Interview de M. Ernest-Antoine Seillière, président du MEDEF, à LCI le 28 juin 1999, déclaration le 29 juin à Lyon et article dans "La Revue des entreprises" de juillet 1999, sur la deuxième loi sur les 35 heures, l'emploi des jeunes en apprentissage et en alternance et le calendrier d'application de la loi à l'échéance 2000.

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Texte intégral

Journaliste : Pierre-Luc Seguillon reçoit Ernest-Antoine Seillière, président du MEDEF.
Pierre-Luc Seguillon : Monsieur le président, bonjour.
Ernest-Antoine Seillière : Bonjour.
Pierre-Luc Seguillon : Vous allez tenir cet après-midi ou ce matin plus exactement un Conseil pour, je veux dire, fixer votre stratégie vis-à-vis de cette fameuse deuxième loi sur les 35 heures. Alors on va venir dans le détail, mais d'abord, vous avez d'emblée à la suite de la publication dans LE MONDE des orientations de cette deuxième loi par Martine Aubry, critiqué très fortement ces orientations. Est-ce que d'une certaine manière vous n'avez pas rendu politiquement service à Martine Aubry qui apparaît maintenant, vis-à-vis des syndicats ouvriers, comme très réformatrice ?
Ernest-Antoine Seillière : Nous, ce n'est pas tellement notre affaire de rendre service ou pas service aux politiques. Moi mon boulot, mon métier, ce pourquoi j'ai été nommé à la tête de la représentation des entrepreneurs, c'est de dire ce qu'ils pensent et donc je le fais. Eh bien entendu, je reçois énormément de conseils. Il faudrait plutôt dire ceci, ça aura tel effet, ou cela, il y a des gens qui sont pour, mais soyez dur, et puis d'autres, mais soyez mou. Moi je dis écoutez, je vais sur le terrain, j'écoute la réaction des entrepreneurs, je vois ce qu'ils pensent, je vois ce qu'ils me disent et je le dis. Alors, ça a des effets qui sont peut-être bons ou mauvais, peu importe. C'est mon métier et je vous assure que je le ferai jusqu'au bout.
Pierre-Luc Seguillon : Alors premier point de cette loi, c'est un délai, un délai d'un an, une période d'adaptation. Est-ce que ça, c'est quelque chose qui vous satisfait ? Est-ce que ça devrait donner davantage de temps à la négociation ?
Ernest-Antoine Seillière : Oui, nous avons réagi à la lecture des journaux quand on a dit, mais alors c'est merveilleux, le patronat a gagné, il se réjouit comme si cette affaire des 35 heures était devenue quelque chose qui, pour nous, était merveilleux, un cadeau. On a dit, écoutez, non. On a toujours été contre cette affaire, nous le restons. Mais nous avons toujours dit, la loi telle qu'elle est conçue ne pourra pas entrer en vigueur le 1er janvier 2000. Elle est trop compliquée, les hommes ne s'y sont pas préparés. Et donc, vous verrez, eh bien entendu c'est un constat, qu'on devra utiliser au moins une année de plus, peut-être même deux, pour pouvoir la faire entrer tant elle est complexe et tant elle est contraire aux intérêts profonds des entreprises. Et finalement, les salariés eux-mêmes dans l'entreprise, il faut le reconnaître, ne sont pas à ce point demandeur qu'il y ait pression. Donc, tout ceci nous a paru être un montage politique, ce que j'ai appelé une astuce politique avec un adjectif - " médiocre " - qui n'a pas plu, mais enfin, vous savez les entrepreneurs ils disent ce qu'ils pensent également. Eh bien, nous avons pensé qu'il y avait une présentation qui donnait le sentiment que le patronat était heureux de tout ça.
Pierre-Luc Seguillon : Mais au-delà de la présentation, voilà une année, une année de délai qui vous est donnée, enfin quand je dis qui vous est donnée, enfin donnée aux partenaires sociaux. Comment vous allez utiliser cette année ? Est-ce que vous allez freiner des quatre pieds, des quatre fers en vous disant, gagnons du temps ou est-ce que vous allez en profiter pour favoriser la négociation ?
