Texte intégral
R. Elkrief
Commentaires d'abord sur l'actualité très immédiate et une analyse sur les causes de la défaite du Parti socialiste. Le débat récusé par J. Chirac : c'est une bonne attitude ?
- "Je ne sais pas. Visiblement, J. Chirac ne sentait pas ce débat. Il a craint que cela renforce plutôt Le Pen. Il s'en est expliqué. Je n'ai pas de commentaires à faire. Il est le meilleur juge de ce qu'il faut faire."
M. Aubry regrettait l'absence de débat par exemple ?
- "Ce n'est pas M. Aubry qui affrontait Le Pen..."
Vous le comprenez un peu ?
- "C'est sa décision."
Vous appelez néanmoins, comme un certain nombre de dirigeants socialistes à voter pour J. Chirac, le 5 mai, sans états d'âme, alors que le climat change un tout petit peu. On a l'impression que les abstentionnistes se préparent...
- "Avec beaucoup d'états d'âme, mais c'est ce qu'il faut faire. Et pour un homme de gauche comme moi, ne croyez pas que ce soit facile à dire, mais c'est évidemment ce qu'il faut faire. Pourquoi ? Chirac, ce ne sont pas mes idées. Je suis socialiste et c'est quelqu'un que je combats et que je combattrai mais là, le choix est entre d'un côté un combat droite/gauche et de l'autre l'existence même de la République. C'est cela qui est en cause. Il ne faut pas tergiverser. Il faut utiliser le bulletin de vote pour réduire l'extrême droite et Le Pen au plus petit score possible. Je crois que c'est Libé, ce matin, qui a un titre : "un référendum anti-Le Pen.". C'est de cela dont il s'agit. C'est une bonne expression. Il y a une affaire éthique là-dedans. On ne peut pas demander aux autres de faire le travail et ne pas le faire soi-même. C'est une affaire d'éthique."
Vous vous inquiétez ? Vous avez l'impression que les militants socialistes ou que les gens qui défilent par exemple dans les rues, en ce moment, pourraient s'abstenir ?
- "Non, je pense qu'ils vont, petit à petit, même si c'est très difficile, comprendre, participer et même montrer l'exemple. C'est une affaire d'éthique qu'on a ressenti, déjà, d'une autre façon, au premier tour. Mais quand on vote, quand il y a une échéance très importante il faut se dire : moi, je vote pour que le sens de mon vote soit le sens qui prévale. On ne peut s'en remettre aux autres. A partir du moment où je considère que l'extrême droite est un danger absolu pour la République, ma responsabilité, celle de tous les hommes et les femmes de progrès, est de dire : "Nous nous engageons pour qu'on utilise ce bulletin de vote comme bouclier pour réduire Le Pen". Cela ne veut pas dire qu'il faut uniquement faire cela. Il y a le 1er mai. Je pense qu'il faut respecter l'attitude qui sera celle des syndicats. Il ne faut pas entrer dans des mécanismes de violence. Mais j'ai lancé, avec quelques amis - cela a été repris par le Parti socialiste, et je pense que ce sera repris bien au-delà -, l'idée que le 1er mai, dans toutes nos communes - en tout cas pour tous les maires qui le souhaiterons - qu'on réunisse la population, celle qui voudra venir, et qu'on explique quand on est maire, quand on est conseiller général - ce qui est mon cas - et qu'on a une proximité avec la population, ce qui est en jeu. Qu'on le fasse devant la mairie, dans la mairie, en expliquant que le droit de vote qui a été conquis par les républicains est fait pour défendre la République. Qu'on le fasse devant le monument aux morts en expliquant qu'il y a des gens dont les consonances ne sont pas toujours françaises depuis 18 générations. Ces gens se sont faits trouer la peau pour que nous ayons la liberté. On n'a pas le droit aujourd'hui, comme le fait Le Pen, de dire : "Non, il faut que leurs enfants, leurs petits-enfants, leurs arrières-petits enfants, on les évacue de France". C'est cela qu'il faut faire. Il faut que le 1er mai soit un 1er mai civique, pour qu'on explique les choses et que le 5 mai, on ait vraiment un recul de l'extrême droite. A. Duhamel disait justement que c'est un séisme mais, en termes sismiques, quand il y a un séisme, il y a toujours ce qu'on appelle des répliques. Il ne faut pas croire que cela va s'arrêter. Quand vous regardez les scores, c'est quand même effrayant. Et ce, dans toute une série de villes, y compris dans les villes où il n'y a jamais eu un problème de sécurité, où on n'a jamais vu un immigré. Il va y avoir des répliques et il faut se mettre en situation pour faire barrage. Ce qui ne veut pas absolument pas dire approbation de la politique de M. Chirac. C'est tout à fait autre chose."
Concrètement, j'ai envie de dire que là, face à cette vigilance à laquelle vous appelez...
- "Pas seulement de la vigilance, mais de l'action."
