Texte intégral
Monsieur le Premier Ministre,
Monsieur le Ministre,
Mesdames, Messieurs,
Je me réjouis d'intervenir aujourd'hui à cette Conférence européenne de la Banque mondiale sur l'économie du développement. Le ministre en charge du développement ne peut que se féliciter de voir Paris l'hôte d'un tel événement et je voudrais remercier à ce titre la Banque mondiale et le Conseil d'analyse économique, en particulier Pierre-Alain Muet, de m'avoir convié à ce déjeuner.
S'adresser à d'éminents économistes, et Christian Sautter qui préside ce déjeuner ne m'en voudra pas de le citer parmi eux, pour évoquer les grandes lignes qui inspirent notre action en faveur du développement n'est pas chose facile. Je ne manie pas les concepts et les modèles économiques au quotidien et je ne me m'autorise qu'avec beaucoup de précaution à intervenir sur le contenu des débats très riches que vous menez dans le cadre de vos multiples ateliers.
La pensée française sur le développement trouve son origine dans le courant humaniste et social de l'après-guerre, en particulier autour de deux grandes personnalités : François Perroux et Alfred Sauvy. Le premier insista très tôt sur la différence entre la croissance économique et le développement qui est disait-il "une combinaison de changements sociaux et mentaux et qui permet le progrès, à savoir la couverture des coûts de l'homme, de sa santé, de l'accès aux connaissances". Le second, père de la démographie moderne, est aussi l'auteur du concept de Tiers Monde. Leurs idées guident toujours notre réflexion.
C'est donc en tant que "praticien" du développement que je souhaite m'adresser à vous. Praticien depuis de longues années comme Président du Conseil général d'un département de l'Ouest, menant des projets de coopération en Tunisie, au Niger, en Pologne ou au Vietnam. Praticien depuis deux ans en tant que Ministre de la Coopération conduit par le devoir de solidarité, animé par des convictions sociales et démocrates et confronté parfois faut-il le dire au doute qui menace celles et ceux qui prennent la mesure des efforts déployés et des résultats obtenus.
Certes, la science du développement n'appartient pas au domaine de l'exact, mais la pratique incite elle aussi à la modestie, et je ne peux cacher mes interrogations lorsque la pensée économique récente en matière de développement introduit la notion de l'efficacité de l'aide. Une politique de coopération menée par un pays donateur, une politique de développement conduite par un pays bénéficiaire pour être valide devrait être " efficace ", dit-on. Mais l'efficacité doit-elle être jugée sur sa conformité à un modèle universel, un cadre universel ? Si je suis pour l'efficacité (qui ne l'est pas ?), je n'adhère pas à cet universalisme du développement. Comme le disait Albert Hirschman à qui j'emprunte volontiers cette observation "il faut rechercher les rationalités cachées car les politiques et projets de développement sont des 'boîtes noires' : on y trouve de l'histoire économique, des références spatiales et territoriales indécises, des traditions institutionnelles ou des spécificités environnementales, des conflits et des négociations, ...".
L'action qui guide le gouvernement français s'inscrit dans cet esprit : d'une part, un souci d'adaptation et de modernisation et la volonté de promouvoir des valeurs que l'on peut qualifier d'universelles et des instruments que nous jugeons essentiels. D'autre part, une politique qui tienne compte de la spécificité de chaque situation, qui se veut respectueuse des cultures et de l'identité, et qui est tournée vers l'appropriation par les acteurs du développement eux-mêmes de leur action politique et démocratique et de l'élaboration de leurs programmes économiques et de société.
