Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à "Radio Orient" le 5 avril 2002 à Paris, sur l'approche américaine du conflit israélo-palestinien, la pression européenne et la proposition française d'une force d'interposition au Proche-Orient, l'initiative saoudienne, les répercussions du conflit en France, la menace américaine contre l'Irak.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Presse étrangère - Radio Orient

Texte intégral

Q - Pour autant qu'on le sache, le bain de sang continue dans les villes palestiniennes mais voici que Washington reprend l'initiative. Le président Bush semble avoir modifié son approche du conflit israélo-palestinien. Il a eu des mots très durs à l'égard de Yasser Arafat qu'il pense quand même continuer à garder comme interlocuteur. Mais surtout, il demande à Ariel Sharon de mettre le plus rapidement possible un terme à son offensive militaire et de retirer ses troupes des villes palestiniennes que son armée avait réoccupées. Il annonce l'envoi prochain du secrétaire d'Etat Colin Powell dans la région.
Vous qui demandez sans cesse aux Américains de s'engager davantage au Proche-Orient puisqu'il est clair que la paix ne pourra pas se faire sans eux, croyez-vous que l'administration Bush a compris que sa position de soutien sans réserve à la stratégie d'Ariel Sharon était une position absolument intenable et qu'il lui fallait renoncer au préalable sécuritaire que vous avez toujours dénoncé ?
R - Je pense que le président Bush a compris qu'il ne pouvait plus s'en tenir à la ligne qui était la sienne depuis qu'il est à la Maison Blanche, c'est-à-dire une ligne de retrait dans ce conflit du Proche-Orient. Le simple fait de décider de se réengager, parce qu'il ne peut plus l'éviter maintenant, l'amène à rééquilibrer ses initiatives.
Ces derniers temps, nous avions vu quelques signes annonciateurs d'une sorte de gêne dans la position américaine. On l'avait vu lorsque les Américains avaient autorisé et même proposé le vote au Conseil de sécurité de bonnes résolutions, alors qu'ils les bloquaient avant par un veto systématique. On l'a vu aussi lorsqu'ils ont renvoyé le général Zinni. Mais ce n'était pas conclusif, car son autorité n'était pas suffisante pour montrer un réel réengagement, il n'y avait pas d'arguments pour faire bouger les positions des uns et des autres.
On l'a vu avec les déclarations lorsque M. Sharon, lors de son quatrième voyage à Washington, n'a pas obtenu un feu vert complet par rapport à ce qu'il attendait, contrairement aux trois fois précédentes. Au moment de Ramallah, on a bien vu que les Américains avaient donné un "feu orange" à l'opération que l'armée israélienne demandait à mener dans les Territoires palestiniens depuis des mois. Les Américains avaient demandé que l'on préserve la sécurité physique et personnelle d'Arafat.
Ce n'étaient que de petites choses, ce n'étaient pas des tournants. On pouvait considérer que c'était simplement une façon de faire baisser un peu la tension, pour garder les mains libres plus tard, pour une action en Iraq peut-être. Mais, depuis hier, on ne peut plus analyser les choses ainsi. Le discours du président Bush est très bon, très fort. Le ton et les mots employés pour exiger qu'Israël évacue les villes palestiniennes autonomes réoccupées, le fait qu'il ait demandé l'arrêt de la colonisation, tout cela est très important. Il ne l'avait jamais dit alors que c'est l'un des nuds du sujet. Le fait qu'il ait dit ces choses lui-même est la concrétisation, l'illustration, de son réengagement personnel. Il y aura forcément une logique de réengagement. Pour moi, c'est donc un vrai tournant.
Q - Mais, il a été très dur avec Arafat. Etait-ce utile ou est-ce par diplomatie vis-à-vis de son opinion ?
R - Je pense que c'est sa conviction. Les Américains sont convaincus, comme d'ailleurs 99,8 % des Israéliens, que c'est de la faute d'Arafat si cela n'a pas marché à Taba. Je sais que ce point est controversé. M. Malley, assistant de M. Clinton à Camp David, conteste cette idée, mais elle est dominante en Israël et aux Etats-Unis. A ce titre, elle est une sorte de fait politique, même si on peut intellectuellement la discuter.
Il est vrai que M. Bush a été très dur avec Yasser Arafat, dont il pense qu'il est responsable en grande partie de la situation dans laquelle se trouve son peuple aujourd'hui. Mais si on raisonne en termes politiques, il n'a pas dit ce que Sharon voudrait lui faire dire depuis des mois, c'est-à-dire qu'Arafat est hors-jeu. Ce qui vient du Département d'Etat, c'est qu'Arafat, même s'ils en pensent le plus grand mal, reste un interlocuteur. Quant au préalable sécuritaire, je rappellerai que M. Powell ne l'a pas repris depuis très longtemps. Mais je sais qu'il partageait l'analyse de tous les responsables européens qui est que l'exigence du préalable sécuritaire fonctionne comme un verrou pour faire en sorte que la négociation n'ait jamais à commencer, compte tenu des problèmes insolubles qu'elle allait reposer. M. Powell pensait que l'on ne pouvait pas exiger de Sharon qu'il y renonce et qu'il suffisait simplement de ne pas être sur cette ligne. Il y a une série de choses qui avaient montré des évolutions. Nous savions qu'il y avait un débat à Washington sur le caractère de plus en plus intenable de ce désengagement accompagné d'un soutien de facto à la politique de Sharon. A partir du tournant pris hier par le président Bush, nous avons une position nouvelle à partir de laquelle, à mon avis, nous pouvons retravailler ensemble pour la paix.
Q - Mais on sait bien que, pour l'instant, Sharon ne se retirera pas ?
R - C'est vrai mais la condition préalable, c'était que se reconstitue une approche commune. Il ne suffit pas d'être d'accord ensemble pour un Etat de Palestine comme un objectif lointain. Il faut une feuille de route entre l'épouvantable situation actuelle et l'Etat de Palestine.
