le cadre stratégique, politique et économique de la reconstruction, c'est le Pacte de stabilité pour l'Europe du Sud-Est. Adopté le 10 juin dernier à Cologne par les ministres de vingt-sept pays comprenant les Etats-membres de l'Union européenne, les Etats-Unis, la Russie, et les pays de la région à l'exception de la République fédérale de Yougoslavie, il représente un véritable succès pour l'Union européenne.
Celle-ci en avait pris l'initiative. Elle se voit donc confier une responsabilité de premier plan dans la mise en oeuvre du Pacte, qui constitue au demeurant l'une des premières grandes réalisations de la politique étrangère et de sécurité commune prévue dans le Traité d'Amsterdam.
L'objectif est l' "européanisation des Balkans", formule qu'avait employé d'ailleurs en plein coeur de la crise Ismaël Kadare dans un très bel article publié dans Le Monde.
Il s'agit de promouvoir la stabilisation du Sud-Est de l'Europe, fondée sur l'intangibilité des frontières, le développement de l'Etat de droit et le respect du droit des minorités.
Autrement dit, garantir l'ancrage européen d'une région traditionnellement instable. Créer les conditions politiques, économiques et de sécurité d'une intégration des Balkans à l'Union. Il va de soi que la Serbie n'est pas exclue de ce pacte. Mais sa participation est prévue sous conditions préalables et constituera, le moment venu, le point d'application d'une volonté politique de l'Union européenne.
C'est parce que nous ne voulons pas enfermer le peuple serbe dans l'impasse dans laquelle il s'est malheureusement laissé entraîner depuis dix ans, que nous souhaitons offrir une perspective européenne à la Yougoslavie et à tous ses citoyens.
Cette promesse européenne ne pourra naturellement se réaliser que lorsque le peuple serbe aura rompu avec l'ultra-nationalisme et la violence, avec les théories ethniques et la tentation de la guerre. Nous voulons aujourd'hui croire qu'il est proche d'y parvenir.
Le Pacte prévoit un cadre ambitieux de coopération dans l'ensemble des domaines-clés pour la stabilité régionale: dimension politique comprenant la démocratisation et les droits de l'homme, questions de sécurité, coopération économique.
L'objectif exige une volonté politique forte et l'engagement de moyens considérables. Le texte du Pacte, tel qu'adopté par les ministres, constitue en fait le point de départ d'un processus de longue haleine. Le prochain sommet ministériel, qui devrait être convoqué à Sarajevo, en juillet prochain, aura ainsi pour objet d'initier concrètement ce processus.
A l'Union européenne reviendra la principale responsabilité de la mise en oeuvre du Pacte, ainsi que la mise en place d'une "table régionale Europe du Sud-Est" recouvrant trois tables de travail thématiques (démocratie, sécurité, reconstruction).
- S'agissant de la sécurité, l'accent devrait être particulièrement mis sur la lutte contre la criminalité organisée, et sur le contrôle aux frontières. Ceci pourrait être mené dans le cadre de l'assistance technique générale prodiguée par l'Union.
- Pour ce qui est de la démocratisation et des Droits de l'Homme, il conviendrait de renforcer considérablement l'assistance de l'Union à la formation d'une société civile partageant les valeurs européennes. L'expérience de la Bosnie-Herzégovine souligne la priorité accordée par l'ensemble des donateurs à la reconstruction physique, au détriment de la mise en place de systèmes éducatifs et de santé satisfaisants, d'une administration, tant au niveau central que local, de l'appui au système judiciaire, du développement des échanges, par exemple entre scientifiques... Sur le long terme, il s'agit de points cruciaux. L'Union européenne, par les instruments dont elle dispose, est à même de jouer ce rôle, par exemple en mettant en place plus de bourses pour les étudiants, en ouvrant certains programmes communautaires à ces pays, en étendant les activités de la Fondation européenne de Turin pour la formation à l'ensemble des Balkans, en renforçant encore les moyens du programme Tempus, etc.