Ernest-Antoine Seillière : C'est impossible aujourd'hui de savoir ce qui va se passer parce que d'abord la loi qui a été présentée dans le journal, et puis ensuite qui est devenu un paquet, mais alors un paquet d'une complexité énorme, est quelque chose qui est, tout le monde l'avoue, une première mouture. C'est-à-dire qu'il va y avoir des consultations encore, un arbitrage du Premier ministre avant présentation au Conseil des ministres, puis le débat parlementaire. Et donc le 1er janvier 2000, vous aurez une loi qui sera probablement très très différente de ce qu'elle est aujourd'hui et pensons-nous beaucoup plus dure parce qu'il faudra faire des cadeaux aux Verts, aux communistes, aux syndicats, à tous ceux qui voudront améliorer le contenu de la loi. Si la loi, le 1er janvier 2000, est devenue à ce point contrefaite, les entreprises disent, nous ne pouvons pas l'appliquer, il n'y aura pas de négociation. Et donc, en fait ce sera une nouvelle année pendant laquelle il ne se passera rien. Si au contraire la loi devient de plus en plus adaptée aux entreprises, qu'il y ait des amendements qui la rendent plus réaliste, à ce moment-là il y aura des négociations. Je ne peux pas aujourd'hui dire ce qui se passera.
Pierre-Luc Seguillon : Mais aujourd'hui, selon vous, qu'est-ce qui rendrait la loi plus réaliste, qu'est-ce que vous demandez pour, j'allais dire, jouer le jeu ?
Ernest-Antoine Seillière : Nous avons fait des propositions qui sont tout à fait claires et qui sont tout à fait raisonnables. Elles s'inspirent des 70 accords de branche qui ont été conclus et par lesquels les partenaires, de la façon la plus légitime, sont convenus de la manière dont on pouvait mettre en place les 35 heures dans leur métier. Et dans ces propositions par exemple, nous disons la durée du travail ça doit être 47 fois 35 heures, c'est-à-dire, 47 semaines moins 5 semaines de congés payés, ça fait quelque chose comme 1 645 heures. C'est ce que nous voulons voir dans la loi. On met 1 600 heures, alors évidemment c'est tout à fait différent. On met 130 heures supplémentaires comme un maximum au terme de l'année de transition...
Pierre-Luc Seguillon : C'est insuffisant ?
Ernest-Antoine Seillière : Nous demandons 188 heures. Tout ceci est un peu technique mais avec les minima qui sont placés dans la loi actuellement, je doute fort que les entreprises puissent en effet s'en accommoder et donc négocier pour arriver à quelque chose. Mais cela dit, l'avenir le dira.
Pierre-Luc Seguillon : Ce qui est proposé par exemple pour les cadres et que contestent certaines organisations syndicales vous semble de bon aloi ?
Ernest-Antoine Seillière : Ecoutez, pour les cadres, alors là c'est tout à fait dans l'esprit de ce que nous avons proposé. C'est-à-dire, un minimum dans la loi, on parle d'une semaine de congés pour les cadres. Si d'ailleurs les 35 heures ça consiste à faire six semaines de congés payés et cinq pour les cadres, moi je veux bien mais enfin tout ceci est assez absurde. Mais si c'est ça le minimum, par convention, par négociation dans les entreprises ou dans les métiers on peut faire plus. La loi doit mettre le minimum, elle ne doit pas mettre le maximum. Si on met le maximum, que voulez-vous qu'on négocie de plus.
Pierre-Luc Seguillon : Alors tactiquement, j'ai rappelé tout à l'heure que vous alliez avoir un Conseil. Comment est-ce que vous allez vous comporter, discuter avec Martine Aubry parce que vous vous plaignez, je crois, qu'elle vous consulte peu ? Qu'est-ce que vous lui demandez très précisément aujourd'hui, Martine Aubry et Lionel Jospin, Lionel Jospin qui a dit, si j'ai bien entendu, qu'il ne voulait pas que cette seconde loi soit faite contre les entreprises ?
Ernest-Antoine Seillière : Eh bien vous savez, ça nous suffit absolument pas. Dire, cette loi ne va pas être contre l'entreprise, ce n'est pas ce que j'appelle du positif. Nous aimerions que la loi soit faite, comme dans tous les pays, pour l'entreprise, pour créer de l'emploi, pour créer de l'expansion. Mais cette promesse électorale, nous le savons bien, finalement c'est une contrainte pour le gouvernement. Pour la présenter, on dit, elle n'est pas contre l'entreprise. Mais c'est le minimum minimorum d'entendre ça pour les entrepreneurs, c'est vraiment se demander dans qu'elle pays on se trouve ! Alors ce que nous allons faire, nous, bien entendu, c'est comme nous l'avons fait jusqu'à présent, être très clairs dans nos propositions de façon à ce qu'on sache très bien où on en est. Critiquer ouvertement toutes les propositions que nous trouverons contraires à la bonne marche, à la survie des entreprises et donc à l'emploi. Et donc sans aucune hésitation, dire ce que nous trouvons acceptable, ce que nous trouvons inacceptable, ce que nous trouvons bien, le faire sur un ton, je dirais, tout à fait acceptable dans une démocratie, c'est-à-dire de dire que quand on n'est pas d'accord avec un ministre, il n'y a vraiment pas de quoi se formaliser.