Q - M. Powell n'arrivera dans la région qu'en milieu de semaine prochaine. M. Bush, peut-être par complicité, je n'en sais rien, laisse du temps à M. Sharon pour poursuivre ce que j'appellerais son nettoyage dans les Territoires. C'est vrai qu'il n'y a plus d'attentats depuis 3 ou 4 jours. Que va-t-il se passer ? Aura-t-on un M. Sharon qui dira ensuite qu'il respectera le plan saoudo-américain ?
R - Nous verrons. Il faut simplifier l'analyse et, ce qui m'importe, c'est que le président Bush ait pris ce tournant. Ensuite, cela n'a pas des effets en 24 heures, même lorsque cela vient du président Bush qui est à la tête d'une puissance colossale. Cela ne change pas instantanément les données de la politique israélienne et de la situation au Proche-Orient. Nous verrons. M. Powell est obligé de revenir, il se réengage. Il faudra qu'il parle aux uns et aux autres. M. Zinni a pu voir Arafat aujourd'hui. La logique de la démarche de M. Powell, c'est qu'il voie également M. Arafat. Ensuite, quelque chose de différent se reconstruit, cela ne fait pas disparaître les difficultés énormes que l'on connaît. On se souvient que lorsque Clinton était complètement engagé, qu'il négociait avec Barak, qui avait fait des propositions diverses mais audacieuses et généreuses, et Arafat, avec le soutien entier des Européens, cela n'a pas suffi non plus. Il a manqué quelque chose, quelques compromis de part et d'autre ou peut-être quelques 3 ou 4 mois. Il ne suffit donc pas que M. Bush dise cela et que Powell s'y rende pour que cela change les données, mais c'est quand même un vrai tournant. La situation est moins désespérante dans les perspectives à moyen et long terme qu'il y a deux jours.
Q - On a entendu un grand soupir de soulagement des Européens après ce discours, d'autant plus qu'il y a eu hier une tentative de médiation entre les Israéliens et les Palestiniens qui a tourné court. Comment analysez-vous cette impuissance européenne et cet appel incessant aux Etats-Unis pour faire quelque chose ? On a l'impression que les Européens ne parviennent à s'entendre à peu près sur le Proche-Orient que lorsque la situation est assez calme, et que lorsque la tension monte, ils retrouvent tous le réflexe de désunion.
R - C'est un problème qu'il faut replacer dans sa perspective historique car il revient tout le temps à la question de l'impuissance européenne. On parle comme si l'Europe était déjà une puissance constituée avec sa propre politique étrangère, comme si elle avait une influence décisive au Proche-Orient que, pour des raisons que l'on ne connaît pas, elle aurait perdu. Ce n'est pas du tout le cas, l'Union européenne en tant que telle n'a jamais eu d'influence au Proche-Orient. Certains pays européens ont eu une influence, la France, la Grande-Bretagne et quelques autres. Elles n'en ont d'ailleurs pas toujours fait un usage parfaitement astucieux. Mais l'Europe en tant que telle n'a jamais eu d'influence. Pendant une très longue période, c'était une communauté économique. Elle a commencé à mettre en place une politique étrangère, mais cela a supposé des débuts de mise au point aboutissant, au départ, à des compromis faibles. Les pays européens ont, de plus, des réactions tout à fait différentes sur cette question, comme sur beaucoup de questions de politique étrangère. Il faut beaucoup de temps pour parvenir à des positions communes. Pour prendre un seul repère, c'est en 1982 que François Mitterrand, à la Knesset, premier chef d'Etat occidental à le dire, a lancé l'idée d'un Etat palestinien qui pourrait être la solution du problème. Il a fallu attendre 17 ans, en 1999, pour que tous les Européens acceptent cette idée dans un texte adopté à Berlin. Cela donne une idée du travail à faire pour que les Européens aient la même position.
On ne peut pas dire que l'Europe fait comme si elle avait sa politique déjà constituée. Les Européens font un effort constant, je suis bien placé pour le savoir car c'est une très grande part du temps de travail des ministres des Affaires étrangères d'élaborer des positions communes. Nous les avons quand même beaucoup rapprochées.
Si on regarde les textes sortis des Conseils européens de Laeken et de Barcelone, pour ne citer que les deux derniers, ce que nous demandons aux Palestiniens et aux Israéliens, n'est pas la même chose car ils ne sont pas dans la même position. Mais nous privilégions ce qui pourrait faire avancer la paix ; c'est précis, clair, je crois que c'est juste et intelligent. C'est un vrai processus qui permettrait de sortir du bourbier s'il y avait une vraie volonté politique. L'Europe n'est donc pas du tout ridicule sur ce plan.
Il y a beaucoup de choses dites par les Européens, bien avant les autres, bien avant que les Américains aient évolué par rapport à cela. Je suis convaincu que cela a joué un rôle dans le débat à Washington.
Q - La pression européenne ?
R - Je ne dis pas que cela a joué un rôle déterminant car à Washington, on regarde d'abord ce qui se passe aux Etats-Unis et dans la presse américaine. Mais le fait qu'il y ait un avis unanime en Europe, à la fois pour être viscéralement attaché à la sécurité d'Israël et, en même temps, pour considérer que la politique suivie par M. Sharon ne peut pas régler le problème de la sécurité d'Israël, a fini par jouer, je crois. Je ne trouve donc pas l'Europe ridicule.
Dans la situation récente, on avait tenté d'envoyer une mission. C'était le résultat de discussions entre les ministres, mais elle ne verra pas Sharon si elle ne peut pas voir Arafat. Cela n'a pas marché car elle s'est heurtée à un refus, sans doute prévisible d'ailleurs. Ce n'est pas ridicule de l'avoir tenté.
Q - Et du coup, cette mission n'a servi à rien.
