Interviews de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, avec France Inter, radio "Beur FM" et la BBC le 2 avril 2002, sur la situation au Proche-Orient, la politique étrangère américaine et sur les relations franco-britanniques.

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Média : BBC - Beur FM - Emission Hardtalk - France Inter - Prese étrangère - Télévision

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(Interview à l'émission "Questions directes" de France inter à Paris, le 2 avril 2002) :
La force peut-elle venir à bout du terrorisme ou, au contraire, l'entretient-elle ? L'enfermement de Yasser Arafat a-t-il un sens alors qu'il lui est demandé d'empêcher les actions terroristes ? Pourquoi l'armée israélienne ignore-t-elle à ce point, le Hamas qui revendique la plupart des attentats suicide ? Est-ce un combat singulier qui est engagé entre Ariel Sharon et Yasser Arafat ? Quelle est, enfin, la valeur d'une médiation, celle des Etats-Unis, qui encourage l'un des protagonistes à poursuivre son action ?
Q - Bonjour, "Israël paiera un prix politique certain". M. Shimon Pérès vient de prononcer cette phrase.
R - Shimon Pérès manifeste là son désaccord avec la ligne suivie par le gouvernement auquel, pourtant, il appartient et qui se renforce ces derniers jours. C'est une ligne fondée sur l'idée que la répression et la force permettront d'une part, de juguler le terrorisme et, d'autre part, peut-être, de débarrasser Israël du problème palestinien. Mais, c'est une illusion.
J'ajoute que nous avons toujours compris que le gouvernement israélien réagisse aux actes de terrorisme. Ces actes de terrorisme aveugle qui frappent des civils, provoquent un véritable sentiment de répulsion morale plus encore que politique. Un gouvernement a le devoir de protéger ses citoyens mais il a aussi le devoir de voir plus loin et de trouver une politique qui permette de sortir de l'engrenage et de ce cycle qui n'aboutit qu'à renforcer l'insécurité.
Q - Mais, la question que l'on se pose est de savoir si réellement ces deux hommes, Sharon et Arafat, veulent la paix. On a vraiment l'impression d'un combat singulier engagé entre ces deux hommes ?
R - C'est un combat pour l'Etat palestinien, un combat pour ou contre la création de cet Etat. Ce qui est compliqué, c'est que, du côté palestinien, il y a une ligne suivie par Yasser Arafat, certes avec des ambiguïtés, qui s'engage en prenant des risques. Il y a eu beaucoup de terrorisme inter-palestinien. Cette ligne a été suivie depuis Oslo et par ceux qui avaient pris le parti de la négociation, de la paix, de se résigner à faire un Etat palestinien uniquement sur les territoires occupés après 1967, à condition que ceux-ci soient un jour évacués par Israël. Mais ceux-ci ont été combattus par des extrémistes palestiniens, des maximalistes qui les ont condamnés pour ce qui était, à leurs yeux, un abandon, une démission. Beaucoup de Palestiniens pacifistes ont été assassinés dans les années 1980, notamment parce qu'ils avaient pris ce tournant qui s'est ensuite concrétisé avec Oslo.
Ariel Sharon s'est toujours opposé à Oslo et à tout accord de paix, y compris ceux avec l'Egypte et il s'est opposé à tout accord qui puisse donner une légitimité politique quelconque à une autorité palestinienne.
Si on examine la situation avec du recul, il s'agit vraiment d'un combat sur l'existence ou non d'un Etat palestinien.
Q - Mais, on finit par se demander si Ariel Sharon, avec cette attitude extrêmement engagée militairement n'est pas en train de réussir ce que personne n'a fait avant lui, une sorte d'unité du monde arabe ?
R - Il y a eu plusieurs fois une unité critique du monde arabe, une unité contre telle ou telle politique israélienne. En effet, Ariel Sharon aide à reconstituer une unité de ce type. Alors même qu'une opération massive était déclenchée à Ramallah, Bethléem et dans les villes où l'armée israélienne espère trouver les organisateurs des attentats ou ceux qui les ont commis. Espérant en finir ainsi avec une logique purement militaire, avant cette aggravation, les Arabes ont vraiment tendu la main lors du Sommet de Beyrouth. Malgré leurs désaccords internes, et notamment l'attitude plus négative de la Syrie, ils ont réussi à trouver un accord autour des propositions du Prince Abadallah qui demande une normalisation et des rapports normaux avec Israël à partir du moment où ce pays aura évacué les territoires occupés. Cela n'avait jamais été dit aussi clairement par l'ensemble du monde arabe. Cela ne peut pas débloquer les choses aujourd'hui car ce ne sont ni les Arabes, ni les Saoudiens qui bloquent le processus de négociations, la réouverture de ce processus, mais cela augmente fortement les chances du processus de paix lorsqu'il aura repris.
Mais, nous n'en sommes pas là puisqu'il se passe exactement l'inverse.
Je crains qu'Ariel Sharon soit sous la pression - on le comprend - d'une opinion publique israélienne épouvantée par cette terreur de l'attentat dans laquelle elle vit. Vous imaginez ce que cela représente pour un père ou une mère de famille qui envoie ses enfants à l'école, c'est une angoisse de tous les instants...
Il y a une pression énorme, mais je crains qu'Ariel Sharon ne l'interprète comme étant une obligation de se débarrasser du problème palestinien, uniquement par l'action militaire. Et il n'y arrivera pas. On ne peut pas se débarrasser de ce problème comme cela. On ne doit pas se focaliser de façon obsessionnelle sur Arafat, comme s'il était l'organisateur de tout alors qu'il est clairement combattu par des mouvements - le Hamas, le Jihad et d'autres - qui combattent sa politique, qui combattent le fait qu'il soit prêt au compromis avec Israël, le fait qu'il soit prêt à se satisfaire des frontières de 1967, le fait également qu'il n'était pas loin d'être d'accord avec les propositions de Camp David ou de Taba.
Q - Rien sur le Hamas, les Israéliens savent parfaitement où est leur siège, même pas un mouvement de troupes autour !
R - Oui, c'est curieux, c'est comme s'ils se sentaient plus menacés par l'Autorité palestinienne qui a une position plutôt modérée dans le monde palestinien que par ceux qui ont une contestation radicale. L'Autorité palestinienne veut créer un Etat à côté d'Israël. Ils discutent sur la superficie, sur les frontières, sur les garanties, mais le Hamas ne veut pas cela. Il veut recréer un Etat palestinien à la place d'Israël. Il y a donc un désaccord radical. En bonne logique, l'opposition radicale et l'option militaire choisie par M. Sharon devrait l'orienter, en priorité, vers les mouvements les plus radicaux. Mais, il y a une sorte de "tour de passe-passe" dans l'explication qui veut faire d'Arafat le chef de tout. Et c'est très étonnant pour ne pas dire plus puisqu'il est assiégé dans son QG, encerclé, coupé de tout, qu'il ne peut plus rien faire. Il est même privé d'eau, de téléphone et autre... et l'on entend des gens qui vous disent, imperturbablement qu'il peut faire plus contre le terrorisme, etc.