Pierre-Luc Seguillon : D'un point de vue plus général comment est-ce que, du point de vue de l'entreprise vous jugez ce gouvernement ?
Ernest-Antoine Seillière : Du point de vue de l'entreprise, nous jugeons ce gouvernement très en retard par rapport à la manière dont d'autres gouvernements en Europe, pratiquement tous, eux, considèrent l'entreprise. C'est-à-dire comme une chance pour le pays, à l'écoute de laquelle on se met afin d'essayer de favoriser au maximum la réussite et l'emploi. Et ici, on considère l'entreprise comme le lieu des conflits sociaux, comme le lieu des prélèvements, mais pas comme le lieu du projet qui fait la richesse nationale. Nous avons, à cet égard, énormément de progrès à faire et nous, les représentants des entrepreneurs, comptons bien nous exprimer haut et fort pour qu'on puisse en effet changer à cet égard et considérer l'entreprise, en France comme ailleurs, comme quelque chose de positif et de très valable.
Pierre-Luc Seguillon : Ernest-Antoine Seillière, merci beaucoup.
Je suis heureux d'avoir, grâce aux organisateurs de ces journées " Cap sur l'avenir ", une occasion de ne pas parler, pour une fois, du chiffre 35, mais d'un autre chiffre beaucoup plus important et surtout infiniment plus stimulant : le nombre 500 000.
500 000 jeunes de 16 à 25 ans que les entrepreneurs contribueront, si les lois, les décrets, les réglementations leur prêtent vie, (les entrepreneurs ; pas les jeunes) à intégrer l'an prochain dans leurs équipages en les faisant monter à bord de leurs entreprises.
Je suis particulièrement heureux d'évoquer les enjeux de ce chiffre de 500 000 en compagnie d'un Ministre dont je sais à quel point il partage nos préoccupations en ce qui concerne les rôles respectifs de l'enseignement et de l'entreprise ; d'un membre du gouvernement qui, parce qu'il est un chercheur, parce qu'il a une connaissance du terrain et qu'il regarde les choses en face, partage notre sens des réalités économiques et respecte les entreprises.
Vous venez d'évoquer longuement ce matin à quel point les valeurs qui animent l'entreprise sont en réalité les mêmes que celles qui animent la jeunesse : le goût de faire, ce que nous, nous appelons entreprendre ; l'envie de réaliser un projet, ce que nous pouvons appeler, nous, mettre au point un nouveau produit, breveter une nouvelle idée ; la curiosité, la soif d'ouverture : ce que nous appelons nous, découvrir un nouveau marché, comprendre et interpréter les attentes d'un client, et souvent partir à la conquête du monde ; la fidélité à la bande, ce qu'on peut appeler l'esprit d'équipe au sein de l'entreprise ; car, par définition, il n'y pas de véritable entreprise sans combat commun; qu'il s'agisse de faire tourner un commerce ou un atelier, de décrocher un nouveau contrat ou de livrer un chantier dans les délais. Même si ces valeurs ont des noms différents selon que l'on roule en rollers ou les mains sur le volant, que l'on porte un jean ou que l'on arbore une cravate, selon que l'on est encore à l'âge de la copie à remplir, ou que l'on est à celui du rapport à rendre, fondamentalement ces valeurs sont les mêmes. Les valeurs de la jeunesse, l'impatience, le goût du risque, l'énergie, l'esprit d'équipe, la mobilité, la créativité, ce sont les nôtres. Les entrepreneurs qui sont ici en sont convaincus.
C'est vrai, la vie des entreprises comporte des imprévus. On peut préférer regarder le paysage à l'abri de la cabine d'une péniche, à naviguer en affrontant les coups de vent du grand large ; on peut préférer les carrières programmées à l'avance par des tableaux d'avancement, aux coups de chauffe des " heures sup ". C'est vrai, participer à la vie d'une entreprise n'a rien à voir avec les systèmes d'avancement à crémaillère qui permettent de savoir vingt ans à l'avance de quelle ascension on bénéficiera, avec quelles primes et quels horaires Mais est-ce vraiment ce goût du cocon, cette passion pour les droits acquis qui font la jeunesse d'un pays ? Est-ce que la réussite d'une expédition, la victoire au bout d'une course, ou d'un match s'obtiennent à coup (et à coût) de droits acquis ?