R - Elle n'a pas servi à rien. Nous sommes dans l'ordre de la pression politique, de l'évolution des esprits. Cela montre à tous ceux qui regardent et qui écoutent, y compris dans le monde arabe et en Israël, que l'Europe était pour qu'il y ait un contact avec les deux ; que l'Europe peut continuer de traiter Arafat comme interlocuteur même s'il y aurait certainement des tas de critiques à faire sur la politique suivie par les Palestiniens. C'est ce que Bush dit aujourd'hui. Dans une situation aussi verrouillée, il n'y a pas à se sentir humilié parce qu'une démarche que l'on a tentée n'a pas marché, ou bien on reste chez soi et on ne fait rien du tout puisque l'on sait que l'on se heurte à des obstacles constants. Je trouve que l'Europe a montré une bonne volonté, une disponibilité. Elle était prête à prendre des risques d'apparence, mais peu importe. Si tout ce que nous avons fait et dit ces dernières semaines a joué un rôle en préparant le tournant américain, c'est bien. Cela compte beaucoup plus que la suite.
Ce que je souhaite après pour l'Europe, c'est qu'elle soit capable de s'enhardir. Je le souhaite fréquemment d'ailleurs, face à tout le monde, pas seulement contre les Américains. Je souhaite que l'Europe s'enhardisse, qu'elle soit capable de peser plus. Je souhaite naturellement en Europe, et je parle là en tant que Français, que l'harmonisation se fasse par le haut. Pas simplement sur deux ou trois principes généreux et généraux peu opérationnels, mais sur une vraie politique.
Le contexte nouveau nous le permet peut-être.
Q - Cela suppose des formes de pression. Pensez-vous que l'Europe devrait aller jusqu'à prendre des sanctions contre telle ou telle partie, si elle ne répond pas à ce que vous leur demanderez ?
R - Je sais que la question se pose. Dans plusieurs réunions européennes ces derniers mois, cette question a été posée. Certains pays disent que maintenant, il faut quand même réfléchir à l'accord d'association entre Israël et l'Union européenne. Moi, je veux être logique avec moi-même : j'explique depuis des années que les politiques de sanctions ont très rarement donné des résultats heureux, je parle des pressions économiques. Lorsque l'on fait des analyses, il y a peut-être un seul cas en 20 ou 30 ans qui a donné des résultats clairs et positifs, c'est l'affaire de l'Afrique du Sud. Dans la plupart des cas, cela ne change pas la politique. Cela durcit les peuples, cela favorise les extrémismes, cela alimente un sentiment de paranoïa, cela provoque des trafics qui enrichissent les gens au pouvoir et qui affaiblissent les populations. Ce n'est pas très heureux comme résultat.
C'est mon point de vue général, ce n'est pas dirigé contre les politiques de sanctions. Dans certains cas, il faut décider de les appliquer, mais je ne veux pas changer d'avis parce qu'il s'agit d'Israël. Je ne crois pas que l'on puisse changer l'approche d'un peuple par des pressions externes. Toutes les pressions du monde n'ont pas réussi à convaincre les Palestiniens en 2000 de signer ; il manquait peut-être quelques mois de négociation. Je ne crois pas que ce soit différent par rapport à Israël, à supposer que ce soit justifié. Il faut se sortir de l'esprit qu'il y aurait une solution commode à portée de main.
Regardez ce qui se passe en Israël aujourd'hui : l'opinion publique est très favorable à ce qu'a fait M. Sharon qui a reconquis, très facilement, grâce à la grande opération militaire en cours, la popularité qu'il avait perdue. Il avait en effet été élu pour rétablir la sécurité. Il n'a pas réussi, les attentats ont repris, sa popularité chutait, l'économie aussi ; il fait cette opération et sa popularité remonte au zénith. En cas de sanctions, il y aurait un durcissement extérieur, il y aurait un raidissement de fierté nationale en Israël disant que jamais ils ne céderont aux pressions extérieures. Je ne crois pas que cela produirait ce que nous cherchons, c'est-à-dire le retournement des esprits vers la paix. Il faut reconstruire ce processus autrement.
Quant aux Palestiniens, il est évident que l'asphyxie des Territoires organisée par la politique israélienne, déjà avant Sharon d'ailleurs, ne peut pas faire plier la détermination farouche des Palestiniens à vivre dans des conditions dignes et avoir un Etat. Au contraire, cela ne peut que l'exacerber.
Q - Comment l'Europe, qui, avec la France, a sans doute au Proche-Orient la politique la plus équilibrée, parce que ce sont peut-être les Français qui parviennent à dire les choses en face aux protagonistes quand il le faut, peut-elle peser davantage, surtout lorsque l'on sait pertinemment que M. Sharon ne veut pas entendre parler de nous, Français, et des Européens en général ?
R - Ce n'est pas tellement nous, Français. La délégation européenne la plus mal reçue ces derniers mois n'était pas française. De toute façon, Ariel Sharon veut mener sa politique et il ne veut pas céder à la pression.
Q - Il a des illères.
R - Il a sa politique, il est populaire et précisément, il refuse d'appliquer la résolution 1402, la 1403. Il refuse d'obtempérer à ce que demande M. Bush, ce n'est donc pas une question de réaction par rapport à la France. Vous revenez sur la question européenne, je redis la même chose : les pays européens ont élaboré un consensus sur les grands principes de règlement de la question du Proche-Orient, sur l'Etat palestinien, viable, pacifique, démocratique, vivant en paix à côté de l'Etat d'Israël, garantissant et renforçant sa sécurité. Mais dans la crise et l'urgence, les Européens ne sont pas d'accord sur ce qu'il faut faire puisque beaucoup d'entre eux considèrent qu'il vaut mieux ne pas s'en mêler, car c'est trop dangereux. Beaucoup d'entre eux considèrent que, de toute façon, il faut attendre que les Américains aient repris l'initiative. Quand vous dites l'Europe, vous pensez à qui de précis ? Ce sont des pays qui discutent entre eux pour adopter une attitude. Si elle est commune, tant mieux. Dans les Balkans, nous avons réussi à élaborer une politique quasiment commune et on ne peut plus distinguer aujourd'hui entre l'approche des uns et des autres. Ce n'est pas encore le cas au Proche-Orient, c'est pour cela que nous avons une expression nationale forte pour entraîner ce mouvement et faire en sorte que l'on aille plus loin. Manifestement, le niveau de cohésion et d'opérationnalité atteint par l'Europe aujourd'hui sur le Proche-Orient n'est pas suffisant.

