Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à Europe 1 le 15 avril 2002, sur le réengagement américain au Proche-Orient et la mission de Colin Powell, la proposition israélienne d'une conférence politique sans la participation des Européens, la campagne militaire d'Israël dans les territoires palestiniens.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q - Monsieur Védrine, vous rentrez de Luxembourg où vous avez participé à une réunion des quinze ministres des Affaires étrangères de l'Europe, consacrée essentiellement au Proche-Orient, je vous remercie d'être là avec nous sur Europe 1, en direct. M. Colin Powell est en train de voyager entre Beyrouth, Damas et ce soir Jérusalem. Est-ce que la mission de Colin Powell est en train de réussir ou d'échouer ?
R - C'est trop tôt pour le dire. Il y a quelques jours, le président Bush a constaté que son attitude depuis plus d'un an, de retrait par rapport au conflit du Proche-Orient et de feu vert donné à la politique purement répressive d'Ariel Sharon aboutissait à une aggravation constante de la tragédie et à une impasse. Il a un peu changé sa trajectoire et a décidé de se réimpliquer. Les Américains ont voté, sur ce sujet, des résolutions du Conseil de sécurité, ce qu'ils se refusaient à faire depuis longtemps, notamment les résolutions 1402 et 1403 exigeant le retrait de l'armée israélienne des villes palestiniennes autonomes réoccupées, mais aussi un cessez-le-feu de part et d'autre. Il a envoyé Colin Powell, c'est donc un tournant dans l'attitude américaine...
Q - Vous voulez dire que l'Amérique s'engage ou s'implique beaucoup plus nettement au Proche-Orient ?
R - Se réengage. Plus encore que "plus nettement", c'est un vrai tournant, parce que l'attitude depuis plus d'un an c'était apparemment un désengagement, en réalité un soutien à la politique d'Ariel Sharon. Là, c'est un réengagement et le réengagement entraîne presque automatiquement un début de rééquilibrage. Powell arrive sur place, c'est une mission très compliquée, personne ne pense qu'il va régler le problème et ce serait injuste d'attendre cela, mais il peut essayer de réenclencher un processus. Et pour le moment, il n'a pas encore réussi.
Q - Là où il est, on ne sait pas si c'est un succès relatif ou un insuccès relatif.
R - Non, c'est trop tôt. Il ne faut pas se précipiter pour qualifier cette visite. Ce serait déraisonnable. Il est là, peut être sera-t-il amené à revenir plusieurs fois... La politique américaine est comme un paquebot, qui ne tourne pas comme cela. Mais je crois qu'ils ont compris qu'ils ne pouvaient pas rester sur la ligne antérieure, et, du coup ils se retrouvent sur la même ligne que les Européens et cela nous donne une base pour travailler. Nous espérons.

Q - A travers les contacts qui ont eu lieu et qui ont lieu en ce moment même avec Arafat à Ramallah, est-ce que l'Amérique considère, à travers le voyage de Colin Powell, qu'Arafat redevient l'interlocuteur palestinien ?
R - S'ils raisonnaient autrement, Powell ne serait pas allé voir Arafat. Cela fait des mois et des mois qu'Ariel Sharon essaye d'obtenir des Etats-Unis, qui l'ont suivi sur tout, sauf sur ce point où ils n'auront pas été jusqu'au bout, d'obtenir qu'Arafat soit écarté, qu'il soit considéré comme n'étant plus du tout un interlocuteur. Sharon a essayé à plusieurs reprises. Les Etats-Unis n'ont quand même pas suivi jusque là. Ils ont continué à dire : "on ne l'aime pas, on le critique sur ceci et sur cela, mais nous constatons que c'est le chef des Palestiniens". Sinon M. Powell n'aurait pas été à Ramallah. Il est évident que si l'on veut réenclencher une négociation sur quoi que ce soit - mais est-ce qu'Ariel Sharon le veut ? Il le dit, mais il faudra qu'il le montre ensuite- on ne peut le faire qu'avec un interlocuteur, Yasser Arafat.