Q - Avec l'ambiguïté américaine, l'Europe ne pourrait-elle pas occuper un espace, singulièrement occupé par les Américains aujourd'hui ?
R - Il faudrait d'abord que les Européens soient d'accord entre eux sur ce sujet et beaucoup d'Européens, à commencer par la présidence espagnole, considèrent qu'il ne faut rien faire qui puisse contrarier la politique menée par les Etats-Unis. Il y a une sorte d'enchaînement de verrouillages. Certains Européens pensent qu'il faudrait faire plus, d'autres moins et l'Europe a toujours un peu de mal en période de crise. A froid, l'Europe dit des choses raisonnables et sensées sur le sujet. Lors des Conseils européens, il y a eu des bonnes déclarations sur ce qu'il fallait demander aux Israéliens en terme de retrait, de fin des opérations militaires et sur ce qu'il fallait demander aux Palestiniens en terme d'engagement radical contre le terrorisme et contre la violence. Encore faudrait-il essayer de remettre l'Autorité palestinienne en position d'exercer une autorité quelconque plutôt que de la détruire méthodiquement comme c'est le cas depuis des mois et pour s'indigner ensuite qu'elle ne fasse rien et s'en faire un prétexte pour l'éliminer complètement.
En période calme, les Européens disent des choses très bien, mais lorsque l'on est en crise aiguë, dans la tragédie, dans la guerre, ils sont un peu divisés.
Q - Sur la question du droit, Monsieur Védrine, car tout de même il faut l'invoquer, il y a une résolution des Nations unies, la résolution 1402 qui demande le retrait des troupes israéliennes. Peut-on d'un côté invoquer la lutte contre le terrorisme et de l'autre, ne pas respecter les règles du droit international ?
R - Si vous vouliez une leçon cruelle de l'état du monde tel qu'il est, ce serait ce qui se passe tous ces temps-ci. Si vous vouliez avoir la démonstration qu'il n'y a pas encore de communauté internationale, c'est tout cela. S'il y avait une communauté internationale, un vrai droit international, il y a très longtemps qu'il y aurait un Etat palestinien, que les colonies seraient évacuées. Un pouvoir palestinien fort aurait démantelé les réseaux terroristes et coopérerait certainement avec Israël, son voisin, pour lutter contre le terrorisme résiduel qui n'aurait cessé de perdre du terrain. Les Palestiniens seraient employés à construire leur pays, à augmenter leur niveau de vie, à faire des infrastructures plutôt que de laisser se développer cet océan de haine et de désespoir qui a saisi maintenant des centaines de milliers, pour ne pas dire plus de Palestiniens.
L'Histoire marche sur la tête et c'est un rappel cruel de ce qu'est la réalité. Mais une réalité face à laquelle nous devons quand même agir. Et nous le faisons par nos paroles, il est important de préparer les esprits à certains concepts. C'est ce qu'a fait la France depuis une vingtaine d'années sur l'Etat palestinien qui finira un jour par être la solution. Nous le faisons par nos démarches, et ces derniers jours, ce week-end, ce triste week-end de Pâques, nous avons agi pour que l'Europe, avec les Américains, les Nations unies, les Russes, les Arabes modérés tentent de bâtir quelque chose. Nous avons soutenu la résolution 1402, qui est très bonne. Les Etats-Unis l'ont votée mais rien n'est fait pour la mettre en application or, les membres du Conseil de sécurité devraient s'employer en priorité à la mettre en application. Elle dit bien qu'il faut imposer le cessez-le-feu, que l'armée israélienne doit se retirer de Ramallah, que l'accord soit trouvé sur le plan Zinni, qui permettrait de mettre en uvre ce que nous avons appelé les propositions Tenet et Mitchell dans la perspective d'une relance des négociations politiques. C'est le terme de la résolution, c'est ce que nous disons depuis des mois. Nous ne nous en sortirons pas tant qu'il y aura uniquement le préalable sécuritaire absolu avec aucune sorte de perspective politique. C'est l'un des éléments, en plus du reste, qui empêche complètement Arafat de remobiliser la population palestinienne pour un règlement.
C'est vrai qu'il y a une contradiction flagrante, stupéfiante entre le vote de cette résolution et de la précédente dans laquelle les Etats-Unis ont accepté l'idée d'un Etat de Palestine et le comportement fort bien décrit tout à l'heure. Nous devons agir malgré tout, et nous le faisons en ce moment-même, à l'intérieur de l'Europe, aux Nations unies, avec les Israéliens. Vous avez entendu Shimon Pérès. A un moment ou à un autre, il faudra bien que la discussion politique reprenne. C'est une illusion cruelle qui fait perdre un temps précieux que de penser que la force, le ratissage à l'échelle de l'ensemble des territoires palestiniens, des chefs réels ou présumés va résoudre le problème. Non, c'est un peuple qui lutte pour son Etat, il est dans une telle situation de désespoir qu'il sort de ce peuple des générations nouvelles et toujours plus nombreuses de kamikazes. Le résultat est que les Israéliens vivent dans la terreur et que leur sécurité n'a jamais été aussi peu garantie.
C'est pour cela qu'il faut aider nos amis israéliens à réfléchir pour préparer un changement de politique.
Q - Peut-être pourriez-vous rester quelques minutes pour répondre à quelques questions des auditeurs ?
R - Juste quelques instant pour vous dire, moi aussi, que les actes antisémites ou anti-juifs commis en France sont absolument intolérables de quel que point de vue que l'on se place. Les autorités françaises combattront tous ces actes antisémites et racistes avec la dernière énergie. Il n'y a aucune espèce de justification ou de prétexte à trouver pour ces actes dans la situation réellement abominable du Proche-Orient. Il doit y avoir une séparation radicale. Il faut que la France rassemble toutes ses forces pour empêcher tout phénomène de contagion. Les auditeurs doivent savoir que notre détermination est entière sur ce point.
Q - Bonjour, être pro-palestinien signifie-t-il que l'on est antisémite ?
R - Le problème ne se présente pas comme cela. Il ne faut pas être pro-palestinien ou pro-israélien, il faut être pour la paix. Deux peuples sont là. Ils seront toujours là quel que soit le mal qu'ils s'infligent mutuellement et nous devons les aider de l'extérieur avec les moyens que nous avons à trouver les clefs d'une coexistence, d'une cohabitation pour qu'un jour, ils puissent construire, avec l'aide du monde entier, un Proche-Orient en paix.
Nous sommes pour la paix et nous n'avons pas à prendre parti pour un camp contre un autre. Dans chaque camp, il y a des positions qui sont admirables de courage et d'autres qui sont terrifiantes d'aveuglement et de fanatisme. Il faut donc chercher à dialoguer, des deux côtés, avec ceux qui sont responsables, qui pensent à l'avenir et qui acceptent l'idée de la cohabitation et de la coexistence. C'est ce que fait la France depuis des années, depuis qu'elle préconise un Etat palestinien, depuis 1982, comme étant une solution, à condition qu'il soit viable, qu'il soit pacifique par conséquent et qu'il accepte de donner à Israël toutes les garanties nécessaires. Le monde entier devra également donner des garanties, y compris les Américains qui, cette fois-ci, devront s'engager pour de bon, dans le bon sens.
