Texte intégral
L'effondrement de l'Union Soviétique, il y a plus de dix ans, a créé des illusions qui commencent à peine à se dissiper aujourd'hui : croyance à la fin de l'Histoire, à la possibilité d'encaisser enfin " les dividendes de la paix ", prospérité garantie par l'essor illimité des nouvelles technologies, illusion des pays développés de pouvoir échapper aux soubresauts du monde extérieur en " sanctuarisant " leur territoire, à travers des systèmes de défenses de plus en plus sophistiqués, théorie des expéditions à zéro mort, etc..
En France même, avec l'abandon de la conscription, la réforme de nos armées, décidée par le Président de la République en février 1996, a négligé la défense du territoire et la protection des populations civiles pour privilégier, au travers de la professionnalisation, la seule hypothèse d'une projection de forces à l'extérieur. Ces interventions ne pouvant se faire que sous contrôle opérationnel américain ou dans le cadre de l'OTAN, le Président de la République semble en avoir tiré la conclusion qu'il était temps pour la France de réintégrer l'organisation militaire de l'Alliance Atlantique, et cela en l'absence de tout ennemi, et sans la contrepartie d'aucun commandement.
Ces choix politiques effectués il y a cinq ans par Jacques Chirac et mis en uvre par le Gouvernement de Lionel Jospin révèlent aujourd'hui leur fragilité. Les vulnérabilités multiples désormais apparentes des sociétés développées manifestent à quel point la défense du territoire, la cohésion civique et la protection des populations civiles restent des impératifs majeurs pour la défense à long terme du pays. Ce que nous avons vu le 11 septembre est malheureusement un cauchemar qui peut se reproduire. Le surgissement d'entités non étatiques (au moins dans un premier temps) mais potentiellement meurtrières, la montée des intégrismes et la tentation des replis ethnicistes ou communautaristes constituent des menaces qui nous obligent à remettre à plat la réforme décidée il y a cinq ans. Le principal risque du XXIème siècle est celui d'une anomie généralisée. C'est pourquoi il n'est pas possible de séparer la défense de la refondation de la République elle-même.
Pour refonder notre défense, aujourd'hui passablement dégradée, il faut repenser l'équilibre entre dissuasion, projection et protection, au bénéfice de cette dernière, en créant une " garde nationale ", à partir d'un service national court de dix à douze semaines. C'est ainsi que le pays acceptera de payer le prix d'une défense qu'il ressentira véritablement comme celle de la Nation.
J'avais été l'un des rares, en 1996, à mettre en garde contre les effets pervers d'une réforme précipitée de nos armées : difficultés du recrutement et de la fidélisation des engagés, insuffisance de la ressource en spécialistes qualifiés, déséquilibre croissant du budget de la Défense au détriment de l'activité et de l'équipement : c'est ainsi que le titre V est passé de 103 milliards de Francs dans le dernier budget -celui de 1991- dont j'ai assuré la préparation, à 85 milliards de Francs d'autorisations de programme en 2001.
Dernières conséquences prévisibles enfin : l'affaiblissement dès aujourd'hui perceptible -à travers une certaine indifférence- du lien armée-nation et le relâchement du lien civique.
L'érosion permanente des enveloppes budgétaires et le poids des opérations extérieures (50 milliards de Francs depuis dix ans) qui s'imputent sur le titre V, entament gravement le potentiel de l'armée de l'air, de la Marine Nationale et surtout de l'armée de terre.
Si le " modèle d'armée " fixé comme cible à la programmation militaire paraît s'éloigner au fil des années, non sans entraîner de graves carences de fonctionnement, la raison en est assez simple : le diagnostic de base est déficient et le pays ne se sent pas concerné par un type de défense dont il pressent qu'il ne correspond pas véritablement à ses besoins.
Le reste s'ensuit : Notre effort de défense est passé de 2,97 % du PIB en 1991 (dont 1,52 % pour l'équipement des forces) à 1,97 % en 2002 (dont 0,86 % pour l'équipement des forces).