Q - Mais est-il logique de rencontrer Yasser Arafat pour dire le lendemain que sa présence à une conférence sur la paix ne serait pas requise. Peut-on dissocier Arafat de ses lieutenants...
R - Il y aura beaucoup de déclarations et de péripéties. Le fond des choses, il faut le rappeler, est que tout cela est une guerre pour l'Etat palestinien. Cela dure depuis très longtemps. Les Palestiniens voudraient faire un Etat sur les 22 % qui restent de la Palestine historique. Ce sont les territoires occupés après 1967 et toutes les négociations qui ont été tentées depuis lors, depuis 35 ans, l'ont été sur cette base. C'est cela qui a failli réussir en l'an 2000. C'est toujours le problème : l'Etat palestinien. Les Israéliens et les Palestiniens ne vont pas négocier parce qu'ils s'aiment ou parce qu'ils ont confiance les uns dans les autres. Ils n'ont aucune confiance, ils se détestent - le mot est faible -, c'est la haine maintenant, c'est un fossé terrible aggravé par les tragédies des derniers mois. Mais, ils finiront par renégocier parce qu'ils n'auront pas d'autre solution. Si la confiance revient, ce sera longtemps après, ce sera une reconstruction, peut-être grâce à la génération suivante. Mais entre-temps, pour arrêter le cycle de la tragédie, il aura fallu qu'ils se parlent à nouveau. Quand les Américains reviennent à cette évidence, après avoir perdu un an, ils se disent qu'il faut bien parler à Arafat. De même que les Palestiniens n'aiment évidement pas Ariel Sharon, mais ils sont obligés de négocier avec lui. Ils ne vont pas aller en chercher un autre. C'est une loi qui s'impose aux uns et aux autres.
Q - Quand Sharon ne veut pas parler à Arafat, est-ce qu'on peut choisir son chef de guerre ?
R - Vous voulez dire son interlocuteur ? Non, deux peuples qui se combattent n'ont pas le choix.
Q - Mais quand vous dites que cela a failli réussir en 2000. Les Israéliens disent que cela a raté par la faute exclusive de Yasser Arafat. Cela est-il vrai ?
R - C'est une interprétation qui est tout à fait dominante en Israël et aux Etats Unis en tout cas jusqu'à il y a peu de temps et qui est contestée par des témoignages très directs, comme celui de M. Malley, par exemple, qui était un assistant personnel de Clinton de Camp David à Taba, sur les questions du Proche-Orient.

Q - Mais quel est l'avis de la France. Quelle idée se fait-elle à ce sujet ?
R - Je vous donne l'avis que je peux avoir reconstitué à partir de très nombreux témoignages. Je pense qu'il y a une série d'erreur de Clinton, de Barak, d'avoir dit notamment que c'était l'accord final et définitif, parce que cela obligeait les Palestiniens à poser les deux problèmes les plus compliqués, c'est à dire Jérusalem et les réfugiés. Et il y a eu toute une série d'erreurs d'Arafat tout à fait flagrantes. Par exemple, à Camp David, il n'aurait pas dû dire non ; il aurait dû dire : "oui, à condition que..." Il y a une combinaison. Mais je ne crois pas que l'on puisse dire honnêtement, sauf si on est transporté par la passion, que tout cela est uniquement de la faute d'Arafat uniquement. De toute façon, le problème est toujours là, cette controverse historique ne dispense pas les uns et les autres de régler le problème aujourd'hui. Je pense que les historiens jetteront un regard un peu différent sur la façon dont cela s'est passé. J'ajoute en plus que cela s'est terminé en février 2001, mais s'il y avait eu un président américain qui avait décidé, à ce moment là, après Clinton, qu'on allait continuer jusqu'au bout, peut être cela aurait-il abouti.
Q - Il y a donc eu toute une chaîne de fautifs.
R - Non, ce sont des explications. C'est tellement compliqué que ce n'est pas une question de faute.
Q - Arafat a raté une occasion ou est-ce que les Israéliens eux-mêmes n'ont pas eu un comportement qui a fait dégénérer cette négociation.