- En matière d'appui au développement et à la reconstruction, l'Union doit garder pour objectif l'aide à l'ouverture aux marchés extérieurs. Dans ce domaine peut être plus que dans d'autres, la différence des besoins doit être pleinement pris en compte. Ainsi la reconstruction est-elle l'objectif numéro un au Kosovo ; elle sera une priorité dans la RFY démocratique de demain ; le désenclavement est essentiel en Albanie; les besoins de la Croatie sont plus évolués (appui à la mise en place des réformes structurelles, assistance technique pour l'adoption de législations conformes à l'acquis communautaire dans le domaine du marché intérieur...) ; la Macédoine constitue une situation intermédiaire. C'est donc, avec un dosage propre à chaque pays, l'ensemble des instruments de l'Union qui doivent être mobilisés (aide humanitaire, assistance technique, appui macrofinancier, instruments contractuels...).
II - Dans ce cadre général, la reconstruction du Kosovo a, bien entendu, une dimension spécifique.
Le Kosovo va être placé sous une administration provisoire des Nations unies. La MINUK se met actuellement en place. Coordonnée par le représentant spécial du Secrétaire général de l'ONU, elle s'appuiera sur quatre "piliers" : le HCR, chargé de la protection des réfugiés, l'Union européenne, chargée de la reconstruction, l'OSCE qui devra contribuer à la mise en place de l'Etat de droit, l'ONU enfin - à travers ses différentes agences et ses programmes - pour toutes les autres tâches.
A ce jour, les coûts de la reconstruction sont évalués par l'Union européenne à près de 4 milliards d'euros tandis que le président de la Banque mondiale que je rencontrais hier parlait de coûts s'élevant à 2,2 milliards de dollars. Des évaluations plus précises seront connues dans les tous prochains jours.
Pour l'Union européenne qui pourrait financer environ la moitié de ces actions, l'"opérateur" sur le terrain sera l'Agence européenne de reconstruction du Kosovo. Celle-ci, constituée pour une période limitée - sans doute deux ou trois ans - devrait être opérationnelle à Pristina en septembre. En attendant, une task force européenne préfigurant l'Agence devrait fonctionner dès le début juillet à Skopje.
La tâche sera lourde et difficile. Mais là encore, je vois dans la volonté européenne de coordonner les actions de reconstruction et de s'en donner les moyens (on parle de trois cents personnes pour l'Agence et du déblocage rapide d'une première tranche d'environ 170 millions d'euros pour la reconstruction), une réelle volonté de progresser par rapport à l'approche qui avait prévalu pour la Bosnie.
III - Mais tous ces efforts resteront vains si nous n'arrivons pas à établir un nouveau dialogue entre les "sociétés civiles".
En effet, qui peut croire que la stabilité de la zone, la sécurité des personnes, la capacité des hommes, des femmes et des enfants à surmonter les traumatismes vécus, relèvent de la simple addition, certes indispensable, de la fourniture de matériaux de construction, de semences agricoles ou de kits scolaires? La solidarité est une nécessité, mais elle ne réglera pas les tensions terribles qui vont traverser ces sociétés déchirées.
Faire vivre ensemble des communautés séparées aujourd'hui par la haine, voilà bien la tâche la plus difficile. Elle demandera que se lèvent au sein de ces communautés bien des personnalités remarquables, volontaires d'un vrai "projet d'humanité".
Que pouvons-nous faire pour favoriser cette émergence ? Nul n'en a la recette mais je voudrais, en tant que ministre délégué à la Coopération, en rappeler une voie. Celle de coopérations directes entre acteurs de la société civile ici et des sociétés civiles là-bas. C'est aussi par les échanges de ce type que la démocratie se construira dans les Balkans parce que ce sont des relations ténues et de proximité qui pourront se tisser.
Le ministère des Affaires étrangères a créé, au moment de la réforme de la coopération française, une importante mission destinée à favoriser la coopération "hors l'Etat". Au plus fort de la crise, on a pu constater le travail indispensable fourni par les ONG à qui je veux rendre ici à nouveau hommage pour le travail qu'elles ont effectué aux moments les plus douloureux du conflit. Ce sont aussi les collectivités locales françaises qui, dès le départ, se sont mobilisées d'abord pour l'aide d'urgence, l'aide humanitaire, et maintenant la reconstruction et le développement.