Il est temps de reconstituer une défense véritable, dont le pays acceptera de payer le prix, dès lors que les plus hautes autorités de l'Etat sauront lui en expliquer la nécessité et les objectifs. Encore faut-il, pour cela, être vraiment convaincu que la France a encore quelque chose à dire et à faire dans le monde. En dehors de notre pays, lequel pourrait en effet donner une voix à une Europe réellement européenne ? En d'autres temps, le général de Gaulle savait faire entendre des analyses profondes et justes, qui étaient autant d'actes éminemment politiques.
Relever notre défense implique que la nation reprenne conscience d'elle-même. Le monde sait que la France est une grande puissance politique. La France, elle, l'ignore trop souvent. Il est vrai que les autorités de l'Etat ne cessent d'encourager des campagnes de repentance unilatérales, dont la seule logique semble être de discréditer la nation. Aucun peuple, à plus forte raison la France -parce qu'elle est une nation essentiellement politique-, ne peut construire son avenir, sans une raisonnable estime de soi. A la " repentance ", il faut opposer le " projet ". C'est par là que tout commence. La résurrection de l'esprit républicain de défense passe donc par cette capacité à nous réapproprier et à continuer, d'un même mouvement, notre Histoire.
Une véritable défense nationale implique un nouvel équilibre entre les trois fonctions de dissuasion, de projection, et de protection.
- 1. La dissuasion est un outil essentiellement politique, aux mains du seul chef de l'Etat. Elle fonde notre rang. Sa gestion a été confiée aux armées, mais son emploi ne relève pas du militaire. Les crédits consacrés au maintien de sa crédibilité technique, dans un environnement sans cesse changeant, mériteraient d'être comptés à part.
- 2. Il ne saurait être question de revenir, au point où nous en sommes, sur la constitution de forces professionnelles. Elles sont les mieux adaptées aux nécessités d'une projection à longue distance, quand celle-ci s'avère nécessaire.
Encore faudrait-il qu'elles soient convenablement équipées. Encore faudrait-il surtout, si l'on veut que les Français acceptent de payer le prix d'une défense efficace, que nous ne nous laissions pas réduire au rôle de " supplétifs ". Bien sûr, l'indépendance n'exclut pas la coopération, mais certaines interventions décidées surtout en fonction de considérations médiatiques sont contestables.
La qualité de nos forces ne pourra être maintenue par ailleurs que si une attention soutenue est portée à la " condition militaire ". L'existence d'une force professionnelle implique une normalisation des conditions de vie des militaires au sein de la société. " L'exceptionnalité " du métier des armes ne doit pas -en dehors des périodes opérationnelles- marginaliser le soldat. D'autant moins que les servitudes de carrière sont indéniables, tout comme les contraintes touchant à la vie de famille. A l'heure des " carrières courtes " et du développement des " techniques " apprises sous les armes, le recrutement et la " fidélisation " impliquent un effort sérieux du bénéfice de la condition militaire.
- 3. Une défense au service de la nation doit répondre non seulement à des considérations géopolitiques mondiales, mais aussi et même d'abord à la nécessité de mieux protéger le territoire national : surveillance des très nombreux points sensibles, présence dissuasive sur les lieux publics, protection des populations civiles contre les risques de terrorisme, bactériologique, chimique, voire nucléaire, intervention de secours en cas de catastrophe naturelle, etc..
De ce point de vue les moyens alignés sont souvent dérisoires (dispositif de décontamination - stocks de masques à gaz, de vaccins et d'antibiotiques) et en tout cas insuffisants (défense du territoire).
C'est pourquoi je propose de revoir profondément notre dispositif :
D'abord une garde nationale d'environ soixante mille hommes serait constituée à partir d'un service national court de dix à douze semaine, et bien sûr d'un encadrement professionnel et de réserve.
Ce service qui devrait être souple, enrichissant et diversifié pourrait être effectué entre dix-huit et vingt-quatre ans par les garçons reconnus aptes et par les filles qui seraient volontaires, autant que possible durant des périodes qui leur conviendraient. Une activité sportive soutenue, une formation militaire de base en même temps qu'une formation de sécurité civile, au contact des populations et sur le terrain, feraient de ces semaines une expérience enrichissante de brassage de tous nos jeunes, d'apprentissage des armes et des gestes élémentaires de secours.