R - Bien sûr ! Il y a des erreurs de tout le monde. Il faut reconnaître que cette affaire est horriblement compliquée. Deux peuples pour une même terre. C'est très compliqué politiquement, humainement et l'engrenage repart dans l'autre sens beaucoup plus vite. Il faut des années et des années pour bâtir, non pas une vraie confiance, mais enfin une capacité à se parler, un processus de paix. On se rappelle ce qui s'était passé entre Ithzak Rabin et Yasser Arafat. Il est beaucoup plus facile de détruire. Il y a des erreurs, des ratages, mais le problème est toujours là, il faut recommencer.
Q - Ariel Sharon a proposé une conférence politique. Colin Powell a apporté des précisions tout à l'heure. Elle pourrait se tenir au niveau ministériel, sans Yasser Arafat. Quelle est la position de la France là dessus ? Est-ce qu'elle dit "ce sont des premiers pas qui peuvent être constructifs, positifs, vers un processus politique", ou alors c'est une diversion pure et simple ?
R - De la part d'Ariel Sharon, on ne sait pas encore. Ce qui est sûr, c'est que sous la pression des Etats Unis, qui n'est pas très forte, mais qui se développe un peu, et, à cause de la présence de Powell, Ariel Sharon a fait cette proposition. On pourrait se dire c'est une sorte d'ouverture, les Israéliens sont toujours contre toute internationalisation mais ils proposent cela. On va faire avec. Mais quand on voit la composition de cette conférence, sans Arafat et par ailleurs sans les Européens, ce qui n'a évidemment pas de sens si on parle d'une conférence internationale, compte tenu du rôle ne serait-ce que financier, économique et politique que joue l'Europe, quand on voit ça, on peut se demander si ce n'est pas une sorte d'astuce pour éviter d'avoir à appliquer la résolution 1402 qui, elle, est pressante. Si c'est la conférence à la place de la résolution, ce n'est pas une solution, cela ne peut pas marcher.

Q - On commence par appliquer la résolution 1402 avant de négocier.
R - La Conférence aurait plus de sens si elle venait après. Ariel Sharon a proposé la Conférence pour faire baisser la pression sur lui. A propos de la résolution 1402, on verra assez vite que c'était tactique. Je n'en sais rien, je suis prêt à voir comment les choses sont précisées.
Mais une conférence sans Arafat cela a d'autant moins de sens qu'à mon avis les Arabes ne participeraient pas à cette conférence.
Q - Vous étiez à Luxembourg, je l'ai dit tout à l'heure, où vous étiez en réunion avec les ministres des Affaires étrangères des Quinze. Votre collègue espagnol, c'est l'Espagne qui préside l'Union européenne, vient de dire : "il ne peut pas y avoir de processus de paix sans la présence de l'Union européenne ? Est-ce que vous souscrivez ou alors lui, c'est un voeu pieux ?
R - Non, ce n'est pas un vu pieux, c'est une remarque très juste. S'il faut une conférence internationale qui va jusqu'au bout et qui se préoccupe des garanties à apporter à la paix pour que l'Etat palestinien soit créé, qu'il soit viable et donc pacifique et qui puisse coopérer avec l'Etat d'Israël, c'est tout l'avenir du développement du Proche-Orient qui est en cause. Les Israéliens et les Palestiniens savent très bien qu'ils ne le feront pas sans l'Union européenne. La présence de l'Union européenne est nécessaire, à mon avis, pas simplement pour des raisons de fierté de l'Union européenne.
Q - Quand Sharon dit qu'il lui faut encore trois ou quatre semaines pour "finir le travail". En réalité, qu'est ce que cela veut dire "finir le travail" ? Que veut-il faire ?
R - On a entendu les armées dire cela dans de nombreuses guerres. Il y a toujours l'illusion qu'avec quinze jours de plus, on liquide les réseaux, les quartiers généraux, les armes, et puis c'est sans fin. On croit à cela si l'on pense qu'il y a une solution militaire au problème national palestinien.
Q - Mais lui que croit-il à votre avis ?