Q - Il existe des missions civiles internationales qui assurent la protection du peuple palestinien, puisque les forces d'interpositions internationales n'agissent pas. Pourquoi n'y a-t-il pas d'arrêt des accords économiques avec Israël, car dans les statuts de ces accords, une atteinte aux Droits de l'Homme rend caducs les accords ? Pourquoi l'Europe n'agit-elle pas à ce niveau ?
Les Etats démocratiques occidentaux peuvent-ils maîtriser le monstre incontrôlable qu'est devenu Sharon ?
R - Il y a beaucoup d'aspects à traiter. Je suis tout à fait favorable à ce qu'il y ait des observateurs internationaux qui viennent s'interposer. Je pense que ce serait à la fois dans l'intérêt de la population israélienne qui vit dans la terreur des attentats et de la population palestinienne qui vit dans des conditions abominables et dont on voit les effets aujourd'hui. Cela devrait être accepté par les deux parties. Depuis ces derniers mois et voire plus, le gouvernement israélien s'y était absolument refusé et par conséquent, les Etats-Unis mettaient leur veto presque automatiquement au Conseil de sécurité sur ce type d'idées.
Je continue à penser que cette idée n'est défavorable ni aux uns ni aux autres, elle devrait être bénéfique pour les uns et pour les autres. Et je crois que, dès que nous serons sortis de cet enfer où ils s'enfoncent de plus en plus, cette idée resurgira de suite. Mais, on ne peut pas envoyer des observateurs internationaux contre l'un des camps, car nous serions dans l'affrontement direct. Je crois que c'est quelque chose qui devrait pouvoir venir consolider les propositions Zinni, Tenet ou Mitchell, surtout si elles sont mises dans la perspective d'une relance des négociations politiques, car toutes ces propositions ne suffisent pas à elles seules. Elles sont purement sécuritaires et donc à court terme. Il faudrait pouvoir introduire ce processus, nous l'avons proposé souvent et cela pourrait commencer par certains endroits clefs qui sont des zones de contacts et des lieux d'affrontements possibles. Je soutiens donc cette idée.
Les Européens ne sont pas d'accord pendant les crises sur ces choses. Ils ne sont d'accord que sur les principes généraux des solutions qu'il faut exiger des Israéliens, des Palestiniens. Ce ne sont pas les mêmes choses car ils ne sont pas dans les mêmes situations, tout simplement. Mais, lorsque l'on se trouve en crise, une majorité d'Européens a un réflexe de repli, exprimé malheureusement par la présidence actuelle en disant qu'il ne faut pas gêner les Américains même lorsqu'ils n'obtiennent pas de résultats. Je pense que l'Europe devrait s'enhardir surtout qu'elle dit des choses justes. Si on regarde les déclarations de Laeken, de Barcelone, ce qui a été déclaré par les quinze ministres en janvier ou février, nous disons des choses qui devraient conduire à une solution et à plus de sécurité pour les uns et pour les autres. Nous travaillons en tant que Français à ce que la voix de l'Europe soit plus forte, plus utile, en association avec les Etats-Unis que nous espérons voir bouger dans le même temps. Nous agissons dans ce sens. Un débat se développe à l'intérieur d'Israël avec Shimon Pérès, le président de la Knesset. Un certain nombre de responsables de partis de gauche, très minoritaires aujourd'hui ont dit des choses fortes, il y a un mouvement au sein de l'armée, la presse israélienne est tout à fait remarquable sur ce plan, je pense à Haaretz par exemple.
Je souhaite que ce mouvement se développe dans cette société matraquée par le terrorisme, mais très démocratique.
Q - Je suis assez impressionné par la justesse de votre analyse et je voudrais simplement dire que la France ne devrait pas se contenter de condamnations verbales par rapport au problème palestinien. La France pourrait, de sa propre initiative, suspendre momentanément ses relations économiques avec Israël, tant que Sharon mène une politique aussi agressive. Elle serait forcément grandie aux yeux du monde entier, en tout cas de la grande majorité du monde pour une attitude aussi courageuse.
R - Je vous remercie de vos appréciations, mais je voudrais dire que je ne crois pas tellement à l'utilisation de ces armes économiques. D'une façon générale, les politiques de sanctions, parce que c'est de cela qu'il s'agit, ont donné, depuis une vingtaine d'années, des résultats tout à fait contraires aux objectifs recherchés, sauf dans un seul cas qui est l'Afrique du sud. Les pressions du monde entier n'ont pas convaincu en l'an 2000 les Palestiniens de signer les propositions, certes un peu confuses, mais qui existaient entre Camp David et Taba. Les pressions sur Israël aboutiraient à un raidissement encore plus grand. C'est difficile à concevoir mais je crois que cela se produirait. En revanche, la Commission européenne a déclenché des procédures contre des exportations illicites, au terme même de l'Accord entre l'Union européenne et Israël car les Israéliens présentent des produits fabriqués dans les colonies à l'intérieur des territoires occupés comme étant des produits israéliens et c'est contraire à l'Accord. Il y a des procédures engagées par le commissaire Chris Patten qui, à force de ténacité, a obtenu l'accord de l'ensemble des pays de l'Union européenne sur ce point.
Pour le reste, il n'y a pas de raison non plus de se lancer dans une approche qui pénaliserait une population israélienne qui vit les affres que l'on connaît. Je comprends que l'on puisse se poser la question mais mon expérience me montre que ces procédés ne fonctionnent pas à supposer qu'ils soient justifiés, ce qui est encore à discuter. Il faut donc plutôt rechercher une sortie politique. Au bout du compte, il faut lutter contre l'insécurité et le terrorisme avec une énergie totale et constante, mais rechercher une solution politique avec la même énergie. C'est ce qui fait tragiquement défaut et c'est ce que nous essayons de reconstituer.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 avril 2002)
(Interview à la radio Beur FM le 2 avril 2002) :
Q - Monsieur le Ministre, bonsoir. Tout d'abord, que pouvez-vous nous dire sur ce regain de violence et sur la situation dramatique que vit le Proche-Orient en ce moment. Même des religieux ne sont pas épargnés, à l'image du prêtre catholique tué dans une église à Bethléem en Cisjordanie. Qu'est ce que vous pouvez nous dire là-dessus ?
R - C'est beaucoup plus qu'un regain de violence. C'est la poursuite d'un engrenage fatal qui est une sorte de guerre pour l'Etat palestinien, si on veut résumer les choses. Il y a cette aspiration des Palestiniens à un Etat. Nous soutenons la demande de l'Autorité palestinienne de créer un Etat viable, pacifique et démocratique - nous le souhaitons beaucoup - à côté d'Israël dans ses frontières internationalement reconnues et garanties. Il y a malheureusement aussi des mouvements palestiniens extrémistes qui voudraient en fait recréer un Etat palestinien à la place d'Israël. Personne au monde ne soutient cette revendication. Mais nous soutenons la revendication d'un Etat palestinien. François Mitterrand l'avait dit à la Knesset en 1982. Nous continuons à penser que cela reste la seule solution possible.
