Texte intégral
Q - Quelles sont les raisons de l'actuelle tension diplomatique avec les Etats-Unis ?
R - Il s'agit d'un débat entre les Etats-Unis et l'Europe, non d'une tension entre les Etats-Unis et la France. Mais ce qui pourrait apparaître comme une polémique conjoncturelle est en réalité un débat de fond. Il y a une réelle perplexité européenne face à une administration américaine qui, en un peu plus d'un an, s'est opposée au Protocole de Kyoto (traité visant à limiter les émissions de gaz à effet de serre), à la Cour pénale internationale, à plusieurs accords sur le désarmement et abuse des veto au Conseil de sécurité dès qu'il est question du Proche-Orient. Après le 11 septembre, beaucoup de pays européens ont fait des offres de service, soit directement soit indirectement au travers de l'OTAN, mais sans résultat. Tout cela explique les réactions européennes. Je ne m'étonne guère de cette situation puisque, dès 1998, j'avais parlé d'hyperpuissance américaine. Ce qui n'était pas une critique, mais un constat. Nous sentions monter cette tendance lourde. Les Etats-Unis ne sont certes pas le seul pays convaincu d'être chargé d'une mission universelle, mais c'est le seul qui en ait tous les moyens et qui s'estime entièrement légitime dans ce rôle.
Q - L'attitude des Etats-Unis ne s'explique-t-elle pas aussi par le sentiment que les Européens n'ont pas pleinement compris ce qu'a représenté pour eux le 11 septembre ?
R - Il y a peut-être une certaine sous-estimation en Europe du choc épouvantable qu'a été la découverte par les Américains de leur vulnérabilité. Mais ce n'est pas cela qui explique cette tentation unilatéraliste ascendante. Notre amitié et notre solidarité pour le peuple américain sont bien réelles, mais cela ne signifie pas que nous devions nous aligner sur tous les aspects de leur politique. Il ne s'agit pas de critiquer les Etats-Unis de façon stérile, mais de les appeler à avoir une attitude différente. Il s'agit de savoir comment retrouver un partenariat. Le débat actuel est légitime et salubre. Je souhaite qu'il contribue à convaincre les Etats-Unis de faire un usage plus responsable de leur puissance et qu'ils manifestent une attention véritable pour leurs alliés et partenaires Nous souhaitons qu'ils acceptent à nouveau la diversité du monde comme une richesse. Je souhaite, pour reprendre la formule de Lionel Jospin, qu'ils se réengagent dans un système multipolaire. La lutte contre le terrorisme ne peut pas tenir lieu de politique pour tous les problèmes du monde, même si celle-ci n'a pas été prise en compte auparavant avec toute l'énergie nécessaire.
Q - En France, aucun des candidats n'a fait la moindre allusion au 11 septembre. Comment expliquez-vous cela ?
R - Je ne pense pas que ce sujet donne lieu à polémique car les Français ont, je crois, le sentiment que, dans la lutte antiterroriste, les autorités ont pris immédiatement les mesures qu'il fallait, y compris sur le plan européen.
Q - L'attitude américaine n'est-elle pas aussi le résultat d'une certaine impuissance européenne, notamment au niveau militaire ?
R - Il y a un écart énorme et croissant entre les Etats-Unis et l'Europe sur le plan militaire et dans les budgets de défense. Depuis cinquante ans, à l'exception de la France et de la Grande-Bretagne, les autres pays occidentaux s'en sont complètement remis au système de l'OTAN et à la protection américaine. Les Etats-Unis n'ont jamais encouragé chez leurs partenaires l'esprit de défense, sinon pour leur demander de prendre une plus large part du fardeau, mais jamais de la décision, et ont encore moins favorisé les coopérations industrielles européennes en matière d'armement !
Q - Pourquoi l'Europe de la défense recule-t-elle de jour en jour ?
R - En réalité, nous avons progressé rapidement depuis Saint-Malo (sommet franco-britannique qui a donné le coup d'envoi à l'Europe de la défense) jusqu'à Nice pour doter l'Union d'instruments autonomes de décision et d'action. Cela nous a permis, à Laeken en décembre, de constater que l'Europe était désormais capable de conduire ou de participer à des opérations de maintien de la paix dans son environnement. J'espère que nous pourrons bientôt le démontrer concrètement en Macédoine. Mais il y a une réelle contradiction entre ces progrès et la stagnation, sinon la régression, en matière de coopération industrielle. L'Europe de la défense n'a pas de sens si les Européens ne privilégient pas systématiquement les coopérations européennes dans les industries de défense, même si, dans un premier temps, cela peut coûter plus cher.
Q - Pensez-vous que les Etats-Unis aient envie de reprendre un partenariat avec les Européens ?