R - Je ne sais pas. Il se comporte comme s'il croyait cela. Il lutte contre tous les accords de paix, il a voté contre, il a toujours été contre la reconnaissance d'une autorité palestinienne politique. Il y a une sorte de cohérence. Je sais qu'aujourd'hui, il n'y a aucun pays au monde, même dans les pays les plus amis d'Israël et même dans les pays comme le sont tous les pays européens et la France, viscéralement attachée à la sécurité d'Israël dans des frontières sûres et reconnues, il n'y a aucun de ces pays qui croit que l'on puisse résoudre le problème palestinien par la violence de la répression militaire. Personne ne croit non plus que Arafat soit le problème ; puisqu'il y a un problème national palestinien et ce n'est pas la peine de le masquer sans arrêt. Un jour ou l'autre, il faudra le traiter en tant que tel.
Q - Mais est-ce que vous dites la même chose des attentats qui ont lieu en ce moment régulièrement dans les villes et qui tuent des civils israéliens, est ce que vous condamnez avec la même violence ou estimez-vous que le terrorisme malheureusement n'est qu'une réponse à la situation actuelle sur le terrain ?
R - Ces attentats sont condamnés de façon systématique. Mais le terme n'est pas exact, ils sont condamnés avec horreur, indignation. Aucune théorie, aucune lutte politique ne peut justifier l'attentat suicide au milieu d'une foule de civils en train de fêter une fête familiale, ou religieuse ou autre. Nous avons des souvenirs historiques de résistance contre des occupations qui ont évité ce piège.
Ces attentats sont constamment condamnés. Je suis tout à fait étonné quand j'entends dire qu'ils ne le sont pas assez ou de façon pas assez forte ou pas toujours, c'est tout à fait faux.
Q - On dit "il y a deux poids, deux mesures" ?
R - C'est tout à fait faux. Je m'interroge sur les raisons qui font que l'on répète sans arrêt que ces attentats n'ont pas été assez condamnés. Ils l'ont été tout le temps et je peux vous le dire avec coeur. Ce n'est pas une sorte de langage diplomatique. Ces massacres sont absolument écoeurants.
En plus, du point de vue palestinien, c'est terrifiant parce que ceux qui commanditent ces attentats sont vraisemblablement ceux qui de toute façon ne veulent pas d'Etat palestinien à côté d'Israël mais à sa place et qui, par conséquent, jouent eux aussi à leur façon une politique du pire.
La condamnation est absolument entière. Il faut sortir de tout cela. Il faut sortir de ce magma, de cette espèce d'engrenage de l'horreur, de la guerre. C'est le travail politique que nous faisons.
Q - Vous venez d'une réunion des quinze ministres des Affaires étrangères qui a eu lieu à Luxembourg et vous nous donnez des explications, peut être des clefs, pour comprendre ce qui est en train de se passer, parce qu'il y a une tragédie qui est en cours. Est-ce que la campagne militaire lancée par Ariel Sharon continue réellement sur le terrain à votre avis ?
R - Bien sûr, elle se poursuit. Plusieurs villes palestiniennes sont encore occupées. Le chef d'état major dit qu'il veut encore trois semaines. C'est une logique militaire, ils veulent tout contrôler à nouveau.
(...)
Q - L'avis d'Hubert Védrine ?
R - Ce qui compte c'est comment sortir de cette situation. On voit s'aggraver les choses, les malheurs, les abominations, l'engrenage de cette guerre avec son cortège d'atrocités, il faut en sortir. Pour en sortir, il faut que les Israéliens et les Palestiniens renégocient. Les Israéliens doivent accepter de renégocier avec celui qui dirige les Palestiniens, ils ne peuvent pas choisir à leur place et réciproquement. Et tout ce qui nous éloigne de ce moment là, tout ce qui a fait perdre du temps est néfaste par rapport à la tragédie que subissent les Palestiniens qui vivent dans des conditions abominables et par rapport à la terreur dans laquelle vivent les Israéliens, à cause des morts, des attentats suicides et cette peur qui les tenaille constamment.
Il faut sortir ces deux peuples de là. C'est aujourd'hui tout le travail politique et diplomatique des Américains depuis qu'ils ont pris ce tournant et des Européens en appui
Q - Par exemple ?