Je voudrais illustrer cela autour de quatre orientations qui me tiennent à coeur :
- la modernisation de nos structures et la diversification de nos partenaires de coopération
- l'affirmation du rôle de l'Etat
- l'enracinement progressif de la démocratie
- l'insertion de la culture au sein du développement
1. Tout d'abord, la modernisation de nos structures. En effet, le Premier Ministre Lionel Jospin vous le disait hier, le gouvernement a refondé sa politique de coopération au développement. Il l'a fait parce qu'il avait conscience que l'image de notre politique de coopération, ce qu'on appelait alors la politique africaine de la France, avait été ternie en France et en Europe par des échecs répétés - l'ingérence se conjuguant avec l'impuissance -, par des appuis peu nuancés à des régimes contestables et par un manque de cohérence et de continuité dans nos orientations. Bref, une aide dont "l'efficacité" justement était insuffisante. Le gouvernement a souhaité tourner la page et sortir définitivement de l'ère post-coloniale. Il veut déployer sa politique de coopération dans la plus grande transparence et démontrer qu'elle répond à un objectif de solidarité à l'égard des pays en développement les plus pauvres, qui ne sont pas seulement mais souvent africains. Si certains journalistes français en sont encore à rechercher la nouvelle politique africaine de la France, les dirigeants africains eux l'ont trouvés et y adhèrent dans leur immense majorité.
En pratique, nous avons ainsi mis fin à l'existence d'un ministère, celui de la coopération, créé pour accompagner la décolonisation et dont le champs était calqué sur les contours des anciennes colonies françaises, mais dont la rémanence alimentait le risque d'un dualisme de notre diplomatie.
Le développement est aujourd'hui traité autour de deux pôles, le pôle diplomatique du Ministère des Affaires Etrangères et le pôle économique du ministère des Finances. Nous avons également créé une zone de concentration de notre aide, où nous conduisons nos actions de coopération prioritaires dans l'ensemble des pays en développement aussi bien dans l'Afrique francophone, que l'Afrique anglophone, ou encore l'Asie du Sud-Est, les Caraïbes et le Pacifique.
A cet ajustement géographique de notre politique s'est ajouté aussi une volonté de diversifier nos interlocuteurs au sein de chaque pays. Je le disais, la gestion d'une collectivité locale m'a permis de prendre toute la mesure du rôle de la société civile dans le développement de ces pays, et à contrario d'en regretter l'insuffisante implication.
Pourtant, les aspirations populaires à la participation à la vie sociale cherchent et parfois trouvent de plus en plus les moyens de s'exprimer. Trop longtemps ignorées aux plans politiques et économiques dans de nombreux pays, les sociétés civiles émergent, se font entendre et s'organisent selon des modes originaux, reflets des cultures et des valeurs qu'elles portent.
Devant cette formidable mutation, de nouvelles questions se posent. Le "hors l'Etat" peut-il constituer une réponse d'avenir face aux situations les plus critiques ? Peut-on entrevoir les formes d'un autre développement, fondé sur les associations et les groupes décentralisés, créant une dynamique organisationnelle capable d'imposer un changement durable des structures politiques et économiques ?
A notre sens, ce qui importe dans un premier temps, c'est que ces expériences s'inscrivent dans la durée, qu'elles se multiplient à une échelle significative et qu'elles s'ouvrent sur de nouvelles structurations. "Toute société, écrivait le sociologue africaniste Georges Balandier, porte en elle-même d'autres sociétés possibles".
J'ai fait le choix ainsi de conduire une politique d'encouragement aux initiatives des collectivités locales françaises, afin qu'elles mènent localement des projets de coopération dans les pays en développement. Dans certains pays, une telle politique est devenue indispensable pour aider à la restructuration des structures publiques. Je pense pour prendre un exemple de l'actualité récente à l'Albanie où la dislocation de l'administration centrale est manifeste. Car cette coopération décentralisée peut aussi préserver le lien avec la population lorsque l'Etat se délite.
2. Je ne néglige pas justement le rôle de l'Etat en matière de développement. Je veux au contraire : affirmer le rôle essentiel de l'Etat C'est l'instrument politique qui doit impulser la dynamique de modernisation tout en assurant la cohésion de groupes sociaux souvent éclatés.
