Interviews de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, dans "L'Humanité" le 29 avril 2002, "Le Progrès de Lyon" le 30 avril 2002, sur l'appel de la CGT à manifester le 1er mai et à faire barrage à l'extrème droite au second tour des élections présidentielles de 2002, sur le programme du Front National et le vote Le Pen, et les résultats du premier tour des élections présidentielles 2002.

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Média : L'Humanité - La Tribune Le Progrès - Le Progrès

Texte intégral

Comment vous êtes-vous senti interpellé par les résultats du vote du 21 avril, en tant que dirigeant syndical ?
L'extrême dispersion des votes au 1er tour de l'élection présidentielle et le fort taux d'abstention démontrent avant tout un énorme désarroi vis-à-vis de la représentation politique. Il s'explique selon moi par une profonde insécurité sociale : la première des insécurités. Il y a aussi le sentiment qu'échéance après échéance, les gens ne sont pas entendus sur leur précarité, l'incertitude du lendemain. Et ce désarroi social les place aussi dans un désarroi politique. Je ne pense pas que le syndicalisme ait quelque reproche à se faire, dans la mesure où il s'agissait d'une consultation politique. Par contre, cela doit nous amener à réfléchir sur notre capacité à être plus efficace pour que les attentes, les revendications sociales soient portées plus fortement et plus efficacement afin que nos interlocuteurs les prennent en compte.
Les résultats du premier tour s'expliquent donc largement selon vous par la manière dont la question sociale a été traitée ces dernières années.
Oui. D'ailleurs, sans gommer les problèmes de sécurité, on voit dans le comportement des électeurs, chez ceux qui s'expliquent, des références à leur situation sociale, au fait de ne pas avoir été écouté, entendu, au sentiment d'avoir été laissé-pour-compte dans les entreprises, après des licenciements, dans son habitat... Même si chacun l'a exprimé politiquement de façon particulière, on en connaît la conséquence : un candidat de l'extrême droite reste dans la course pour le deuxième tour. Cela nous conduit à avoir un premier mai très revendicatif: quel que soit le gouvernement, le monde du travail va avoir besoin de se mobiliser sur les exigences sociales.
En quoi consiste selon vous la dangerosité du programme du FN pour les intérêts des salariés ?
La vision de la société exprimée par le FN et Jean-Marie Le Pen est totalement contraire aux fondements du syndicalisme, et à celui de la CGT en particulier depuis sa naissance. L'action syndicale est basée sur la solidarité, la fraternité, l'égalité, sur la défense d'intérêts communs aux salariés, quelles que soient leurs origines, leur confession. Au contraire, la position de Le Pen vise à gommer le clivage entre salariés et patrons, pour privilégier une communauté qui existerait du fait de la nationalité. Autrement dit, la notion d'exploitation liée au travail disparaît.
Concernant le fait syndical, sa volonté est de revenir sur un des droits fondamentaux prévus dans la Constitution : la liberté pour tout salarié de s'organiser dans le syndicat de son choix pour défendre ses intérêts. En lieu et place, Le Pen veut promouvoir une sorte de corporatisme qui regrouperait les patrons et les salariés d'une même activité, ce qui est une curieuse vision des rapports qui existent à l'intérieur de l'entreprise.
Quel peut être l'apport spécifique du syndicalisme dans le mouvement pour endiguer cette extrême-droite ?
Il doit être sans concession contre les idées défendues par l'extrême-droite. Il doit être aussi très pédagogue vis-à-vis d'une partie de l'électorat de Le Pen qui a pensé à tort qu'en utilisant un bulletin FN son mécontentement serait entendu. Ce premier mai sera à la fois très revendicatif sur les questions sociales, et très en opposition au vote d'extrême droite, c'est aussi une invitation à ce que les salariés s'organisent syndicalement, sans attendre de prochains coups durs.
Que ferez-vous le 5 mai ?