Q - Vous avez été plus loin ces derniers jours en demandant carrément une force d'interposition. N'avez-vous pas le sentiment que vous êtes en train d'accéder en ceci à une demande palestinienne faite il y a plusieurs mois et qui avait fait avorter les négociations israélo-palestiniennes ? Arafat la demande depuis un an au moins.
R - L'idée d'une force d'observation, d'interposition, ce n'est pas le même degré mais c'est la même idée d'une présence internationale. Cette idée est présente dans la discussion depuis assez longtemps. Elle est récusée par le gouvernement israélien qui ne veut pas d'internationalisation et qui veut garder les mains libres.
Q - Les Américains sont-ils d'accord ?
R - Je ne dis pas que les Américains seraient d'accord mais on ne peut pas sans arrêt attendre les autres pour avancer des idées. Nous avons donc estimé qu'il fallait relancer une idée que la France avait déjà mise en avant parce qu'elle faciliterait la mise en oeuvre des résolutions qui viennent d'être votées. Deuxièmement, il est clair que ce n'est dirigé contre personne au contraire, car cela augmenterait l'insécurité des Israéliens qui vivent aujourd'hui dans la terreur de l'attentat, et des Palestiniens qui vivent dans des conditions horribles de répression.
Q - Mais c'était une demande palestinienne qui a été refusée précédemment ?
R - Elle était présentée par les Palestiniens de façon un peu unidimensionnelle et unilatérale. Nous l'avons reprise autrement comme étant la contribution possible à la mise en oeuvre d'un processus de paix. Il ne s'agit pas pour nous de prendre le parti des uns ou des autres, ou d'adopter les demandes des uns ou des autres. Ce qui nous intéresse, c'est de faire avancer la paix. Une idée peut venir des Palestiniens et s'insérer dans le processus ; une idée peut venir des Israéliens, voire même du gouvernement Sharon et s'insérer dans le processus. C'est cela notre démarche.
Q - Pousseriez-vous pour une force d'interposition qui soit à majorité américaine pour rassurer les Israéliens car, finalement, il n'y a qu'eux qui peuvent les rassurer, où il y aurait aussi des Français, des Européens pour rassurer les Palestiniens ? Ne serait-ce pas cela la solution finalement ?
R - Aujourd'hui, lorsque les responsables politiques français parlent d'une force d'interposition, ils répondent à un débat qui commence à naître dans l'opinion israélienne. Je le sais car j'ai une revue de presse des journaux israéliens tous les jours. Je suis très attentif à ce qui s'y passe, c'est un débat très libre, très ouvert, très démocratique et très intéressant. Un certain nombre de voix s'élèvent pour dire que, de toute façon, ils n'y arriveront pas par eux-mêmes. La France contribue à ce débat d'idées, à une sorte de mûrissement des esprits en parlant d'une force qui viendrait s'interposer, calmer les choses. Cela peut être un élément de la solution. C'est le débat politique d'aujourd'hui et je suis content qu'on l'ait fait alors que les dirigeants français ne savaient pas que le président Bush allait faire le discours qu'il a fait. Nous nous sommes inscrits, en quelque sorte par avance, dans un tournant qui se préparait.
Le jour où le processus de paix aura redémarré, ce qui arrivera forcément car la solution de pure force ne peut pas répondre aux choses, je crois qu'à ce moment-là cette question des forces apparaîtra de nouveau. Et moi, je suis sûr que, le jour venu, et je n'engage que moi lorsque je dis cela, les Israéliens exigeront une présence militaire américaine au sol, que les Américains devront accepter dans les deux sens. Pas seuls, cela peut être dans le cadre d'une décision de l'ONU, avec des contingents juxtaposés, ce serait très bien. Il est clair que, par rapport aux Israéliens, il faudra des Américains au sol. Il faut que les Américains y réfléchissent dès aujourd'hui, c'est contenu dans le réengagement du président Bush. Maintenant, cela ne peut plus rééchouer une seconde fois, il faut aller jusqu'au bout. Je crois que le président Bush, à la tête de la puissance la plus considérable qu'on ait jamais connue, a peut-être des besoins encore plus grands. Surtout après le Sommet de Beyrouth qui a augmenté encore les chances de réussite du processus de paix, compte tenu de l'engagement que les Arabes sont prêts à prendre.
Q - La France serait-elle prête à envoyer des soldats ?
R - Je n'en sais rien.
Q - Les Palestiniens apprécient quand même la politique française ?
R - Oui, mais beaucoup d'Israéliens l'apprécient plus qu'on ne le croit également.
Nous sommes en avril 2002, je ne sais pas lorsque cela se présentera. Je suis bien incapable de dire ce que les autorités françaises du moment diront.
Q - Ne faudrait-il pas d'abord séparer les populations avant de s'interposer ? Est-ce possible dans la configuration actuelle ?
R - On le peut si les protagonistes le demandent. Si les Israéliens demandaient de l'aide parce qu'ils estiment qu'ils ne parviennent plus à contrôler la situation, cela changerait tout, il n'y aurait plus de veto américain. Il peut y avoir une décision, je ne sais pas s'il y aurait beaucoup de candidats pour s'interposer au milieu, mais, peut-être par sentiment de devoir, amitié, courage, peut-être qu'on y arriverait...