Le foisonnement des offres des collectivités a été tel qu'un besoin de coordination s'est très vite fait sentir. D'où la création d'une cellule "Partenariat-collectivités locales Balkans" au sein du ministère pour aider au montage des projets et des financements. Elle travaille quotidiennement avec les associations de fédérations d'élus (ADF, ARF, AMF). Déjà plusieurs dizaines de projets sont en train d'être montés en Albanie et en Macédoine. Je souhaite qu'on n'oublie pas non plus le Monténégro.
Plus de cinquante projets de parrainage ont été proposés par des communes françaises. J'en citerai quelques-uns à titre d'exemple :
- La région PACA et la ville de Marseille dans le domaine de la réfection du système d'adduction d'eau ;
- Le Conseil général de la Loire et Hôpitaux Sans Frontière vont reconstruire l'hôpital d'Elbassan ;
- L'ARF (Association des Régions de France) travaille sur des projets de formation professionnelle, notamment dans le bâtiment, et d'éducation des jeunes. Elle s'est engagée à aider à la remise en marche des lycées au Kosovo.
Mais la société civile, ce sont aussi, bien sûr, les entreprises françaises que nous encouragerons à se mobiliser et à s'impliquer dans la reconstruction. Certaines d'entre elles sont déjà présentes, notamment dans les secteurs de l'eau, des télécoms, de l'électricité et du BTP.
Le ministère des Affaires étrangères a sur le même principe que pour les collectivités locales, créé une "cellule entreprises". Il n'est pas le seul ministère, ni d'ailleurs le seul organisme à avoir identifié spécifiquement ce rôle des entreprises dans la reconstruction du Kosovo et de l'aide économique aux Balkans. La Caisse des Dépôts et le MEDEF ont ainsi fait de même et l'on ne peut que s'en réjouir.
Mesdames et Messieurs,
Je souhaiterais conclure sur la question de l'élargissement. Comme je le faisais remarquer dans mon propos introductif, la crise du Kosovo nous rappelé que les Balkans appartenaient à l'Europe. Ce qui pose à terme la question de leur adhésion à l'Union européenne.
On ne peut pas à la fois expliquer que l'Europe est une solution et en même temps ne pas ouvrir, même si c'est à long terme et avec des conditions exigeantes, la perspective d'adhésion aux pays des Balkans. C'est une vraie question de réflexion et de débat. Où s'arrête la construction européenne ? Et quelles sont les limites à l'intégration du continent ?
Jacques Delors a dit un jour de l'Europe qu'elle était un "objet non identifié". Peut être, comme l'écrivait Pierre Hasner "la communauté européenne est condamnée à rester ambiguë dans son rapport à la géographie".
Malgré ces interrogations, je reste pour ma part persuadé que la réconciliation de tous les peuples européens demeure possible et que, surtout, cette réconciliation est favorisée par la promesse d'un avenir commun au sein d'une Europe pacifique, démocratique et prospère.
Voilà, Mesdames et Messieurs, je n'ai pas voulu, dans cet exposé, rappelé tout ce que notre pays avait fait dans le cadre de ses efforts diplomatiques, de son action humanitaire, de son action militaire ou comptait faire pour la reconstruction. Ce n'était pas le sujet de vos travaux qui vont porter plutôt sur l'Europe. Mais je me dois ici de rappeler que cet effort a été tout à fait exceptionnel et qu'au sein de l'Europe comme aux yeux du monde, la France a parfaitement tenu son rang. Et qu'avec ses partenaires européens, elle a su éviter le jugement qu'Alexis de Tocqueville portait sur les pays du vieux continent : "les nations fatiguées de longs efforts acceptent qu'on les dupe, pourvu qu'on les repose".
Je vous remercie.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 29 juin 1999)