C'est dur à négocier, cela suppose beaucoup de courage de part et d'autre. Mais une politique qui tourne totalement le dos à cette demande légitime et pense faire disparaître le problème palestinien uniquement par la répression du terrorisme et faire disparaître en même temps la dimension politique du problème palestinien, cette politique ne peut qu'échouer.
Depuis que cette politique est menée, les conditions de vie sont de plus en plus abominables pour les Palestiniens et l'insécurité de plus en plus grande pour les Israéliens. C'est donc une politique qui ne marche pas, même si elle remporte des succès militaires. C'est assez facile, finalement, pour l'armée israélienne de contrôler à nouveau des villes comme Ramallah ou Bethléem ou d'autres. Ce sont des résultats ponctuels à court terme. L'armée peut arrêter des gens, trouver des papiers mais cela ne règle pas le problème de fond.
On voit dans l'escalade des violences la traduction de cette impasse stratégique.
Q - Monsieur le Ministre, vous venez de parler d'une politique, en l'occurrence la politique d'Ariel Sharon qui vient de faire une offre au président palestinien, Yasser Arafat, à savoir un aller simple pour sortir de Ramallah. Une offre rejetée par le président palestinien. Cela traduit-il l'impossibilité d'une éventuelle reprise de dialogue entre les deux hommes ?
R - Oui, ce n'est pas une offre, c'est une sorte de diktat. On sait bien que depuis longtemps, Ariel Sharon combat toute expression politique légitime des Palestiniens et donc l'Autorité palestinienne issue du processus d'Oslo. Il a d'ailleurs été contre le processus d'Oslo. Il a été contre les accords de paix avec l'Egypte. Il y a une cohérence chez cet homme qui aujourd'hui est renforcée par le fait que les Israéliens, qui vivent sous la terreur des attentats, sont évidemment prêts à le soutenir car ils espèrent de toutes leurs forces qu'une politique de force, de répression va les débarrasser de ce cauchemar d'insécurité.
Même si l'on comprend humainement cette réaction, cela ne veut pas dire pour autant qu'Ariel Sharon ait politiquement raison. Cela ne veut pas dire qu'il ait raison de se concentrer sur son obsession contre Arafat, ou quand il fait d'Arafat l'organisateur de l'ensemble du terrorisme, alors qu'Arafat a de moins en moins de moyens. Depuis des mois, il est privé pour son peuple de toute perspective politique et privé de tout moyen d'action, de tout relais, de services de police, de commissariats Plus on détruit ses moyens, plus on lui demande de faire plus. Il y a une sorte d'incohérence qui finit par apparaître aux yeux des commentateurs même les plus favorables à la politique israélienne. Cette contradiction apparaît même dans la presse américaine, par exemple.
C'est une offre qui n'en est pas une et qui revient à la même croyance qu'il serait possible de "se débarrasser" du problème politique palestinien en écartant Yasser Arafat d'une façon ou d'une autre.
C'est un raisonnement qui ne peut pas marcher. Il y a un peuple palestinien, son leader historique est aujourd'hui Yasser Arafat, un jour ce sera peut-être quelqu'un d'autre mais la revendication sera toujours la même. Le problème sera toujours le même, il faudra donc toujours autant de courage politique du côté israélien pour affronter cette réalité qui signifie : négociations, Etat palestinien, évacuation de l'essentiel des colonies, arrangement à trouver sur Jérusalem. Beaucoup de choses qui avaient été approchées mais pas conclues, malheureusement, entre Camp David et Taba.
Q - Alors justement Monsieur le Ministre, quelle est la politique que doit peut être mener la France au Proche-Orient pour inciter à une éventuelle reprise de dialogue entre les deux parties ?
R - La France a joué depuis une vingtaine d'années un rôle très important, par ses propositions, par ses analyses politiques, par ses déclarations pour faire évoluer les esprits et préparer les uns et les autres à la paix. La paix c'est à dire la coexistence d'un Etat d'Israël dont la sécurité doit être renforcée et garantie, et d'un Etat palestinien qui verrait enfin le jour comme cela est légitime.
La France a beaucoup fait par sa voix propre au sein de l'Europe. Depuis 1999, les Européens sont d'accord sur l'objectif d'un Etat palestinien. Depuis novembre dernier, le président Bush l'a dit aux Nations unies. Les Etats-Unis ont accepté que cela figure dans une résolution du Conseil de sécurité et c'était la première fois. C'est encore plus pathétique d'avoir à souligner cela, parce qu'en principe le monde entier est d'accord. Et même le Likoud, le parti d'Ariel Sharon, ne conteste plus complètement cette idée d'Etat palestinien qu'il rejetait de toutes ses forces auparavant et Ariel Sharon le dit lui-même de temps en temps. Mais il s'agit évidemment d'un Etat palestinien croupion, morcelé, c'est quelque chose de l'ordre de 35 % de la Cisjordanie. Tout cela n'est pas du tout acceptable.
Cette idée d'un Etat palestinien ne peut plus être combattue de front, même par Ariel Sharon. Tout le monde sait, qu'un jour, il y aura un Etat palestinien. A ce moment là, le monde entier s'engagera pour faire en sorte que les deux pays puissent non seulement cohabiter mais travailler ensemble dans un Proche-Orient en paix.
C'est encore plus cruel, plus terrifiant de voir ce qui se passe. La France travaille beaucoup. J'ajouterai qu'elle le fait à travers un dialogue constant avec ses partenaires israéliens, palestiniens et arabes. Nous sommes francs, tout à fait loyaux dans nos contacts. Quand nous approuvons, nous approuvons. Quand nous avons des critiques à faire, nous les faisons mais tout le monde comprend que c'est dans l'intérêt d'une paix véritable un jour ou l'autre.
Nous souhaitons que l'Europe elle-même, les quinze pays débattent entre eux. Ils sont d'accord sur le principe de l'Etat palestinien mais, souvent pas d'accord sur ce qu'il faut faire immédiatement, aujourd'hui, demain, après-demain. Nous souhaitons que l'Europe s'enhardisse parce qu'elle a, certainement, un rôle plus grand à jouer.
Q - Monsieur le Ministre, comment expliquez-vous cette politique de deux poids deux mesures lorsque le Conseil de sécurité par exemple vote des résolutions qui ne sont pas respectées par l'Etat israélien, je pense notamment au chapitre VII de la charte des Nations unies qui prévoit le recours à la force pour obliger un Etat à respecter les résolutions de l'ONU ?
R - Vous savez il y a beaucoup de conflits dans le monde à propos desquels on n'a pas eu recours au chapitre VII parce que ce n'est pas aussi simple que ce qui est inscrit dans la charte. C'est le monde tel qu'il est. C'est la réalité du monde. Cela rappelle à ceux qui croyaient que l'on était déjà dans une communauté internationale, fonctionnant sur la base des grands principes de l'ONU et la déclaration universelle des Droits de l'Homme, qu'il y a encore beaucoup de chemin à faire.
Cette communauté internationale est à bâtir, et c'est ce à quoi s'emploie la France, le plus activement possible.