Q - Parmi les nombreux problèmes qu'il faudra régler pour une relance des négociations, un est du domaine sécuritaire plus que politique, c'est la garantie de la sécurité d'Israël. Oui ou non est-il dans le pouvoir de Yasser Arafat de contrôler ces extrémistes ?
R - La sécurité d'Israël dépend de plusieurs choses. Les Israéliens considèrent, et je comprends bien pourquoi, que cela dépend d'eux ; de leur détermination, de leur force et de la puissance de leur armée. Deuxièmement, de l'alliance avec les Etats-Unis qui leur est acquise, comme on le voit. Troisièmement, comme le pensent certains d'entre eux qui, évidemment ont perdu du terrain après l'échec des négociations en 2000, la sécurité serait complétée par un vrai accord politique avec les Palestiniens. C'était le cheminement intellectuel d'un Rabin qui n'était pas du tout sur des positions de négociation avec les Palestiniens au début. Un certain nombre de généraux avaient fait ce chemin et étaient parvenus à la conclusion, presque technique, que la meilleure façon de garantir la sécurité, était un Etat palestinien lui-même viable, assurant lui-même le contrôle des éventuels extrémistes chez lui, à condition qu'il ait un Etat véritable qui puisse fonctionner.
On a fait le chemin tout à fait inverse. Même Arafat a commis toutes sortes d'erreurs lui aussi. Ce qui s'est passé est un peu la politique du "quand on veut noyer son chien, on dit qu'il a la gale".
Tout a été fait pour affaiblir systématiquement Arafat, même quand il s'agissait d'attentats revendiqués par le Hamas, dénoncés par l'Autorité palestinienne. C'est sur cette dernière, en tant qu'expression politique du peuple palestinien, que la répression s'est déchaînée, pour l'affaiblir de plus en plus, constamment et pour conclure qu'il ne faisait rien de ce que l'on attendait de lui. Tout était fait pour qu'il puisse faire chaque jour un peu moins que la veille. C'est un cercle vicieux. Je crois que c'est une politique à courte vue. Au contraire, il faudrait retrouver le chemin d'un processus politique renforçant, petit à petit, la capacité de l'Autorité palestinienne, puis un jour de l'Etat palestinien apte à assurer la sécurité, c'est-à-dire la police.
Un jour, c'est le gouvernement palestinien qui jugulera les tentations extrémistes qui pourront se remanifester dans l'Etat palestinien.
Q - Un jour...
R - Oui, un jour mais c'est ce à quoi il faut travailler, c'est l'objectif. En tout cas, ce n'est pas en faisant ce qui s'est passé ces derniers mois que l'on risque de rendre Arafat capable de contrôler quoi que ce soit, même s'il le voulait complètement et même si le monde palestinien n'était pas divisé.
Q - Qu'est-ce que Colin Powell serait fondé à demander à Yasser Arafat sur ce point précis : une simple condamnation du terrorisme ?
R - Il y a toutes sortes de choses très précises à demander aux uns et aux autres. On les trouve dans le document de George Tenet, le chef de la CIA qui a beaucoup négocié sur les affaires de sécurité. Et je rappelle qu'à l'époque de Clinton, la CIA était très présente sur le terrain et facilitait les contacts sécuritaires israélo-palestiniens à tous les niveaux. Cela a joué un vrai rôle, cela a prévenu beaucoup d'attentats, a évité beaucoup de dérives. Malheureusement, le système a été entièrement démonté par l'administration Bush lorsqu'elle est arrivée. C'était l'une des formes peu connues mais tout à fait préjudiciable du désengagement.
Il y a la Commission Mitchell qui, en effet, est toujours un peu dans le préalable sécuritaire mais qui parle quand même du réveil de la perspective politique. Il y a également les déclarations européennes qui sont très précises. Nous avons bâti des demandes très articulées. Il y a un cheminement possible, M. Powell peut s'appuyer là-dessus.
Q - A l'instant, vous disiez qu'Arafat a aussi commis des erreurs. Peut-on imaginer qu'il puisse y avoir une paix entre ces deux hommes lorsque l'on sait que M. Sharon vit avec le syndrome Arafat depuis 20 ans et qu'il n'a qu'une chose en tête, se débarrasser d'Arafat ?
R - Cela se discuterait, mais nous ne sommes pas mieux placés pour dire que c'est Sharon le problème que ceux qui disent que c'est Arafat le problème. De toute façon, ce n'est pas nous qui choisissons. Nous ne votons pas à la place des Israéliens, et les mêmes Israéliens qui avaient voté avec confiance pour M. Barak pour faire la paix, désespérés par ce qui s'était passé, ont voté pour M. Sharon pour avoir, au minimum la sécurité, ce qui jusqu'ici n'a pas marché. Peut-être que demain ils revoteront pour quelqu'un qui retracera un chemin vers la paix. Mais, en tout cas, ce sont eux qui choisissent et pas nous. Et nous ne sommes pas à la place des Palestiniens pour déterminer qui est leur véritable leader. Nous ne pouvons donc pas nous laisser arrêter par cette question préalable qui n'a pas de solution, c'est à eux de répondre. Il y aura certainement un jour d'autres leaders ayant une approche différente, mais nous sommes encore dans cette phase. On ne peut pas attendre des successions futures et incertaines des uns et des autres pour agir de suite.

Q - Avant de passer à d'autres sujets, continuons sur le conflit israélo-arabe pour évoquer ce que le monde entier a salué, c'est-à-dire l'initiative saoudienne, la vision saoudienne comme on a dit, qui a été soumise au Sommet de Beyrouth. Est-ce que vous pensez qu'il va falloir attendre très longtemps encore avant de pouvoir la mettre en uvre ? Quelles sont les conditions de sa mise en uvre ?