Comment le Parti socialiste défait va se positionner ? Quelle analyse faites-vous aujourd'hui de cette défaite et qu'est-ce qui peut changer d'ici les législatives ? Qu'allez-vous proposer ? Comment allez-vous retenir les leçons de cet échec ?
- "Il y a plusieurs choses. Il y a la question de savoir pourquoi en est-on arrivé là. Il y a toute une série de responsabilités. Quand un phénomène de cet ampleur se produit, les responsabilités ne sont pas uniques. On aura le temps dans la suite des semaines et des mois pour l'expliquer. Je pense que chacun à sa part de responsabilité. Le Gouvernement et les socialistes ne sont pas exempts de responsabilités. Peut-être fallait-il avoir une écoute encore plus grande, comme on le dit maintenant ? Avoir une écoute mais, en même temps, tenir un langage de vérité. Si c'est pour les écouter et reproduire ce qu'ils veulent entendre mais, après, ne pas pouvoir répondre à leur besoin, cela ne suffit pas. Il y a, évidemment, une responsabilité aussi - ce qui n'est pas contesté - de J. Chirac lui-même, à force d'insister sur le thème de l'insécurité, sans apporter de réponses. Il y a une certaine responsabilité de la division de la gauche. C'est vrai que les forces de gauche, y compris d'ailleurs, celles qui, pour une part, des personnes qui ont gouverné avec nous, ont passé leur temps à cogner contre Jospin..."
Vous êtes en colère contre J.-P. Chevènement ?
- "Je ne suis pas en colère contre X ou Y. Mais je regarde les choses objectivement. Il y a aussi une certaine responsabilité - c'est désagréable..."
Allez-y ! Vous voulez parler de la presse et de la télévision ?
- "Je voudrais d'abord parler des sondages. Voyons-le objectivement : ils se sont complètement trompés. Personne ne pensait qu'il y aurait Le Pen au deuxième tour. Si on nous avait dit qu'il y avait un risque, je connais beaucoup de gens qui auraient voté ou qui auraient voté autrement."
Est-ce que ce n'était a votre rôle de politique de sentir que peut-être, étant donné qu'une campagne ne se passait pas aussi bien que prévu, qu'il y avait ce danger ? Ce n'est pas seulement les chiffres...
- "J'avoue honnêtement les choses : quand des amis me demandaient ou des journalistes me demandaient ce que je sentais, je leur disais que je ne sentais rien."
Cela ne vous inquiétait pas ?
- "En même temps, qu'avions-nous comme éléments ? On a les contacts que l'on a avec la population, les gens ne parlaient pas beaucoup politique. On en parlait pas, au cours des derniers jours, et puis il y avait les études d'opinion qui étaient complètement erronées. Objectivement, je ne sentais pas qu'il y avait un risque que Le Pen soit au deuxième tour."
Revenons au thème de l'insécurité : vous dites que J. Chirac l'a sur-utilisé. On l'a entendu à la télévision qui, elle, en avait fait ses choux gras etc. Est-ce que la gauche, là-dessus, n'a pas tenu un discours fluctuant ? Est-ce que, là-dessus, il n'y avait pas une responsabilité de répondre à cette attente ?
- "Je crois que les propositions qui ont été faites ou les positions qui ont été prises par Jospin sont des positions à la fois justes, de prévention et de répression, de fermeté. Je crois qu'au-delà de la question propre de la sécurité - combien met-on de forces de l'ordre ? Est-ce que les juges font le travail ? Est-ce que les policiers ont les moyens suffisants ? -, il y a la question plus générale qui est celle de l'autorité. C'est une question d'autorité en général. Pas seulement l'autorité de l'Etat, mais l'autorité. Là, c'est vrai qu'on n'a pas le sentiment dans la société que ce soit suffisamment incarné. Mais ce n'est pas du tout Le Pen qui peut incarner cela. J'entendais, hier, Le Pen à la télévision, sur France 2, dire "je suis socialement à gauche, économiquement de droite"... Mais c'est du baratin ! Il est socialement d'extrême droite, économiquement d'extrême droite ! On sait que les propositions qu'il fait ne pourraient avoir comme conséquences que de détruire les petites gens. Quand on vous dit : il n'y aura plus de cotisations sociales, cela veut dire quoi ? Cela veut dire qu'on ne pourra pas payer la Sécurité sociale et rembourser les gens. Quand on vous dit : il n'y aura plus d'impôts sur le revenu : comment paye-t-on les forces de l'ordre ? Comment paye-t-on les professeurs ? C'est de l'ultralibéralisme déguisé avec intelligence. Restons dans l'idée qu'il faut absolument faire barrage à l'extrême droite. Quand il dit qu'on va sortir de l'Europe, qu'est-ce que cela veut dire ? Il y a 25 % de nos emplois qui sont liés à nos ventes à l'étranger. On veut augmenter de 25 % le chômage ? Je ne suis pas en colère, mais je veux dire cela avec une certaine passion. Il faut faire barrage au Front national et voter dans ce sens."
(Source :Premier ministre, Service d'information du gouvernement, le 30 avril