Interview de M. Laurent Fabius, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, sur "Europe 1" le 4 avril 2002, sur les incidences de la crise au Proche Orient sur l'économie française, sur la situation financière de la France.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach -
La guerre au Proche-Orient provoque, en ce moment, une hausse et des incertitudes sur le prix du pétrole. A partir de quel seuil la reprise de l'économie mondiale, qui était en train de s'amorcer, peut-elle être ralentie et même stoppée ?
- "On dit à partir de 30 dollars le baril. Là, nous sommes à 27 dollars. Si on va un peu plus au fond, c'est vrai qu'on a commencé l'année avec un pétrole qui était bon marché - cela nous aide évidemment énormément -, mais depuis, pour deux grandes séries de causes - d'abord la reprise qui fait qu'il y a plus de demande de pétrole et maintenant les événements très graves au Proche et Moyen-Orient, avec des possibilités de répercussion sur l'Irak et l'Iran -, le prix du pétrole est en train de flamber avec des répercussions à la pompe. Evidemment, cela peut avoir des conséquences économiques négatives."
A quels effets vous attendez-vous, à moyen terme, pour l'économie française ? Est-ce qu'il y a des conséquences que l'on sent arriver et qui sont prévisibles ?
- "Non, pour le moment l'économie française est en train de redémarrer. Les choses se présentent bien et j'ai prévu un deuxième semestre, et même une fin de deuxième trimestre, meilleurs qu'anticipés. Les choses se présentent bien et la rendent peut-être plus violente dans le bon sens. Evidemment, si on a une augmentation très forte des prix du pétrole, cela se traduit par une anticipation de notre pouvoir d'achat - la maison France - et, du même coup, cela risque de peser négativement sur la croissance. Là aussi, il faut être très attentif. Mais c'est lié, pour une grande part, à ce qui se passe au Proche et au Moyen-Orient."
Vous dites une reprise qui pourrait être violente ?
- "Dans le bon sens. C'est ce qu'on voit aux Etats-Unis : plus que ce qu'on avait anticipé. C'est ce qu'on commence à voir en Allemagne, même si cela demande à être confirmé. En France, les prévisions sont en train de s'inverser dans le bons sens."
Vous parlez du Proche-Orient. Il y a un débat en France. Il va y avoir une manifestation organisée par la communauté juive le dimanche 7 avril. Est-ce que vous dites que la France est antisémite ou que ce sont, comme le dit T. Klein, "des cas isolés d'antisémitisme et de racisme" ?
- "Non, je ne pense pas que la France soit antisémite, mais il y a des actes antisémites. Ceux-là, il faut donc les condamner avec une vigueur particulière. Quand brûle une synagogue, ce n'est pas seulement la communauté juive qui est touchée, mais l'ensemble de la communauté nationale. Et c'est inacceptable ! Absolument inacceptable !"
Je reviens à l'économie : les projets des candidats Jospin et Chirac sont établis à partir d'une prévision de croissance de 3 % dès 2003. Est-ce que ces hausses de pétrole dont vous parlez peuvent remettre en cause les promesses des candidats ?
- "Sur la longue période, je ne crois pas, parce que 3 %, c'est ce que nous, gouvernement de la gauche, nous avons fait depuis cinq ans en moyenne. Donc, comme en plus, les structures de l'économie se sont améliorées, nous pensons que l'hypothèse de 3 % est une hypothèse raisonnable."
Malgré les événements du Proche-Orient, à condition qu'ils ne durent pas ?
- "Voilà, à condition qu'ils ne durent pas."
Et les prix de l'essence à la pompe : est-ce qu'ils peuvent continuer à augmenter. Je crois qu'ils ont pris cinq centimes d'euros en un mois ?
- "Ils ont augmenté d'environ cinq centimes d'euros en un mois. Cela fait beaucoup. Et le mécanisme est tel qu'il y a toujours un effet retard entre le moment où les prix augmentent sur le marché de Rotterdam et les prix à la pompe. Je crains qu'il y ait une poursuite de la hausse, en tout cas pour quelques semaines. Vous savez que nous avons changé les mécanismes fiscaux, pour qu'au moins l'Etat - à la différence de ce qui se passait avant - ne s'enrichisse pas quand il y a une hausse de prix du pétrole."
Vous ne pouvez rien contrôler ou empêcher ?
- "Sur le marché interne, on veille, en donnant des recommandations aux compagnies pétrolières, pour qu'elles ne "profitent pas" de la hausse pour augmenter plus que proportionnellement leurs prix. Et il y a évidemment l'action internationale. C'est en partie la proposition forte et juste qu'a faite L. Jospin, hier, de demander qu'il y ait, par l'intermédiaire de l'ONU, une force d'interposition. Quand on voit ce qui se passe au Moyen-Orient, c'est absolument désespérant. On a l'impression d'être revenu 25 ans en arrière. Les Israéliens ne parviendront jamais à pacifier la région en menaçant en permanence les Palestiniens et, inversement, si Israël a le sentiment de ne pas être en sécurité, le drame continuera. Il n'y a donc de solution que politique. Les Etats-Unis veulent jouer, là-bas, un rôle d'arbitre. Mais s'ils sont un arbitre, qu'ils pèsent positivement pour obliger Sharon à retirer ses troupes."