Q - Monsieur le Ministre, le conflit au Proche-Orient a des retombées au niveau national, nous l'avons vu avec la multiplication d'actes anti-juifs. Les regards se braquent vers la communauté musulmane. Qu'est ce que vous pouvez nous dire sur ces actes ?
R - Il y a eu un certain nombre d'actes. Certains discutent sur les termes, est-ce que c'est antisémite, anti juifs, ou autres En tout cas, ces actes sont intolérables quel que soit le nom dont on les affuble. Des gens, je ne sais pas qui, sauf ceux qui ont déjà été identifiés par les policiers et jugés par la justice et qui sont assez nombreux, croient pouvoir, sous prétexte de la situation au Proche-Orient, sous prétexte des conditions de vie abominable des Palestiniens, s'en prendre à des institutions juives en France, à des synagogues, à des écoles, à des habitations de personnalités juives.
Je voudrais redire, de la façon la plus claire, que c'est absolument intolérable. Personne en France n'acceptera cela, il n'y a aucune raison de rendre responsable en France qui que ce soit de la politique menée par tel ou tel gouvernement israélien, que l'on doit critiquer politiquement si on veut le critiquer. Il n'y a aucune raison de faire le lien. Ces actes sont des actes de délinquance pure qui doivent être traités de façon pénale. Il n'y a aucune justification à trouver. Tous ceux qui mélangeraient les choses et qui croiraient pouvoir expliquer que la situation à Ramallah justifie, par exemple, que l'on aille incendier une synagogue, sont en contradiction totale avec tous les principes qui fondent la République française et notre coexistence dans ce pays, la citoyenneté dans ce pays. Je pense qu'il doit y avoir un sursaut social par rapport à cela notamment quand on est proche des milieux qui pourraient être tentés par cette confusion. Celle-ci sera combattue avec la plus grande énergie par les autorités françaises quelles qu'elles soient.
Q - Monsieur le Ministre, on n'est pas encore sûr que ce sont des actes émanant de membres de communauté musulmane, lorsqu'on sait aussi que notre pays est en pleine période électorale, l'on se demande vraiment, passez-moi l'expression, à qui profite le crime ?
R - Ce n'est pas à moi de dire de qui cela dépend. C'est un travail de police et de justice. Ce que je sais c'est que les autorités françaises ne laisseront se produire aucune résurgence de l'antisémitisme, ni du racisme, ni de quelque autre forme de racisme, sous quelque prétexte que ce soit.
Nous avons une France qui, sur ce plan, doit offrir un visage exemplaire par rapport au reste du monde. Nous bâtissons une Europe qui est marquée par des valeurs fondamentales qui nous distinguent en mieux de toute une série d'autres régions du monde qui essaient de se développer, elles aussi, sur le plan politique, civique pour ressembler à cela. C'est notre patrimoine commun à nous Français, citoyens français quelles que soient nos convictions politiques, nos origines, nos religions. Si nous avons à débattre entre nous de ce qui se passe au Proche Orient et de la politique à suivre, nous le faisons par des moyens politiques.
Q - Monsieur le Ministre, nous avons assisté récemment à un certain nombre de galas de soutien à l'armée israélienne sur le territoire national, comment expliquez-vous le fait que la France ait donné son aval à ce type de galas lorsque l'on sait que cette armée est une armée d'occupation, qui n'a jamais respecté les résolutions des Nations unies et qui humilie tout un peuple selon les dires même de certains militaires israéliens qui ont refusé de servir dans les territoire occupés ?
R - Oui, il y a un mouvement au sein de l'armée israélienne, comme dans l'opinion israélienne et dans une partie de la presse israélienne.
Mais là il s'agit de tout à fait autre chose, il ne s'agit pas de réunion publique de soutien à la politique menée par ce gouvernement à travers l'armée. Il s'agit de réunions qui ont un caractère privé, donc qui n'ont pas être à autorisées par les autorités, ni par les préfets, ni par les maires et qui ont un caractère humanitaire et caritatif et qui ont lieu, à ma connaissance, depuis très longtemps. En général, il s'agit de rassembler des fonds pour les veuves, pour les orphelins, pour des actions sociales de ce type. Alors évidemment cela tombe mal, dans ce contexte, quand on voit les actions que le gouvernement israélien demande à l'armée israélienne de mener dans les territoires occupés. Mais, il faut quand même ramener cela à de justes proportions, cela n'a pas d'autre sens que celui que j'ai indiqué.
Q - Monsieur le Ministre, l'Algérie est actuellement face à une grave crise qui secoue le pays avec la tension qui règne en ce moment dans la région de Kabylie. Une manifestation a eu lieu cet après-midi devant l'Ambassade d'Algérie à Paris pour demander aux autorités algériennes de trouver une solution à cette crise. Quelle est la position de la France par rapport à ces événements ?
R - L'Algérie rencontre encore beaucoup de problèmes et vous savez que nous sommes fraternellement et amicalement aux côtés de l'Algérie pour l'aider, si elle le souhaite, si elle demande bien sûr, à poursuivre son indispensable modernisation. L'Algérie doit franchir un certain nombre d'étapes sur le plan politique, économique, social, institutionnel, sur la défense des droits des uns et des autres. Il y a quelque chose qui ne va pas par rapport aux Kabyles.
Mais je ne peux que réitérer cette expression de disponibilité qui est celle de la France par rapport à ce mouvement que nous souhaitons. L'Algérie est et sera toujours proche de nous, parce qu'il y a une communauté algérienne importante en France, parce que, en fait, les liens sont plutôt en train de se renforcer entre les deux pays. Nous souhaitons que l'Algérie trouve finalement en elle-même la force suffisante pour surmonter tous les problèmes graves qu'elle a eus à affronter depuis des années. Voilà ce que je souhaite sincèrement pour l'Algérie.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 avril 2002)
(Interview à l'émission "Hardtalk" de la BBC, à Paris le 2 avril 2002) :
Q - Vous avez récemment défini la réaction israélienne de pure répression. C'est toujours le cas ?
R - Oui, je crois que c'est une fuite en avant dans une politique qui est menée depuis quelques mois et qui a montré qu'elle aboutissait à une impasse. L'insécurité augmente pour les Israéliens. La situation est insupportable pour les Palestiniens qui vivent dans des conditions qui sont dominées par la violence, le désespoir, la volonté de vengeance. Les Israéliens vivent dans la terreur des attentats.
Q - Mais il faut bien que les Israéliens se défendent.
R - Je comprends la réaction de l'opinion publique israélienne, je comprends la réaction des gens, la réaction des familles qui vivent sous la menace des attentats mais je pense que le rôle des hommes politiques n'est pas d'exagérer les réactions de l'opinion mais d'apporter des solutions. La politique qui est menée par le gouvernement israélien depuis quelques mois n'apporte aucune solution, ni sur le plan de la sécurité ni sur le plan politique. Je pense donc qu'il faut, c'est peut-être facile à dire de l'extérieur, revenir à une politique où les Israéliens recherchent avec les Palestiniens une solution politique.