R - Je veux le croire, certains signes l'indiquent, même si depuis le 11 septembre, le poids du Pentagone - le moins enclin à la concertation - s'est encore accru. Mais les Américains sont pragmatiques et savent évoluer. Donald Rumsfeld lui-même a reconnu que l'expression "axe du mal" n'était peut-être pas la plus appropriée. Regardez quelle fut l'approche spontanée de l'administration Bush face à la Chine ; après l'affaire de l'avion espion, gérée très intelligemment par Colin Powell, elle s'est adaptée. Cela a été pareil vis-à-vis de la Russie dont, au début, elle voulait faire un antagoniste. Je note aussi que lors de son dernier voyage à Washington, Ariel Sharon n'a pas obtenu le chèque en blanc qu'il espérait et le président Bush lui a fixé des lignes rouges au moins sur quelques points. Cela est encore loin de ce que préconisent les Européens, mais c'est déjà quelque chose. En tout cas, nous menons cette discussion avec les Etats-Unis dans un esprit constructif.
Q - Pourquoi les Quinze n'arrivent-ils pas à définir une vraie politique commune sur le Proche-Orient ?
R - Mais ils y arrivent ! Avant 1999, les Européens avaient sur ce dossier des positions très différentes. Depuis, ils sont unanimes - à considérer que la solution, c'est deux Etats, l'un palestinien et l'autre israélien, coexistant en sécurité. Nous souhaitons tous redonner corps à une approche politique, considérant que la stratégie purement répressive menée depuis un an par le gouvernement Sharon n'a assurément pas apporté la sécurité aux Israéliens, sans même parler du fond du dossier. Les mots utilisés par les Européens sont différents, mais l'approche est la même. Il y a aussi une convergence par rapport à la courageuse initiative saoudienne qui lève une hypothèque énorme. Lors des négociations de Camp David, puis de Taba, Yasser Arafat ne pouvait s'engager sur Jérusalem par rapport à l'ensemble des Arabo-musulmans. En proposant de normaliser ses relations avec l'Etat hébreu dans l'hypothèse où celui-ci évacue les territoires occupés en 1967, l'Arabie Saoudite ouvre une perspective qui aura des effets aussi en Israël.
Q - Cela ne signifie-t-il pas que les Européens ne peuvent rien faire sur ce dossier sans les Etats-Unis ?
R - La France et la Grande-Bretagne ont eu un rôle, mais l'Europe, en tant que telle, n'a jamais joué de rôle dans le passé au Proche-Orient. Aujourd'hui, partant presque de zéro, l'Europe élabore une politique, avance des idées, fait bouger les choses à partir d'initiatives, françaises ou autres. Je souhaite qu'elle aille plus loin, qu'elle s'enhardisse. C'est important pour la paix, surtout si les Américains et nous arrivons à travailler ensemble.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 mars 2002)
R - Il s'agit d'un débat entre les Etats-Unis et l'Europe, non d'une tension entre les Etats-Unis et la France. Mais ce qui pourrait apparaître comme une polémique conjoncturelle est en réalité un débat de fond. Il y a une réelle perplexité européenne face à une administration américaine qui, en un peu plus d'un an, s'est opposée au Protocole de Kyoto (traité visant à limiter les émissions de gaz à effet de serre), à la Cour pénale internationale, à plusieurs accords sur le désarmement et abuse des veto au Conseil de sécurité dès qu'il est question du Proche-Orient. Après le 11 septembre, beaucoup de pays européens ont fait des offres de service, soit directement soit indirectement au travers de l'OTAN, mais sans résultat. Tout cela explique les réactions européennes. Je ne m'étonne guère de cette situation puisque, dès 1998, j'avais parlé d'hyperpuissance américaine. Ce qui n'était pas une critique, mais un constat. Nous sentions monter cette tendance lourde. Les Etats-Unis ne sont certes pas le seul pays convaincu d'être chargé d'une mission universelle, mais c'est le seul qui en ait tous les moyens et qui s'estime entièrement légitime dans ce rôle.
Q - L'attitude des Etats-Unis ne s'explique-t-elle pas aussi par le sentiment que les Européens n'ont pas pleinement compris ce qu'a représenté pour eux le 11 septembre ?
R - Il y a peut-être une certaine sous-estimation en Europe du choc épouvantable qu'a été la découverte par les Américains de leur vulnérabilité. Mais ce n'est pas cela qui explique cette tentation unilatéraliste ascendante. Notre amitié et notre solidarité pour le peuple américain sont bien réelles, mais cela ne signifie pas que nous devions nous aligner sur tous les aspects de leur politique. Il ne s'agit pas de critiquer les Etats-Unis de façon stérile, mais de les appeler à avoir une attitude différente. Il s'agit de savoir comment retrouver un partenariat. Le débat actuel est légitime et salubre. Je souhaite qu'il contribue à convaincre les Etats-Unis de faire un usage plus responsable de leur puissance et qu'ils manifestent une attention véritable pour leurs alliés et partenaires Nous souhaitons qu'ils acceptent à nouveau la diversité du monde comme une richesse. Je souhaite, pour reprendre la formule de Lionel Jospin, qu'ils se réengagent dans un système multipolaire. La lutte contre le terrorisme ne peut pas tenir lieu de politique pour tous les problèmes du monde, même si celle-ci n'a pas été prise en compte auparavant avec toute l'énergie nécessaire.