Parce qu'on n'avait souvent comme seules références en matière d'Etat l'administration coloniale ou les appareils de dictature, on est allé parfois trop loin dans la critique de l'Etat ? S'il faut ici ou là, privatiser la fonction économique, il faut aussi "renationaliser l'Etat", en Asie du Sud-Est par exemple, dans ses fonctions essentielles.
Le caractère radical des critiques sur le fonctionnement de l'Etat dans les pays en développement a finalement occulté le débat de fond sur ce qu'il est profondément et sur ce que devrait être son rôle et ses fonctions d'orientation, d'organisation et de gestion. Certaines raisons qui ont justifiées autrefois la croissance de l'Etat gardent encore leur pertinence. Il est le seul capable de faire de la prévision et d'anticiper les évolutions génératrices de besoins nouveaux. Il est le seul capable de négocier les soutiens extérieurs, de faciliter les intégrations régionales et de préparer les mutations technologiques. Il est le seul capable de porter des projets sociaux.
Faut-il rappeler la leçon de J-M. Keynes dans "La fin du laisser-faire" : "l'important, pour l'Etat, n'est pas de faire ce que les individus font déjà et de le faire un peu mieux ou un peu moins mal, mais de faire ce que personne d'autre ne fait pour le moment".
Les solutions ne sont pas simples pour autant. Faut-il par exemple que l'Etat corrige ponctuellement les défauts de la croissance par des opérations ciblées sur les catégories les plus pauvres ou bien s'intègre dans des modèles globaux de croissance plus équitables?
L'option est clairement prise par la France en faveur d'un infléchissement des politiques économiques par la prise en considération d'emblée, en amont, dès leur définition, de leurs dimensions et de leurs conséquences sociales. Cette option trouve sa traduction dans diverses directions : relancer l'enseignement de base, conforter la professionnalisation des formations, lutter contre les inégalités hommes/femmes, enraciner la politique des soins de santé primaires, soutenir les opérations de micro-crédit, miser sur les technologies adaptées. J'ai été heureux de constater qu'un consensus sur ces priorités est aujourd'hui trouvé au niveau européen, mais bien plus qu'il commence à être partagé, me semble-t-il, par la Banque mondiale et le Fonds Monétaire International.
3. Troisième illustration de la pratique de notre action : enraciner progressivement la démocratie
Depuis une dizaine d'années, les mouvements sociaux dans les pays en développement sont intervenus sur le terrain démocratique. Ils se singularisent par rapport aux mouvements antérieurs par la référence à l'idéologie des droits de l'homme et par une contestation du mode de partage des richesses nationales et de l'aide internationale. Ils témoignent d'une maturité nouvelle des classes urbaines qui bénéficient d'un niveau de formation plus élevé et s'appuient sur des groupes sociaux intermédiaires plus solides.
Si nous appuyons ces mouvements, nous sommes conscients qu'il leur faudra du temps pour gagner en maturité. Nous avons tous pu constater que les processus démocratiques sont encore confrontés à de nombreuses défaillances : manque de partis politiques à vocation nationale, faible débat sur les programmes, absence de statut de l'opposition... Le débat politique se déroule souvent plus dans la rue ou dans la presse pamphlétaire que dans les assemblées élues. L'accès à l'information est encore réservé à une élite urbaine. Les requêtes exprimées portent trop souvent d'abord sur le maintien des privilèges de l'Etat-providence, à savoir les bourses, la garantie des débouchés, le maintien des emplois publics, plutôt que sur l'amélioration du sort des paysans ou des urbains pauvres.
La démocratie entend redistribuer autrement, mais elle ne peut se développer sans ressources à redistribuer. La revendication démocratique s'insurge contre la pénurie des capacités politiques et des ressources financières, mais elle ne pourra pas y mettre fin à court terme. Elle peut même avoir des effets pervers lorsque l'enjeu de la compétition est tout autant politique qu'économique, l'accès aux fonctions étatiques conditionnant directement l'accès aux richesses.