L. Jospin, vous le rappeliez, a demandé une force d'interposition. J. Chirac le demande aussi . Mais A. Pazner, dans le journal de 7h00 du matin disait : "Pas question. On n'en pas besoin et cela ferait prendre trop de risques à ceux qui viendraient". Mais c'est une décision de l'Onu qui peut ou qui devrait s'imposer à Israël ?
- "Elle finira par s'imposer. Il ne faut à la fois avoir une situation absolument dramatique sur le plan des vies humaines, avec les conséquences que cela peut avoir et, en même temps, voir la communauté internationale ne rien faire."
Est-ce que dans 32 jours, vous avez le sentiment - je ne dis pas que vous le laisserez - de laisser à votre successeur, même s'ils s'agit de L. Fabius, une ardoise ?
- "Financière, vous voulez dire ? Non. La France est en ordre de marche. Les comptes de la France ont été bien gérés. J'ai fait très attention, avec L. Jospin, à maîtriser des dépenses publiques même si parfois, cela nous conduit à refuser un certain nombre de demandes qui sont prononcées. Et puis surtout, nous avons, depuis cinq ans, réussi à améliorer la situation de l'emploi et à redresser la croissance."
Est-ce que vous croyiez avoir bien profiter de la croissance que vous avez eue pendant cinq ans?
- "Je pense qu'on en a fait profiter positivement les Français, à la fois par un certain nombre de réformes sociales que vous connaissez, et par des créations d'emplois. Il y a un chiffre absolument sidérant, mais qui doit être rappelé à ce micro : en cinq ans, la France - l'ensemble des Français - a créé autant d'emplois que pendant tout le siècle !"
Et pourtant, je ne sais pas si vous avez écouté sur France 3, l'autre jour, J. Chirac : il vous reproche personnellement d'avoir conduit, je cite, "une politique qui a consisté à s'éloigner de l'objectif d'équilibre en 2004 et en 2001, pour la première fois en huit ans, dit-il, le déficit de la France s'est accru". Il est moins optimiste que vous ?
- "Je ne pense pas que l'expertise dans ce domaine doive être recherchée de ce côté-là. Ce que je sais, c'est qu'au moment où le Gouvernement de la majorité plurielle est arrivé aux responsabilités, le déficit était de 3,5 % de la richesse nationale. Aujourd'hui, il est de moins de 2 %. Pas besoin d'avoir fait Polytechnique pour voir que cela a baissé. Maintenant, en ce qui concerne le futur, je suis un de ceux qui pensent qu'il est indispensable de respecter nos engagements européens. A Barcelone, il y a de cela quinze jours, le président de la République, le Premier ministre - et moi-même j'étais là, j'étais témoin de tout cela - ont, avec les autres pays, dit que la France confirmait son engagement, que les finances publiques devaient être à l'équilibre ou proche de l'équilibre en 2004. Je suis très étonné, pour employer un euphémisme, que trois jours après, l'un des candidats - vous aurez reconnu lequel - dise : "Non, 2004, c'est un chiffre sur le papier et pour moi, ce sera 2007". Si nous n'avions pas fait l'Europe, dans toutes autres circonstances, la monnaie française se serait effondrée et il y aurait eu une crise sur le marché des changes avec des déclarations de ce type."
Vous dites : "J'étais là". Mais est-ce que cela valait négociation ? Est-ce qu'il était, comme le dit J. Chirac, impératif, ce document ?
- "Je suis un esprit simple : lorsque quinze chefs d'Etat et de Gouvernement se réunissent avec un papier qui leur ait soumis qui est extrêmement précis et que, dans ce papier, après avoir examiné tous les paragraphes, ils disent "oui", eh bien, j'ai la faiblesse de penser que cela vaut engagement."
Vous concluez quoi ?
- "Je conclue que je ne voudrais pas qu'on applique au plan européen la fameuse formule : "Les promesses n'engagent que ceux qui les entendent"."
On sait que J. Chirac, Président réélu, porterait, dès le 6 mai, un effort massif et visible sur la sécurité. Si le candidat de gauche gagne, quelles sont ses réformes, ses priorités disons dans les 100 premiers jours ? Est-ce qu'on peut classer : est-ce que ce sera la sécurité, l'emploi ... ?
- "C'est un ensemble."
Mais on commence par quoi ?
- "Une conférence économique et sociale qui porterait en particulier sur la question des retraites et sur la question de l'emploi, à la fois de jeunes et des personnes de plus de 50 ans et puis, bien sûr, un renforcement de l'action en matière de sécurité, avec la création d'un ministère de la sécurité intérieure et une loi programme pour augmenter les moyens de la gendarmerie et de la police."
Est-ce que, pour l'anecdote, un jour, à la même tribune, on verra aux côtés du candidat Jospin, D. Strauss-Kahn, M. Aubry qui ont l'air de s'être réconciliés pour l'heure, et L. Fabius ?
- "Bien sûr, et on nous a déjà vus. Mais, je crois, que c'est une de nos forces, si je relève votre anecdote au passage : nous avons à gauche, je crois, une équipe qui a une crédibilité forte ; et je pense que les trois atouts de Jospin dans cette campagne c'est son intégrité, sa crédibilité et le fait que son projet est en ligne avec ce que seront les problèmes du pays dans les cinq ans qui viennent."
(source : Premier ministre, Service d'information du gouvernement, le 8 avril 2002)