R - Il s'agit d'aider Powell. Il ne s'agit pas de faire des concours d'initiatives n'importe quand. Il s'agit d'aider Powell à obtenir des concessions de l'un puis de l'autre pour réamorcer quelque chose. Tout cela il faut le faire d'une façon mondiale. En plus, on le sait. On sait ce qu'il faudrait faire.
Q - Est-ce que l'Europe existe en ce moment, alors que vous n'êtes pas d'accord entre vous sur les sanctions à prendre contre Israël et il y a eu un vote à la Commission des Droits de l'Homme de l'ONU où vous n'avez même pas voté ensemble : l'Allemagne, et la Grande-Bretagne trouvant le texte trop rude et vous, vous avez voté...
R - Il ne faut pas monter en épingle ce texte, il y a de nombreux votes tout le temps sur de nombreux textes. Mais ce qui est fondamental c'est que les Européens, depuis 1999 en tout cas, ont la même vision de l'avenir autour d'un Etat palestinien vivant à côté de l'Etat d'Israël. Ils ont rejoint la position exprimée par François Mitterrand en mars 1982 devant la Knesset. 17 ans après, mieux vaut tard que jamais.
Les Européens sont d'accord sur l'objectif. C'est aussi l'objectif américain depuis novembre dernier : un Etat de Palestine. La question est de savoir comment on l'atteint ?
Q - Mais vous dites : "on sait ce qu'il faut faire ? Qu'est ce qu'il faut faire ?
R - On connaît le point d'aboutissement. On sait que l'on ne sortira de cette affaire de problème national palestinien que lorsqu'il y aura un Etat palestinien, et qu'entre temps on est dans cette espèce de bourbier de la guerre parce qu'il y a le refus de l'Etat palestinien. On sait quel sera le point d'arrivée. Pour en sortir à partir d'aujourd'hui pour aller jusque là, c'est évidemment difficile. Il n'est pas choquant qu'il y ait des nuances entre les uns et les autres. On ne peut pas laisser dire que les Européens n'ont pas une position et je pense que cette position a contribué à faire évoluer les Américains. Je pense que du côté israélien, même quand il y des rebuffades brutales, comme de la part d'Ariel Sharon, face au représentant de l'Union européenne, les Israéliens écoutent. Ils savent tous que le Proche-Orient de demain ne se fera pas non plus sans les Européens. Il ne faut pas se laisser décourager par toutes ces difficultés.
Q - Aujourd'hui en Israël, 20 % de la population est arabe. Est-ce que vous croyez que dans le futur Etat palestinien, pourraient demeurer des colons israéliens qui resteraient dans ce pays ?
R - Je pense que lorsque la négociation recommencera, d'une façon ou d'une autre elle reviendra à ce qui avait été envisagé à la fin de l'année 2000. Malheureusement, la négociation n'a pas été poursuivie autour des idées de Clinton à Camp David : évacuation de l'essentiel des territoires occupés, maintien de certaines colonies autour de Jérusalem et de Bethléem notamment en échange de compensations territoriales. Je crois qu'une solution pourrait être trouvée pour Jérusalem et pour la question des réfugiés qui est faussement insoluble. Parce que les Palestiniens eux-mêmes acceptent évidemment que le retour se fasse dans l'Etat de Palestine ou par des compensations ailleurs. Il y aurait en Israël des retours au compte goutte autour de quelques regroupements familiaux.
Ce qui est terrible c'est d'avoir à vivre cette situation aujourd'hui, parce que l'engrenage des passions fonctionne dans l'autre sens.
Le problème c'est que dans le gouvernement israélien actuel, il y a des gens qui disent ouvertement qu'il ne veut pas de négociations. Il y a même certains ministres qui préconisent l'expulsion généralisée des Palestiniens. De l'autre côté, il y a des appels à la haine...
Q - Mais cela fait partie de l'inacceptable ?
R - Cela fait partie de l'inverse de la solution qu'il faut rechercher. Il s'agit de bâtir un Etat de Palestine à côté de l'Etat d'Israël. Et après le Proche-Orient se développe.
Q - Cela est le terme comme vous dites. Mais il faut commencer et entrer dans le chemin ?