Q - Mais pourquoi les Israéliens accepteraient-ils que les Palestiniens utilisent les attentats pour forcer leur retour à la table des négociations ? Aucun pays ne peut accepter cela.
R - Naturellement, je pense que c'est le devoir du gouvernement israélien de lutter contre le terrorisme mais je pense qu'en luttant contre le terrorisme uniquement par la répression, il ne fera pas disparaître le terrorisme. C'est comme vider l'océan avec une bouteille, il n'y arrivera pas. Cette politique de force, de répression militaire crée des milliers de nouveaux candidats chaque jour pour des attentats suicides. Je pense qu'il faudrait que le gouvernement israélien fasse les deux choses en même temps : lutter contre le terrorisme parce que c'est son devoir d'assurer la sécurité à ses citoyens et chercher une solution politique. A l'heure actuelle, il n'a aucune solution politique en vue. Pourtant, les Israéliens seront toujours là et les Palestiniens seront toujours là.
Q - A quel point peut-on rendre les Américains responsables de la position d'Israël, pour avoir donné le feu vert aux Israéliens pour réprimer les Palestiniens ?
R - Moi, dans ma fonction de ministre des Affaires étrangères, je ne cherche pas à établir des responsabilités, je ne suis pas un juge. Je suis un acteur, je suis un acteur mais je ne cherche pas à me comporter comme un juge ou comme un historien en disant voilà l'enchaînement des responsabilités.

Q - Mais vous ne vous gênez pas pour critiquer quand vous le voulez.
R - Si c'est utile. La critique est faite pour dire : "il faut faire une autre politique". C'est pour chercher des solutions, ce n'est pas pour le plaisir de critiquer.
Q - Vous voulez donc que la politique américaine change ?
R - Je souhaiterais que les Américains s'engagent plus au Proche-Orient. Je suis tout à fait conscient des efforts constants faits par Colin Powell, qui sont importants. Mais je voudrais que les Etats-Unis se réengagent encore plus, pas uniquement pour essayer d'obtenir une impossible sécurité préalable avant des négociations mais pour les deux : recherche de la sécurité, ouverture de négociations politiques. Tout le monde le sait, il n'y a pas d'autre solution. Au bout du compte, il y aura un Etat palestinien. Un Etat palestinien viable. Les Israéliens seront obligés de parler à nouveau aux Palestiniens même si les dirigeants palestiniens ne leur plaisent pas et les Palestiniens seront obligés de parler aux Israéliens même si les dirigeants israéliens ne leur plaisent pas. Il n'y a pas d'autre solution. Il faut revenir à cette approche.
Q - Pensez-vous toujours, comme vous l'aviez déclaré au Washington Post, que le président Bush a le pouvoir d'imposer la paix au Proche-Orient, avec une sorte de baguette magique ?
R - Je ne pense pas que les Etats-Unis ont une baguette magique, mais je pense que les Etats-Unis ont aujourd'hui une puissance plus considérable que jamais. Le président Bush a entre les mains des possibilités considérables à condition d'être prêt à faire des pressions très fortes, non seulement sur les Palestiniens mais aussi sur les Israéliens dans l'intérêt des uns comme des autres. Je constate d'ailleurs que même en Israël, il y a, on le voit dans la presse israélienne, des gens qui disent "imposez-nous une paix, aidez-nous à sortir de cette situation". Si le président Bush voulait prendre cette initiative, il serait appuyé par tous les Européens, par tous les Arabes modérés et il y aurait un effort sans précédent. Si les Israéliens et les Palestiniens avaient trouvé un moyen pour recommencer à négocier ensemble, je ne dirais pas cela, ce ne serait pas la peine. Mais on ne va pas laisser ces deux peuples s'enfoncer mutuellement dans l'enfer. Il faut bien faire quelque chose.
Q - J'ai pourtant l'impression que vous faites porter la responsabilité sur les Israéliens. Ce n'est pas juste, ni équitable.
R - Non, encore une fois, je ne cherche pas à parler en juge, je ne cherche pas à remonter les responsabilités depuis des décennies dans cette affaire, je cherche ce qu'il est possible de faire d'utile. Dans l'immédiat, je pense que le gouvernement israélien changerait complètement la situation s'il disait : "je continue à combattre violemment le terrorisme mais j'ouvre demain matin des négociations politiques". Immédiatement après, il y aurait des choses considérables à demander aux Palestiniens. Les Européens se sont exprimés à plusieurs reprises depuis deux ou trois mois en disant des choses très claires sur ce que l'on demande aux uns et aux autres.
Q - Dans ce contexte, que répondez-vous aux Palestiniens qui vous demandent : "faites quelque chose. Pourquoi attendez-vous les Américains qui ne veulent même pas nous parler ?"
R - Je réponds qu'on ne peut pas dire que les Européens ne font rien, parce que les Européens ont sur le plan politique dit des choses depuis des années qui sont très importantes, et ce que nous avons dessiné, l'objectif qu'il faut atteindre. Nous avons défini ce que pourrait être la solution, nous avons défini le chemin.
Q - Mais pendant toutes ces années les discussions n'ont abouti à rien
R - Oui, c'est vrai mais ce qu'ont fait les autres, non plus. Les Arabes n'ont rien obtenu, les Américains n'ont rien obtenu, les Israéliens n'ont rien obtenu par leurs politiques successives. Donc, il n'y a pas de raisons de blâmer l'Europe en particulier sur ce qu'elle n'a pas obtenu, cela reste un problème pour tout le monde. Donc, comment faut-il s'en sortir ?
Q - Nous célébrons donc un échec collectif, un échec de la communauté internationale !
R - Communauté internationale, c'est un très beau terme mais c'est un objectif, elle n'existe pas encore vraiment, nous devons la construire tous les jours. Au Proche-Orient, il faut trouver une façon de renverser cette tendance. Je vois bien ce qu'il faudrait que les Israéliens fassent, je vois bien que les Palestiniens fassent, il faut qu'on trouve un degré de contrainte extérieure, de contrainte amicale pour les sortir du piège dans lequel ils sont en train de s'enfoncer. D'où le rôle majeur des Etats-Unis, de l'Europe mais aussi de la Russie, des Nations unies, des Arabes modérés, de tous ceux qui peuvent apporter quelque chose. Mais la contribution des uns et des autres n'est pas la même. Quand on arrivera un jour à un accord, car on arrivera à un accord, il est évident que les Israéliens demanderont aux Américains une garantie militaire au sol, une présence, il faut que les Américains y réfléchissent dés maintenant. Les Israéliens ne demanderont peut-être pas la même chose aux Européens, ni aux Arabes, mais nous avons tous à apporter quelque chose à la solution qu'on trouvera un jour ou l'autre, parce que la situation actuelle et la politique de répression sont sans issue.
Q - Mais à court terme, à quel point la situation va-t-elle se détériorer ? Combien vont mourir avant d'aboutir à la solution dont vous parler ?