R - Cela ne dépend pas des Saoudiens. Ce ne sont pas les Saoudiens qui bloquent le processus politique aujourd'hui, ce ne sont donc pas eux qui peuvent le débloquer. Mais c'est très important et courageux, je trouve, de la part du Prince Abdallah d'avoir pris cette initiative parce qu'elle augmente énormément les chances de réussite d'un futur processus politique. Il faut se rappeler que dans l'année 2000, entre Camp David et Taba, quand il a été décidé - ce qui à mon avis était une erreur de méthode - que c'était l'accord définitif, cela a en quelque sorte obligé les Palestiniens à mettre sur la table les questions de Jérusalem et des réfugiés. A ce moment-là, on est tombé dans des difficultés particulières, Arafat estimant, notamment, que sur Jérusalem il ne pouvait pas s'engager comme cela, seul. Cela concernait le monde arabo-musulman qui a été quand même très absent, après. Donc Arafat, en faisant sa tournée n'a pas trouvé, du côté des pays arabes, notamment des grands, le soutien qu'il aurait souhaité avoir, cela a compliqué la négociation ultérieure. C'est pour cela d'ailleurs, quand on dit aujourd'hui "tout est de la faute d'Arafat", que c'est un peu plus compliqué.
Q - Il n'avait pas trouvé le soutien auprès de son propre peuple, non plus ?
R - Peut-être pour d'autres raisons. Mais le fait de parler de cette normalisation complète avec Israël, en cas d'application des résolutions, d'évacuation des Territoires occupés, est très important pour la suite. Nous avons beaucoup salué et beaucoup encouragé cette initiative, mais encore une fois, ce n'est pas eux qui peuvent relancer le processus.
Q - Il pourrait y avoir, à moyen terme on ne sait pas, une sorte de plan américano-saoudien, puisque les Américains disent que cette vision saoudienne se marie bien et est complémentaire du plan Mitchell-Tennet ?
R - Tout est complémentaire de tout. Les résolutions disent exactement ce qu'il faut faire, les textes européens sont excellents, l'empilement Tenet-Mitchell, les idées saoudiennes. L'essentiel est que cela converge. Tout le monde dit la même chose, en fait, dans des termes différents. Ce qui est important, c'est que ceux qui étaient en position de blocage ou de défaillance deviennent plus précis et plus constructifs. Il y a un véritable apport saoudien et arabe au processus futur. Il nous reste à enclencher le processus aujourd'hui.
Q - Et amener Sharon à vouloir la paix. Parce que c'est finalement la question de fond ?
R - Je crois que les Israéliens veulent la paix, fondamentalement. C'est épouvantable de vivre dans ces conditions d'inquiétude, par rapport au terrorisme. Je pense que peut-être, dans le monde musulman, on ne mesure pas assez cela. Imaginez ce que cela représente de vivre dans ces conditions, l'inquiétude toute la journée, à propos des enfants, des amis qui sont à l'arrêt d'autobus, qui vont à l'école. Je pense qu'en Israël il y a évidemment des choses qu'on ne comprend pas, dans ce calvaire que vivent les Palestiniens et où ce que ressentent les Arabes, dans la région ou ailleurs. En Occident, et dans le monde arabo-musulman, il y a aussi une sous-estimation de cette souffrance infinie du côté israélien. C'est un des éléments de blocage aussi, parce que les gouvernements sont très soumis à l'opinion, sauf quand il y a des grands hommes d'Etat qui arrivent à s'affranchir des passions du moment. C'est un des problèmes aujourd'hui.
Q - On a vu des sondages qui donnent 46 % d'Israéliens qui soutiennent l'idée d'un bannissement de tous les Palestiniens des Territoires. On a vu des sondages du côté palestinien qui montrent un très fort soutien aux attentats suicide. Qu'est ce qui peut être fait concrètement pour redonner un peu de confiance en elles à ces populations qui sont condamnées à vivre ensemble ?
R - Les sondages, ce sont les thermomètres pour qu'ils enregistrent une fièvre aiguë. C'est le résultat de ce qui s'est passé depuis des mois et des mois. Du côté palestinien, la politique de répression sous toutes les formes qui est menée conduit les Palestiniens à être totalement privés de toute espérance. Ils sont ivres de désespoir, de malheur, de souffrance, de désirs de vengeance etc Du côté israélien, ils sont presque prêts à soutenir n'importe quelle position de force qui les débarrasserait du cauchemar de la menace terroriste. Les sondages enregistrent cela. Et le travail des hommes politiques, ce n'est pas de courir derrière les sondages, c'est d'aller justement au-delà. Il faut absolument que se relèvent des voix qui pour le moment existent en Europe, maintenant à nouveau aux Etats-Unis, qui sont tout à fait insuffisantes en Israël et dans le monde palestinien d'aujourd'hui, pour dire ce que vous venez de dire, c'est-à-dire "Nous sommes côte à côte, nous serons toujours côte à côte". Il y aura toujours des Israéliens, toujours des Palestiniens, notre sort est de cohabiter. Il faut qu'on redéfinisse ensemble les conditions de notre coexistence. Ce n'est pas la peine de se disputer jusqu'à la fin des temps sur les causes de tout cela, il faut en sortir. C'est une parole politique qui n'est pas assez tenue. On dit qu'il n'y a plus de camp de la paix en Israël, parce qu'ils ont unanimement fait porter la responsabilité de l'échec de la négociation à Arafat. Il y a quelques voix qui s'expriment, isolées et courageuses. De temps en temps Shimon Peres, mais aussi le président de la Knesset disent des choses, fortes et courageuses, sur l'occupation en particulier. Du côté palestinien, ces voix ont été très faibles ces derniers temps, tellement la société palestinienne est matraquée. Mais, je sais qu'il y a des gens.
Q - Est-ce que vous pouvez nommer des responsables palestiniens qui incarnent aujourd'hui le camp de la paix ?
R - Non, je ne peux pas les opposer les uns aux autres.