Q - En France, aucun des candidats n'a fait la moindre allusion au 11 septembre. Comment expliquez-vous cela ?
R - Je ne pense pas que ce sujet donne lieu à polémique car les Français ont, je crois, le sentiment que, dans la lutte antiterroriste, les autorités ont pris immédiatement les mesures qu'il fallait, y compris sur le plan européen.
Q - L'attitude américaine n'est-elle pas aussi le résultat d'une certaine impuissance européenne, notamment au niveau militaire ?
R - Il y a un écart énorme et croissant entre les Etats-Unis et l'Europe sur le plan militaire et dans les budgets de défense. Depuis cinquante ans, à l'exception de la France et de la Grande-Bretagne, les autres pays occidentaux s'en sont complètement remis au système de l'OTAN et à la protection américaine. Les Etats-Unis n'ont jamais encouragé chez leurs partenaires l'esprit de défense, sinon pour leur demander de prendre une plus large part du fardeau, mais jamais de la décision, et ont encore moins favorisé les coopérations industrielles européennes en matière d'armement !
Q - Pourquoi l'Europe de la défense recule-t-elle de jour en jour ?
R - En réalité, nous avons progressé rapidement depuis Saint-Malo (sommet franco-britannique qui a donné le coup d'envoi à l'Europe de la défense) jusqu'à Nice pour doter l'Union d'instruments autonomes de décision et d'action. Cela nous a permis, à Laeken en décembre, de constater que l'Europe était désormais capable de conduire ou de participer à des opérations de maintien de la paix dans son environnement. J'espère que nous pourrons bientôt le démontrer concrètement en Macédoine. Mais il y a une réelle contradiction entre ces progrès et la stagnation, sinon la régression, en matière de coopération industrielle. L'Europe de la défense n'a pas de sens si les Européens ne privilégient pas systématiquement les coopérations européennes dans les industries de défense, même si, dans un premier temps, cela peut coûter plus cher.
Q - Pensez-vous que les Etats-Unis aient envie de reprendre un partenariat avec les Européens ?
R - Je veux le croire, certains signes l'indiquent, même si depuis le 11 septembre, le poids du Pentagone - le moins enclin à la concertation - s'est encore accru. Mais les Américains sont pragmatiques et savent évoluer. Donald Rumsfeld lui-même a reconnu que l'expression "axe du mal" n'était peut-être pas la plus appropriée. Regardez quelle fut l'approche spontanée de l'administration Bush face à la Chine ; après l'affaire de l'avion espion, gérée très intelligemment par Colin Powell, elle s'est adaptée. Cela a été pareil vis-à-vis de la Russie dont, au début, elle voulait faire un antagoniste. Je note aussi que lors de son dernier voyage à Washington, Ariel Sharon n'a pas obtenu le chèque en blanc qu'il espérait et le président Bush lui a fixé des lignes rouges au moins sur quelques points. Cela est encore loin de ce que préconisent les Européens, mais c'est déjà quelque chose. En tout cas, nous menons cette discussion avec les Etats-Unis dans un esprit constructif.
Q - Pourquoi les Quinze n'arrivent-ils pas à définir une vraie politique commune sur le Proche-Orient ?
R - Mais ils y arrivent ! Avant 1999, les Européens avaient sur ce dossier des positions très différentes. Depuis, ils sont unanimes - à considérer que la solution, c'est deux Etats, l'un palestinien et l'autre israélien, coexistant en sécurité. Nous souhaitons tous redonner corps à une approche politique, considérant que la stratégie purement répressive menée depuis un an par le gouvernement Sharon n'a assurément pas apporté la sécurité aux Israéliens, sans même parler du fond du dossier. Les mots utilisés par les Européens sont différents, mais l'approche est la même. Il y a aussi une convergence par rapport à la courageuse initiative saoudienne qui lève une hypothèque énorme. Lors des négociations de Camp David, puis de Taba, Yasser Arafat ne pouvait s'engager sur Jérusalem par rapport à l'ensemble des Arabo-musulmans. En proposant de normaliser ses relations avec l'Etat hébreu dans l'hypothèse où celui-ci évacue les territoires occupés en 1967, l'Arabie Saoudite ouvre une perspective qui aura des effets aussi en Israël.
Q - Cela ne signifie-t-il pas que les Européens ne peuvent rien faire sur ce dossier sans les Etats-Unis ?
R - La France et la Grande-Bretagne ont eu un rôle, mais l'Europe, en tant que telle, n'a jamais joué de rôle dans le passé au Proche-Orient. Aujourd'hui, partant presque de zéro, l'Europe élabore une politique, avance des idées, fait bouger les choses à partir d'initiatives, françaises ou autres. Je souhaite qu'elle aille plus loin, qu'elle s'enhardisse. C'est important pour la paix, surtout si les Américains et nous arrivons à travailler ensemble.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 mars 2002)