R - Si vous me le demandez, je vous dirais qu'il faut arrêter instantanément, dans la minute qui suit : il faut que l'armée israélienne se retire de Ramallah, se retire des zones qu'elle avait libérées, puis occupées, puis relibérées, puis réoccupées, il faut arrêter cela. Il faut mettre en uvre le cessez-le-feu préparé par le général Zinni, et là les Palestiniens ont trop hésité. Il faut le faire instantanément et il ne faut pas penser simplement en termes de rapport Tenet ou de Commission Mitchell parce que ce sont essentiellement des dispositions de sécurité. Il faut les compléter immédiatement par une négociation politique. Il faudrait le contraire de ce qui se passe.
Q - Arafat propose le plan Tenet et Mitchell comme base d'un cessez-le-feu.
R - Oui, et cela ne suffit pas. Il faudrait appliquer instantanément le Plan Tenet et Mitchell et ouvrir des négociations politiques. Si Ariel Sharon et Yasser Arafat pouvaient amorcer cela ensemble, cela changerait complètement la situation. Ce que je recommande, je le dis avec tristesse, c'est le contraire de ce qui est en train de se passer. Les choses sont en train d'évoluer de façon folle, c'est comme une machine qui n'est plus contrôlée par rien, en fait. Cela ne peut apporter aucune solution. Les Israéliens ne feront pas disparaître le problème palestinien en éliminant Arafat, en l'empêchant d'agir, en l'expulsant, ou pire encore. Cela ne fera pas disparaître le problème, il y aura toujours le peuple palestinien, il sera toujours là, juste à côté. Les Israéliens seront toujours là, il faut reprendre le chemin d'une solution politique. Aujourd'hui ce que je dis a l'air sans effets pratiques, naturellement, mais il n'y a pas d'autres solutions, on y viendra à un moment ou à un autre.
Q - Restons au Moyen-Orient mais changeons de pays. L'Iraq occupe beaucoup les Britanniques et les Américains. Quelle menace représente l'Iraq pour le reste du monde ?
R - Le problème c'est que, précisément, on ne le connaît pas avec précision. On peut craindre des programmes biologiques, des programmes chimiques, des tentatives nucléaires, mais on ne sait pas exactement où en sont les choses. Compte tenu de ce qu'a été ce régime iraquien dans le passé, par rapport aux Iraniens, par rapport aux Koweïtiens, par rapport aux Kurdes, il est évident qu'il faut un contrôle international. Les résolutions du Conseil de sécurité sont justifiées sur ce plan.
Q - Les Américains n'ont pas partagé leur information avec vous, mais Américains et Britanniques sont convaincus que Saddam Hussein représente une très grande menace. Vous ne partagez pas cette conviction ?
R - Je pense que c'est une menace suffisante pour qu'on veuille savoir exactement où en est l'Iraq. Cela justifie la résolution du Conseil de sécurité et cela justifie notre exigence, elle est très claire, en disant que l'Iraq doit laisser revenir travailler les inspecteurs des Nations unies et en les laissant travailler librement.
Q - Mais s'ils ne les laissent pas revenir, que faire ?
R - On verra mais on ne peut pas spéculer à l'heure actuelle sur ces suppositions.
Q - Cela veut dire que vous n'avez pas de plan, pas de solution de rechange ?
R - Nous avons une série de réflexion sur la situation dans laquelle nous serions. A ce stade, je crois qu'il faut concentrer notre pression sur cette exigence qui est celle de tout le monde. On est tous d'accord là-dessus : Américains, Européens, Russes, etc sans parler des voisins de l'Iraq qui souhaitent ce contrôle. Il faut que les inspecteurs puissent revenir.
Q - Pendant combien de temps allez-vous attendre ? Cela fait quatre ans. L'Iraq vous mène par le bout du nez avec une répétition d'excuses et de négociations, mais au bout du compte rien ne change.
R - Je ne suis pas pour des négociations.
Q - Kofi Annan négocie.
R - Peut-être que Kofi Annan n'emploierait pas le terme de négociations. En tout cas les résolutions sont suffisamment claires pour qu'il n'y ait pas besoin de négociations. Et à un moment donné il faudra dire : "ça suffit", si l'Iraq n'a pas répondu clairement à l'exigence légitime de la communauté internationale.
Q - Est-ce légitime d'attaquer l'Iraq, comme les Américains le suggèrent, si l'Iraq refuse le retour des inspecteurs ?
R - Ce n'est pas légitime de la part de l'Iraq de refuser les exigences du Conseil de sécurité.
Q - Ce n'était pas ma question.
R - Oui, mais je réponds précisément que ce ne sont pas les exigences américaines. Ce sont les exigences du Conseil de sécurité, les résolutions sont très claires.
Q - Je présente les choses différemment : si les Américains veulent attaquer l'Iraq parce qu'ils se sentent menacés par ses armes de destruction massive. Soutiendrez-vous cette attaque ?
R - Tout est dans le "si". On est à nouveau dans une hypothèse.
Q - En politique beaucoup de choses se fondent sur des hypothèses.
R - Oui, mais on ne peut pas non plus être uniquement dans des spéculations sur des hypothèses.
Q - Vous n'écartez pas de soutenir une attaque par l'Amérique et la Grande-Bretagne dans le futur ?
R - Rien n'est exclu, On ne peut même pas exclure que l'Iraq finalement ne fasse revenir des inspecteurs. Aucun autre scénario n'est exclu mais à ce stade ce sont des spéculations. D'ailleurs on ne peut pas enfermer les pouvoirs du Conseil de sécurité à l'avance. On ne peut pas dire : "le Conseil de sécurité sera obligé de faire ça ou n'aura pas le droit de faire ça". Le Conseil de sécurité a des pouvoirs qui sont considérables au titre de la Charte y compris ceux que lui confère le chapitre VII et le Conseil de sécurité décidera.
Q - Vous avez qualifié votre désaccord avec les Américains comme une querelle de famille. Vous avez parlé de simplisme et d'unilatéralisme de la politique étrangère américaine. Cela a causé des dégâts dans votre relation avec les Etats-Unis ces derniers mois. Depuis plusieurs années vous critiquez la politique étrangère américaine. Etes-vous conscient des dégâts causés ?
R - Non, d'abord je ne critique pas les Américains depuis des années, c'est tout à fait inexact, d'ailleurs je pourrais vous citer, mais on n'a pas le temps, une très longue liste de sujets sur lesquels nous avons coopéré activement, amicalement et utilement avec les Américains. Je me comporte comme un ami sincère et franc avec les Américains. Quand nous sommes d'accord avec eux nous le disons, et nous sommes très heureux d'être d'accord avec eux, quand nous avons des problèmes nous le disons. On ne le dit pas tous les matins
Q - Colin Powell vous a insulté, il a dit que "vous aviez des vapeurs".
R - Oui c'est pour ça que je lui ai dit que c'était un langage militaire qu'il avait employé et que je prenais ça pour un échange viril précisément entre amis. C'est sur ce point que j'ai répondu.
Q - Vous continuez de croire que la politique étrangère américaine est simpliste. Vous avez dit que les problèmes du monde ne peuvent se réduire à la seule dimension de la lutte contre le terrorisme. Vous maintenez cette affirmation ?