Q - Vous avez cité deux Israéliens
R - Je sais très bien qu'il y a beaucoup de Palestiniens et d'Israéliens qui sont prêts à reprendre le dialogue la semaine prochaine. Quelles que soient les souffrances, il faut leur redonner confiance en eux. Il faut recréer un cadre international qui fait qu'ils recommencent ce cheminement. Vous savez que dans cette histoire, il y a eu, depuis des décennies, des contacts extraordinaires : d'abord Juifs et Arabes, Juifs et Palestiniens, puis Israéliens après la création d'Israël, et Palestiniens et Arabes. Il y a eu des gens très courageux, très minoritaires dans chaque camp, très mal vus, parfois menacés, parfois physiquement éliminés même, et qui ont noué des contacts, qui au pire moment ont renoué les choses. Et là, cela existe encore. Il n'y a pas tellement longtemps, il y avait un plan Shimon Peres-Abou Ala, par exemple, pour essayer d'en sortir. Donc, cela existe. Mais le cadre international n'était pas propice. Ce qui apparaissait comme étant un feu vert donné par les Etats-Unis à la politique d'Ariel Sharon, tétanisait les choses, d'un côté comme de l'autre.

Q - Vous avez parlé de sondages tout à l'heure. Croyez-vous qu'il y a une influence, nous sommes en période pré-électorale en France, de ce qui se passe au Proche-Orient sur la scène française et sur ses prochaines élections ?
R - Je pense qu'il y a une répercussion, parce que ce sont des événements qui sont vécus avec passion et préoccupation. Je ne pense pas qu'il y ait une influence électorale, au sens que cela déplacerait des votes dans un sens ou dans l'autre. En plus, je ne le souhaite pas. Je pense qu'il faut qu'il y ait un coupe-feu entre les deux. Nous devons avoir une politique pour la paix au Proche-Orient, nous devons avoir une politique de paix civile en France. Il ne faut absolument pas qu'il y ait de contagion. Et ces derniers temps, je suis quand même préoccupé par cela.
Q - Quelle lecture faites-vous des attentats anti-juifs ?
R - Je pense que ce sont des réactions inacceptables, quels que soient les pseudo-prétextes, qui doivent être condamnées tout à fait sévèrement et empêchés. Je ne pense absolument pas que cela traduise un retour à une sorte d'antisémitisme global, cela me paraît absolument faux, heureusement faux. Il n'empêche que ce sont des actes inacceptables. Parce qu'en plus des actes recensés, il y a énormément de témoignages de personnes juives qui se sont fait prendre à partie, cracher dessus, insulter. Ce sont des choses absolument insupportables qui entretiennent un climat de très grande inquiétude. Il faut les empêcher, les traquer, les punir. Là-dessus, ce que je disais tout à l'heure sur Israël et le monde musulman, je peux le redire pour les communautés en France. Je n'aime pas le terme "communauté", je suis républicain, mais vous voyez de quoi je veux parler. Je pense que dans les milieux arabes et musulmans en France, on sous-estime l'inquiétude et l'angoisse même dans la communauté juive par rapport à cela. Il faut quand même se dire que les Juifs de France ne sont pas responsables de la politique de Sharon. Et en sens inverse, je pense que dans cette communauté juive de France, il y a assez d'humanisme, de gens réfléchis, pour admettre l'idée que les Arabo-musulmans de France ne sont pas tous responsables des attentats suicide. Il sont parfois le résultat d'un désespoir absolu, parfois le résultat d'une politique. Nous devrions même être une sorte de laboratoire, nous en France, à cause de la présence de ces communautés, qui, à mon sens, est une richesse, pour montrer que le dialogue se poursuit, que la confiance peut exister quand même, que nous sommes capables de surmonter cela.
Q - Est-ce que vous faites assez dans ce sens ? Est-ce que le gouvernement français a assez fait pour rapprocher ces dites communautés ?
R - Il y a beaucoup de choses qui ont été faites au ministère de l'Intérieur et autour, à propos du traitement des actes anti-juifs. Beaucoup de choses ont été faites dans beaucoup de villes. Je connais beaucoup de maires qui ont rassemblé les communautés. Je crois que les élus locaux sont formidables : il y a un très grand nombre de villes françaises qui sont jumelées avec des villes israéliennes ou des villes palestiniennes. La France fait beaucoup, au niveau des plus hautes autorités religieuses, il y a un dialogue qui est constant. Mais est-ce que cela influe sur l'ensemble des membres des communautés dont certains finalement s'engagent avec passion dans un camp contre l'autre ? Il faut certainement faire encore plus.

Q - Parlons un peu de l'Iraq pour rester au Proche-Orient. L'Iraq dont on sait l'importance qu'elle a pour la diplomatie américaine et pour l'administration Bush. Comment appréciez-vous cette menace que constituerait ce pays et à laquelle croient " dur comme fer " les Britanniques et les Américains ?
R - Nous considérons nous-mêmes qu'il y a eu un élément de menace parce que sinon, nous n'aurions pas voté les résolutions que nous avons votées au Conseil de sécurité après la guerre du Golfe. Nous l'avons fait à l'unanimité, ce ne sont pas les Américains qui nous l'ont imposé. C'est quand même un régime qui a des antécédents : la guerre avec l'Iran, l'invasion du Koweït, la façon dont les Kurdes ont été traités, la répression intérieure. Il y a un certain nombre d'éléments de brutalité et de sauvagerie.
Le Conseil de sécurité a donc pris un certain nombre de dispositions, de précautions et ensuite cela a toujours été chaotique car la coopération de l'Iraq n'a jamais été complètement acquise au contrôle, à la vérification, même s'il y a eu, par ailleurs, des provocations.
Q - On ne sait rien de la reconstitution du stock d'armes bactériologiques, chimiques ou autres ?
R - On n'en sait rien mais je connais bien les dirigeants de tous les pays voisins et aucun d'entre eux ne vous garantira qu'il n'y a aucun risque. Et c'est quand même le problème des pays voisins avant d'être le nôtre. Il ne faut pas l'analyser uniquement comme si c'était une lubie que nous imposeraient les Américains. Objectivement, il y a un problème, sinon il n'y aurait pas eu de résolutions du Conseil de sécurité.