R - Commencer, cela veut dire réaccepter de négocier et non pas détruire systématiquement et méthodiquement l'expression politique du monde palestinien parce que l'on a l'impression qu'elle est combattue en tant que telle.
Q - Colin Powell est ce soir à Jérusalem. Il va retourner voir Arafat. Pourquoi n'y a-t-il jamais un Européen autorisé par Sharon ? Pourquoi aucun Européen ne peut aller discuter au nom de l'Union européenne auprès d'Arafat ou alors on laisse ce privilège et cet avantage, si cela en est un, aux Américains, qui comptent plus que les Européens ?
R - Pourquoi mettez-vous cela sur ce plan ? Pourquoi vous vexez-vous à la place des responsables européens....
Q - Ils savent très bien ce qu'est la puissance américaine et nous, nous pouvons peut-être plus facilement le dire que le chef de la diplomatie française ?
R - J'ai inventé le mot d'hyperpuissance. J'ai décrit les choses comme elles étaient il y a déjà longtemps. Mais pourquoi Ariel Sharon ne favorise pas les rencontres des représentants européens avec Arafat ? C'est parce que l'Europe toute entière, et pas spécialement la France mais toute l'Europe est sur une politique contraire à la sienne et jusqu'ici Ariel Sharon se dit : "les Américains m'ont suivi, ils m'écoutent, j'ai réussi à leur faire croire que tout cela c'était simplement un chapitre de la lutte mondiale contre le terrorisme, j'ai réussi à escamoter la dimension nationale palestinienne, la dimension politique. Les Américains, c'est plutôt bien par rapport à ma politique". Alors que les Européens vont lui redire : "il faut renégocier politiquement avec l'Autorité palestinienne". Il n'en veut pas, donc c'est normal qu'il ne favorise pas les rencontres. Ce n'est pas une question de vexations, cela n'a aucun rapport avec cela.
Q - On ne met pas son orgueil national ou international là ?
R - C'est une approche politique, et nous constatons que depuis une dizaine de jours, les Etats-Unis ont changé parce qu'ils ont vu que leur politique menée depuis plus d'un an conduisait à une impasse. C'est pour cela que la priorité aujourd'hui, ce n'est pas de faire des concours pour savoir qui est sur la photo, c'est de faire converger toutes les forces de paix du monde pour que le tournant soit pris.
Je constate que les Israéliens aujourd'hui qui sont massivement derrière l'opération militaire demandée par l'armée depuis des mois et décidée par Sharon parce qu'ils n'en peuvent plus des attentats et de la menace, des attentats suicides et de la peur en tant qu'êtres humains. Nous les comprenons. Les mêmes Israéliens aujourd'hui sont à 72 % favorables à la réouverture de négociations politiques, si la terreur est jugulée. C'est un peuple qui a voté Sharon, mais qui a été capable de voter Barak, qui à d'autres époques soutenaient Rabin, et Barak quand il négociait vers la paix, préparait des concessions très importantes. Il le soutenait, il n'y avait pas de contestations. Je pense que le sursaut viendra des profondeurs de la démocratie israélienne.
Q - (...)
R - J'écoute M. Barnavi avec beaucoup d'attention. Je vois qu'il fait un effort pour présenter les choses de la façon la plus compréhensible. Je connais son engagement personnel pour la paix et ses convictions. Je vois que c'est une situation qui n'est pas facile pour lui. Il est quand même obligé d'insister sur le fait qu'aujourd'hui il y a une logique purement militaire. Evidemment, il nous dit : "après la logique militaire on revient à la politique, la conférence aurait dû donner une chance".
Mais si M. Barnavi annonce une évolution qui est l'acceptation du retour et de négociations politiques avec un interlocuteur palestinien qui ne serait pas détruit systématiquement parce que tout simplement c'est l'interlocuteur politique palestinien ; à ce moment là, on pourra retravailler et peut-être qu'à partir de cette conception de la conférence qu'a évoquée M. Sharon, qui ne conviendra pas pour différentes raisons mais qui est peut-être un début, il va évoluer vers une conception autre.