R - Oui, mais toute la politique américaine n'est pas comme ça. Par exemple aujourd'hui nous travaillons très bien ensemble dans les Balkans. Il y a toutes sortes de domaines où je trouve que les choses sont prises intelligemment par la diplomatie américaine : avec la Russie, avec la Chine, sur beaucoup de plans. Mais en effet, je répète qu'on ne peut pas ramener tous les problèmes du monde uniquement à la lutte contre le terrorisme. Et on ne peut pas traiter le terrorisme uniquement par des moyens militaires, même si c'est dans certains cas absolument nécessaire comme c'était entièrement justifié par exemple en Afghanistan. Donc oui à la lutte contre le terrorisme et nous sommes pleinement engagés par rapport à cela
Q - Mais maintenant l'Amérique doute de cela, puisque vous ne voulez plus les aider dans l'affaire Zaccharias Moussaoui. Vous avez dit que les éléments fournis par la France ne pouvaient être utilisés pour requérir la peine de mort. Vous limitez votre assistance dans cette affaire très importante.
R - Nous avons fait dans cette affaire Moussaoui, depuis que nous savons que la peine de mort va être requise, exactement ce qui ce passe dans les cas d'extraditions. Nous en France, nous n'avons plus de peine de mort, nous avons signé d'autre part des textes européens qui interdisent la peine de mort. Donc nous ne voulons pas que nos procédures de coopération judiciaire puissent servir à la peine de mort contre un ressortissant français dans un autre pays. On l'a déjà fait dans des cas d'extradition nous le refaisons dans le cas Moussaoui. Mais cela n'empêche pas que nous continuons à travailler avec les Etats-Unis dans le cadre de la convention d'entraide judiciaire de 1998. Au début de votre question vous m'interrogiez su la coopération dans la lutte contre le terrorisme. Nous coopérons. Les Américains le savent, les Américains sont, je crois, très heureux des résultats que nous obtenons ensemble. Cela s'est fait par échange d'information, cela c'est fait par des services rendus, au travers de l'action de nos avions en Afghanistan et de beaucoup d'autres façons. Et nous coopérons non pas uniquement par solidarité avec le peuple américain même si c'est très important pour nous, mais nous coopérons parce que c'est de notre intérêt aussi. Il n'y a pas que ce cas, nous coopérons avec nos amis espagnols dans la lutte contre le terrorisme. C'est un acte de fond qui est encore plus fort après le 11 septembre même si cela avait commencé avant et nous continuerons.
Q - Mais votre position va les gêner dans leur processus judiciaire.
R - Nous mettons en uvre des dispositions qui sont tout à fait légales. Les conventions d'entraide judiciaires doivent respecter les conditions du droit en France comme elles doivent respecter les conditions du droit aux Etats-Unis, donc on peut coopérer dans le cas de l'affaire Moussaoui. Il ne faut pas non plus ramener tous les problèmes du terrorisme mondial à cette seule affaire Moussaoui.
Q - Sur la question du respect des lois, la France va-t-elle respecter l'arrêt de la Cour européenne de Justice demandant la levée de l'embargo sur le buf britannique ? La Commission demande qu'une amende vous soit imposée. Le ministre des Affaires étrangères britannique souhaite que cette amende vous soit imposée si la France ne respecte pas cet arrêt. N'est-il pas grand temps de respecter la Cour et de mettre fin à cette vilaine affaire entre la France et la Grande-Bretagne ?
R - Les relations entre la France et la Grande-Bretagne portent sur de très nombreux sujets et pas que là-dessus. D'abord ce qui est prioritaire pour nous c'est la santé publique et c'est l'application du principe de précaution. L'arrêt de la Cour de Justice européenne auquel vous faites allusion a rendu un jugement nuancé en fait. C'est un arrêt qui a estimé que certaines questions continuaient à ce poser notamment en matière de traçabilité des animaux. Donc nous continuons à travailler sur les conséquences à tirer de cet arrêt.
Q - Mais la Commission pense que le verdict est clair, les Britanniques et le reste de l'Europe pensent que le verdict est clair, il n'y a que la France qui fait cavalier seul.
R - Cela arrive souvent que la Grande-Bretagne considère que le point de vue de la Commission ne doit pas s'appliquer automatiquement à la Grande-Bretagne. Là, nous sommes dans un cas particulier où nous estimons que notamment à cause de cette question de traçabilité, de nos soucis de santé publique, il faut examiner de très près les conséquences de cet arrêt pour voir ce que nous allons faire pratiquement.
Q - N'est-ce pas devenu un argument de campagne : ne pas paraître céder aux Britanniques lors d'une campagne électorale ?
R - Non, je pense que c'est un calendrier juridique, ce n'est pas un calendrier électoral. Même s'il n'y avait pas eu d'élections de toutes façons à partir de cet arrêt il aurait fallu l'examiner très sérieusement, scientifiquement, juridiquement et aboutir à des conclusions. J'espère naturellement qu'on se retrouvera les Britanniques et nous sur cette affaire.
Q - La France paiera-t-elle l'amende ?
R - Ecoutez, on verra, on n'en est pas là. Pour le moment je vous dis, l'arrêt est plus nuancé que ce que vous disiez. Il justifie notre vigilance.
Q - Cherchez-vous vraiment une solution ou cela va-t-il traîner des années ?
R - Non, il ne s'agit pas de traîner pendant des années, mais c'est surtout une question de santé publique.
Q - Un autre sujet de grand intérêt pour nos deux pays : les demandeurs d'asile à Sangatte. Combien de temps va-t-il falloir à la France pour protéger l'entrée du Tunnel sous la Manche des incursions quotidiennes des demandeurs d'asile qui ont réussi à interrompre le commerce ?
R - Sur ce sujet, le ministre français de l'Intérieur me disait encore récemment qu'il fait tout pour trouver la meilleure solution possible, qu'il est en liaison permanente avec son homologue anglais et que nous trouverons une solution. Mais il faut savoir que compte tenu de la pression migratoire, la solution n'est pas facile.
Q - Plusieurs entreprises et Eurotunnel ont accusé les gouvernements britanniques et français de ne pas protéger le trafic. Ils perdent des millions. Pouvez-vous les rassurer en vous engageant à faire de votre mieux pour protéger l'entrée du Tunnel sous la Manche ?
R - Je peux vous dire que tout sera fait pour régler ce problème. Tout le monde est informé, aujourd'hui tout le monde connaît l'ampleur de cette pression migratoire. Pour des raisons géographiques il y a tout un mouvement qui se concentre à cet endroit là, il y a un problème commercial qui est sérieux mais il y a un problème d'immigration qui est global. Je suis convaincu que les Britanniques et les Français trouveront ensemble une bonne solution à la question de la sécurité et du fonctionnement du tunnel et donc de sa bonne exploitation économique. Mais tout cela supposera aussi qu'on ait fait des progrès dans toute l'Europe sur la façon de gérer ces flux. Ce n'est pas qu'un problème franco-britannique. Mais on en aura d'autres. C'est pour cela qu'il faut prendre cela avec beaucoup de sang-froid et beaucoup de confiance pour trouver des solutions ensemble.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 avril 2002)