C'est pourtant bien de cela qu'il s'agit : d'une compétition dans laquelle notre pays est engagé qui exige pour gagner, de se mettre à risque, d'innover, de séduire, d'attirer. Qui peut le faire, sinon les entreprises ?
Pour cela, les entreprises ont besoin de la créativité, des idées, de l'enthousiasme des jeunes. La majorité des fonctions, des métiers qui existeront dans 5 ans 10 ans ne sont sans doute pas encore inventés aujourd'hui. On estime aux Etats Unis que 50 % des jobs en 2010 auront trait aux nouvelles techniques de l'information. Et l'on n'a pas encore idée des révolutions qui vont être générées par les biotechnologies, les nouveaux développements des télécommunications, le rôle des satellites. Claude Allègre est plus compétent que moi pour en parler.
Alors, si l'on se place dans cette perspective, si l'on reconnaît que les valeurs qui animent les entreprises sont celles que partagent la majorité des jeunes, où vient que, lorsque l'on interroge ces derniers, à peine un jeune sur deux est capable de citer le nom d'une entreprise industrielle ? (49 % très exactement), D'où vient que Bill Gates fascine les jeunes Français, mais que ces mêmes jeunes Français sont 20 % seulement à souhaiter vouloir travailler à l'avenir dans une entreprise privée ?
Ou bien les sondages se trompent, hélas non, ou bien le thermomètre est juste et c'est qu'il nous faut d'urgence nous attaquer ensemble, Monsieur le Ministre, aux malentendus qui encombrent la relation entre les jeunes et les entreprises.
Il nous appartient de dire haut et fort que jamais les entreprises n'ont créé autant d'emplois pour les jeunes que cette année, de revendiquer le rôle d'insertion, que quantité d'entreprises de terrain jouent à longueur d'année auprès de jeunes en difficulté, de mieux faire valoir le rôle que jouent les universités internes à certaines entreprises, d'expliquer en quoi le travail en entreprise est une école de responsabilité, avec tout ce que cela apporte d'expérience humaine et d'excitation intellectuelle et de volonté de réussite.
Il nous appartient également de revendiquer un rôle accru dans le dialogue entre les établissements d'enseignement et nos entreprises, et de ne pas hésiter tout haut à dire ce que nous pensons tout bas : le caractère souvent inutile de l'accumulation de diplômes qui se superposent les uns aux autres, n'aboutissant souvent qu'à empêcher une entrée réussie dans la vie active, et à des illusions déçues. L'ignorance cruelle de l'anglais et des autres langues, pourtant indispensables dès qu'il s'agit de vendre : que ce soit des parfums aux Galeries Lafayette, ou des aciers spéciaux à l'autre bout du monde. Le fossé, sinon la béance qui sépare la théorie économique, apprise dans les manuels des réalités des marchés. Les étranges silences des manuels scolaires sur la véritable contribution des entreprises à la croissance de notre pays
Pour mieux faire comprendre nos attentes, pour mieux faire percevoir aux enseignants la réalité et les enjeux des entreprises, nous sommes prêts à leur ouvrir largement nos portes, et à participer autant que cela sera souhaitable, autant que cela sera admis, à un paritarisme d'un nouveau type, avec les écoles, les collèges, les universités, afin d'éliminer cette suspicion réciproque qui ne mène nulle part !
Nous pensons également que, ensemble, nous pourrions réfléchir à rendre plus opérationnelle la recherche de stages qui s'apparente trop souvent à une longue et fatigante course du côté des parents d'élèves ou d'étudiants, comme du côté des entreprises. Or il n'y a sans doute pas de meilleure passerelle entre la vie scolaire ou universitaire et l'entreprise que cette période de découverte mutuelle ; en toute liberté de part et d'autre. C'est là un chantier, Monsieur le Ministre auquel vous êtes particulièrement sensible et que nous sommes prêts à ouvrir avec vous.
Les entreprises sont condamnées à réussir dans le monde nouveau de l'euro et de l'Internet. Et elles misent sur 16/25 ans pour qu'ils réussissent avec elles. Chaque fois, Monsieur le Ministre, que votre administration immense s'engagera dans des initiatives correspondant à cette exigence de réussite partagée, nous serons à vos côtés, nous savons que c'est votre projet.
En avant l'entreprise ! Mais avec les 16/25 ans.
(source http://www.medef.fr, le 13 février 2001)