Enfin, bref, j'écoute et je serai très heureux si ce que dit l'Ambassadeur Barnavi annonçait un mouvement dans ce sens là. Je n'ai pas d'éléments qui le prouvent à ce stade, mais j'en serais très heureux.
Q - Monsieur Védrine : à l'initiative de l'hebdomadaire "Marianne", il est envisagé par des intellectuels, des associations, etc... une grande manifestation générale pour la paix au Proche-Orient. Elle est en préparation pour le dimanche qui suivrait le premier tour, disons l'entre-deux tours des élections présidentielles. Est-ce que vous pensez que c'est une bonne idée ? Et éventuellement on pourrait vous y voir s'il n'y avait pas de slogans d'un côté comme de l'autre ?
R - J'attendrai de voir comme cela est conçu naturellement. Mais ce qui me paraît très important, c'est que nous rassemblions nos forces pour la paix au Proche-Orient, c'est-à-dire sortir de cet engrenage horrible dont on parle et deuxièmement pour la paix civile en France.
Q - Elle est menacée ?
R - Non, n'exagérons rien, pas vraiment menacée. Mais il y a quand même un risque de dérive communautariste à l'heure actuelle parce que, dans les deux camps, on a manqué de sensibilité à temps. Par exemple, on ne s'est pas rendu compte, parce que statistiquement ce n'était pas frappant au début, de l'angoisse extrême qu'a provoquée dans la communauté juive française une série d'actes antijuifs qui se sont développés à partir de la deuxième intifada. De même que les responsables, les représentants des musulmans nous disent qu'après le 11 septembre, ils ont été en butte à énormément d'actes racistes, d'agressions dont on n'a pas beaucoup parlé non plus. Ils se sont sentis un peu à l'abandon. Je pense qu'il faut mesurer la terreur dans laquelle vivent les familles israéliennes aujourd'hui à cause de la menace d'attentat en permanence, mais il faut mesurer le calvaire du peuple palestinien depuis maintenant des décennies. Il faut intégrer tout cela. Il faut qu'en France ce soit l'élément d'un débat politique et de propositions constructives et que l'on se dise bien que nous sommes dans la République française. Nous sommes des citoyens, il ne faut pas de contagion, pas d'affrontements des uns par rapport aux autres.
Là, je ne suis pas inquiet. Je ne pense pas qu'il y ait un danger, je pense qu'il y a une sorte de modèle à donner aux autres dans la qualité de la réaction.
Q - Alors pourquoi la France dit aujourd'hui "pas de sanction contre Israël alors que l'Allemagne en prend quelques-unes" ?
R - D'abord, l'Allemagne n'a pas dit cela. L'Allemagne a fait savoir qu'elle avait suspendu l'exportation de pièces détachées pour des armements utilisables dans les territoires occupés. Nous ne vendons pas d'éléments militaires utilisables contre les populations civiles. Il y a d'autres pays qui l'ont annoncé.
En ce qui concerne l'éventuelle suspension de l'Accord d'association, c'est une demande du Parlement européen, c'est une question posée par la Belgique, par le président Prodi, il y a eu un débat à ce sujet.
Q - Et la réponse est non ?
R - La réponse est non, à ce stade. J'ai fait remarquer que les pressions économiques étaient rarement efficaces pour entraîner un changement de politique. Nous en sommes là, c'est un débat qui est posé au sein de l'Union européenne, mais qui n'a pas encore été conclu.
Il y a encore une majorité d'Israéliens qui sont pour un Etat palestinien. Une majorité d'Israéliens, en tout cas c'est à égalité, est pour le déploiement d'une force internationale. Une majorité d'Israéliens est contre l'annexion des territoires palestiniens et évidemment contre le transfert de la population.
Q - Vous en concluez que le peuple démocratique d'Israël tranchera lui-même sur ses dirigeants et la politique ?
R - Je pense que le peuple israélien veut de toutes ses forces la paix. Le peuple palestinien veut de toutes ses forces la paix. Les deux veulent la dignité, la sécurité. Il faut que tous ensemble nous arrivions à les sortir de là où ils sont. C'est là que je puise mon optimisme.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 avril 2002)