Je voterai Jacques Chirac et je ne suis pas amnésique : je me rappelle très bien avoir été en grève en 1986, lorsque j'étais militant à la SNCF, alors que Jacques Chirac était Premier ministre, et je me souviens aussi avoir été en grève pendant de longues semaines en 1995 contre le plan Juppé. Pour autant, il n'y a plus que deux bulletins en présence et ça ne sert à rien de laisser les autres décider pour son propre avenir. En utilisant le bulletin Chirac, je prendrai aussi date pour d'autres mobilisations à venir. Personne ne pourra dire, si le vote Chirac est suffisamment massif dans ces circonstances, que c'est son programme qui est plébiscité.
(Source http://www.cgt.fr, le 2 mai 2002)
Le Progrès de Lyon 30 avril 2002
Bernard Thibault : " Le programme de Le Pen est anti social
Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, manifestera demain pour les revendications sociales du monde du travail et contre l'extrême droite. Il votera dimanche Jacques Chirac. Pour défendre la République mais aussi pour assurer un score confortable à l'actuel président.
Pourquoi manifester demain ?
Nous avions prévu un 1er Mai revendicatif bien avant le premier tour de la présidentielle. Ses résultats prouvent la nécessité de porter plus fortement encore les attentes sociales : quand on écoute les électeurs, quel que soit leur vote, c'est l'insatisfaction qui domine. A mon avis, plutôt que l'insécurité dont on parle depuis des mois, c'est l'insécurité sociale qui a inspiré beaucoup d'électeurs dans leurs choix. Nous le pressentions, quand nous nous opposions aux demandes patronales pour toujours plus de flexibilité et de précarité on a même entendu le Medef envisager une " société du risque ", où l'instabilité serait la règle ! C'est donc d'abord sur ces attentes sociales que nous mobilisons, pour délivrer dès maintenant un message au futur gouvernement.
La manifestation sera également politique ?
Oui, le mouvement syndical, assez largement rassemblé, veut rejeter Jean-Marie Le Pen et sa vision de la société. Le programme du Front national, loin d'apporter des réponses au mécontentement qui s'est exprimé, ne ferait que les aggraver s'il était mis en uvre. Il prévoit l'abandon des 35 heures, la fin du système de retraite par répartition au profit d'une retraite individuelle, la diminution du nombre de fonctionnaires
Et quand il s'adresse aux " mineurs, métallos, ouvriers et employés " ?
C'est la démagogie classique de Jean-Marie Le Pen. Mieux vaut regarder ses propositions concrètes : il veut supprimer l'impôt sur le revenu, alors que c'est l'impôt le plus progressif, le plus juste, et au contraire augmenter la part des impôts indirects, qui sont les plus inégalitaires. Les salariés n'ont vraiment rien à gagner à l'application du programme anti social du Front national.
Comment expliquer alors la proportion d'ouvriers votant pour Le Pen ?
Il y a d'autres catégories sociales de citoyens où le vote Le Pen est bien supérieur, par exemple les professions libérales et les petits commerçants. Le vote Le Pen n'est pas d'abord un vote ouvrier ou employé. Quand ça arrive, cela exprime un désarroi face à l'offre politique des différents partis et aux expériences des dix ou quinze dernières années. Il appartient aux partis, de droite comme de gauche, de reconsidérer leur ancrage dans la société pour mieux traduire les attentes sociales en mesures concrètes.
Dans le premier tour, trouvez-vous aussi des leçons pour les syndicats ?
Nous devons être mieux en phase avec ce désarroi social. Nous devons aussi créer les conditions pour que les salariés soient plus forts dans les discussions avec les employeurs et le gouvernement : cela repose en urgence la question de l'unité syndicale, qui permet aux gens de mieux lutter ensemble, d'avoir davantage de perspectives de progrès social.
Que voterez-vous, dimanche ?
La CGT a clairement appelé à faire barrage à l'extrême droite. Personnellement, je voterai Jacques Chirac. Sans ambiguïté, je ne suis pas amnésique : je me rappelle qu'en 1986, quand je militais à la SNCF, il a fallu faire grève contre le Premier ministre Jacques Chirac, et qu'en 1995, il fallut s'opposer au plan Juppé. Mais je voterai Chirac, car il faut prendre ses responsabilités pour l'avenir du pays. Je crois aussi, et Jacques Chirac est conscient, que plus son score sera important, moins il pourra penser que c'est son seul programme qui est la cause de son résultat. Il sera donc condamné à la prudence.
PROPOS RECUEILLIS PAR Francis BROCHET
(Source http://www.cgt.fr, le 2 mai 2002)