Dans ces conditions, la démocratie ne pourra s'enraciner et éviter les restaurations autoritaires que s'il y a une maîtrise sociale effective de la circulation des richesses, si elle est un moyen de limiter les prébendes en forçant les détenteurs du pouvoir - pour reprendre une formule africaine imagée -" à manger moins vite et moins seul".
D'où l'importance que ce gouvernement accorde à la lutte contre la corruption, celle des corrompus et celle des corrupteurs. Nous le faisons pour ces derniers dans le cadre de l'OCDE. Nous souhaitons aussi vivement avec nos partenaires européens que la bonne gouvernance soit l'un des éléments qui fondent notre coopération avec les pays ACP, dont les contours sont actuellement en voie de renégociation dans le cadre des accords de Lomé. J'ai voulu également soulevé ce point au sein des institutions francophones. D'où aussi notre souhait d'encourager une meilleure redistribution des revenus au sein de la société, à l'instar par exemple de nos appuis à la constitution d'organisations de petits producteurs des filières agricoles. D'où enfin notre intransigeance lorsque les valeurs démocratiques fondamentales sont bafouées et je prends pour exemple la récente suspension de notre coopération avec les gouvernements de pays dont nous sommes pourtant très proches comme le Togo, le Niger, les Comores ou la Guinée-Bissao.
4. Quatrième orientation enfin, l'affirmation du rôle de la culture reste à faire.
Le risque d'un rejet des valeurs importées demeure toujours présent, partout où les changements vers plus de liberté sont bridés par des réactions intégristes ou archaïques.
Même si le discours a changé au fil des ans, les économistes n'ont pas toujours réussi à intégrer la culture comme le dénominateur de tout échange et le levier de tout changement.
La dernière décennie a largement confirmé que, loin d'être un supplément d'âme, la culture est perçue dans toute forme et tout espace de développement, comme le domaine sensible où se joue la capacité à comprendre et à accompagner le changement, à s'organiser, à prendre l'initiative et à créer. Il nous faut trouver une voie au sein de l'économie mondiale entre l'"imaginaire de l'effacement" et l'"imaginaire de la différence" selon les termes de Zaki Laidi.
Culture et développement ont partie liée tout simplement parce que la première détermine la capacité des peuples à changer de comportement dans des situations nouvelles.
Nous souhaitons continuer à mener une politique forte en matière d'appuis à la préservation du patrimoine et aux initiatives culturelles. Certains nous reprocheront de le faire au détriment de l'efficacité de notre aide et de ses résultats à court terme. Mais d'autres, et le Président Wolfensohn l'a écrit récemment, connaissent le bien fondé de cette approche pour l'avenir des pays en développement.
Vous m'autoriserez en conclusion une nouvelle citation, du prix Nobel Gunnar Myrdall, qui il y a trente ans écrivait : " Ce qu'il faut pour améliorer le niveau de vie misérable de la masse des plus pauvres, ce sont des réformes institutionnelles radicales. Celles-ci serviraient à la fois à assurer une plus grande égalité et la croissance économique ". L'observation est importante pour moi : lutte contre la pauvreté, démocratie, affirmation de l'Etat de droit et croissance économique sont intimement liées.
C'est ainsi que je conçois mon engagement, c'est ainsi que le gouvernement exercera ses responsabilités : ne pas privilégier l'un au détriment de l'autre, accompagner les politiques qui les soutiennent et les acteurs qui les mènent et retirer notre soutien à ceux qui les négligeraient.
C'est à ces conditions que la France a soutenu le plan d'allégement de la dette des pays pauvres les plus endettés, dont les dispositions ont été arrêtées au sommet du G7 de Cologne ce week-end.
C'est dans cet esprit aussi que nous participons activement à la renégociation des accords sur le devenir du partenariat entre l'Europe et les pays ACP, que nous faisons entendre notre voix dans les enceintes multilatérales, et que nous souhaitons affirmer l'originalité de la démarche francophone.
Je vous remercie.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 25 juin 1999)