Ainsi pourraient être mis sur pied des régiments de défense du territoire (au moins un par région) qui viendraient renforcer le rôle de la gendarmerie. Cette garde nationale donnerait à tout notre dispositif de défense les ressources, la profondeur et la solidarité qui lui font actuellement défaut, étant entendu que ce service pourrait également s'effectuer au sein de certaines unités de gendarmerie ou de sécurité civile.
Un volontariat service long serait offert aux jeunes qu'une expérience plus approfondie tenterait au sein des armées.
Bien sûr le dispositif que je propose mérite d'être débattu et affiné. En tout état de cause sa mise en uvre conduirait, sous différentes formes, à une coopération institutionnelle avec les forces de protection existantes gendarmerie, police nationale, sécurité civile. Elle permettrait une reconstitution des réserves par trop négligées jusqu'à maintenant. Elle aurait, enfin, le mérite de fournir un creuset civique et de renforcer le lien armée-nation que la professionnalisation tend aujourd'hui à distendre.
Une telle défense nationale ne serait nullement contradictoire avec l'Europe et la " défense européenne ", bien au contraire. Encore faut-il préciser de quelle Europe et de quelle défense on parle ! Ne sommes-nous pas, bien souvent, seuls à prôner une Europe vraiment européenne ? Sous couvert de " défense européenne " beaucoup acceptent, en fait une intégration au système atlantique, telle qu'à l'heure actuelle les chances des programmes de satellites ou du nouvel avion de combat européen sont menacés, du fait de plusieurs "voisins" tentés par l'acquisition de matériels américains. L'abandon de toute " programmation militaire " nationale, voire la mise sur pied d'une " légion européenne " dénationalisée, tout cela se discute en haut lieu, alors que les conditions d'une Europe européenne sont loin d'être réunies.
De par sa situation géographique, l'Europe a ses propres intérêts de défense. Une Europe européenne a besoin de concepts de défense, d'une organisation et de moyens distincts de ceux de l'OTAN, en s'appuyant sur ses différentes armées, l'interopérabilité entre celles-ci et la coopération au niveau des armements devant être constamment encouragées. Mais il serait contraire à toute expérience historique de se priver de ces puissants ressorts que sont la tradition, la fierté nationale et l'esprit d'émulation qui en découle naturellement.
J'ai évoqué également notre politique en matière d'armement. La coopération européenne ne saurait entraîner une dérive commerciale telle qu'elle contredirait l'objectif principal : assurer un armement cohérent de nos forces. C'est le rôle de l'Etat que d'y pourvoir. Mais en même temps il ne sera possible d'orienter cette coopération européenne que par un effort budgétaire plus important. Il faut rompre avec la politique du " chien crevé au fil de l'eau ". Des choix cohérents s'imposent. Et d'abord en matière budgétaire. Il faut se fixer un objectif raisonnable : 3% du PIB pour l'effort de défense, et s'y tenir rigoureusement.
Ce qui manque le plus, ce ne sont pas les ressources -à condition qu'elles soient judicieusement utilisées- c'est la volonté forte et continue de doter la France des moyens militaires d'une légitime ambition politique, au service d'une diplomatie et d'une stratégie adaptées aux défis du XXIème siècle et que le pays comprendrait, parce qu'elles seraient les siennes.
Affermir la place de l'armée dans la nation, tracer des perspectives d'avenir à la fois réalistes et convaincantes, telles sont les tâches urgentes qui permettront de faire face aux nouvelles menaces, de rendre les Français plus attentifs à la situation de l'armée, et de dissiper, au sein de celle-ci, aussi bien les illusions que les doutes. Prendre les moyens de notre défense, ce serait la meilleure manière de montrer au monde, selon la formule de Gambetta, " ce qu'est un grand pays, qui ne veut pas mourir".
(source http://www.chevenement2002.net, le 21 février 2002)