Ce qui fait qu'il y a une réponse très simple : les dirigeants iraquiens ont juste à laisser les inspecteurs revenir et faire leur travail librement. C'est encore la meilleure issue à la crise.
Q - Comment interprétez-vous le "rabibochage" de Beyrouth orchestré par les Saoudiens ? N'y a-t-il pas là un message du monde arabe pour dire aux Américains : "Ne touchez pas à l'Iraq. Ne recommencez pas à faire une campagne militaire contre l'Iraq" ? Dire à George Bush que ce n'est pas la peine d'achever le travail inachevé par son père il y a 11 ans ?
R - Ce qui est important, ce n'est pas ce message plus ou moins clair. Ce qui est important, ce sont les conséquences pratiques. Si l'Iraq se met en règle avec le Conseil de sécurité et accepte les inspecteurs pour que ceux-ci puissent travailler sans entrave, pour l'essentiel le problème disparaît.
Q - C'est donc le point essentiel ?
R - C'est essentiel. L'élément d'inquiétude chez beaucoup de pays voisins, c'est qu'on ne sait plus ce qui se passe. Et c'est d'ailleurs pourquoi les Français depuis des années pensent que c'est un mauvais système, un exemple de ce que je disais tout à l'heure d'ailleurs à propos du dysfonctionnement des sanctions. Au départ, ce sont des mesures de précaution nécessaires. Avec le temps, l'embargo pétrolier est détourné, cela génère des trafics qui enrichissent le régime, la population s'appauvrit parce qu'au départ les sanctions au départ étaient trop drastiques, ensuite, parce que le régime en profite pour la verrouiller. Tout est mélangé. On a donc tout faux à la fin : le régime s'est enrichi, la population est de plus en plus détruite par tout cela et nous n'avons aucun contrôle. Il est impossible d'aller vérifier s'il y a ou non des programmes biologiques et chimiques comme beaucoup de pays le craignent, voire des recherches nucléaires, comme certains le disent. Mais c'est sans doute plus compliqué.
Il faut en avoir le cur net. On ne peut pas faire comme si ce qui s'est passé avant n'avait pas existé. Il ne faut pas partir de l'idée que c'est un problème qui n'existe pas et qui est une lubie américaine.
C'est un problème sérieux qu'il faut traiter sérieusement. Revenons aux résolutions et que l'Iraq les applique.
Q - N'y a-t-il pas deux poids et deux mesures chez les Américains qui disent aussi qu'il y a des armes nucléaires en Iran. Pourtant, on a l'impression d'assister à une focalisation sur l'Iraq et pas sur l'Iran voisin qui, lui, soutient les mouvements islamistes et les finance, ce que ne fait pas l'Iraq à ma connaissance ?
R - Les Américains reprochent tous les jours à l'Iraq de donner des bourses aux familles des martyrs ou des assassins, qui se font exploser dans les attentats suicides.
Q - Je voulais vous questionner sur la sincérité du revirement du président Bush, mais on a vu Dick Cheney, M. Zinni faire leur tournée dans la région. Il est naturel que les Américains, dans ce virage diplomatique, cherchent à se concilier certaines indulgences du monde arabe pour l'occasion ?
R - S'ils se décidaient à faire vraiment la paix au Proche-Orient, à imposer une solution aux protagonistes, peu importe les arrière-pensées. Et d'ailleurs, en politique et en Histoire, ce n'est pas cela qui compte, c'est ce que font les gens. L'engagement personnel du président américain qui s'est exprimé au travers de ce discours assez solennel, c'est quand même autre chose que la tournée de M. Cheney ou les navettes de M. Zinni. Il y a une sorte de logique ensuite. Il est dans une situation où il est obligé d'aller plus loin, son autorité est engagée. Il ne peut pas envoyer Powell et constater qu'il ne se passe rien ensuite.
Q - N'est-ce pas un risque politique énorme d'envoyer M. Powell ?
R - C'est aussi un risque tellement grand de ne rien faire que, finalement, ils ont décidé de sortir du risque précédent. Ils prennent une autre sorte de risque, mais je préfère celui-là parce qu'il peut donner des résultats. C'est plus constructif.
Q - Sur le fond, quels sont les résultats concrets que vous pourriez attendre de la mission Powell ?
R - Je ne suis jamais ni optimiste, ni pessimiste. Simplement, avec l'expérience, je m'interroge pour trouver ce que nous pouvons faire d'utile aujourd'hui. Je me pose la même question le lendemain et nous essayons de faire avancer les choses.
Q - Ce qui est effrayant dans cette affaire, c'est que forcément, un jour ou l'autre, il y aura un Etat palestinien et un Etat israélien. Ils vivront ensemble, et lorsque l'on voit le nombre de morts et de souffrances qu'il y a...
R - C'est plus qu'effrayant, c'est absolument consternant.

Q - Qu'est-ce qui a amené les Américains à prendre une initiative concrète et pratique ? Vous avez évoqué le point de vue européen tout à l'heure qui a pu avoir une certaine influence. Croyez-vous que les Américains ont craint que toute la région ne soit en danger ? Que les Egyptiens rompent les relations diplomatiques ? Que les troupes soient aux frontières à nouveau ?
R - Les troupes aux frontières, je n'en sais rien, mais je pense qu'ils ont craint qu'à un moment donné, cela rende la vie vraiment difficile pour quelques grands pays arabes amis. Ceci s'est ajouté au reste. Je pense qu'aucune des explications n'est décisive isolément mais qu'une addition s'est alourdie au fil du temps jusqu'à cet acte. Il a eu lieu, et plutôt que de le décortiquer, il faut surtout voir ce que l'on peut faire à partir de cela. Je pense que cela reconstitue des conditions meilleures pour agir pour la paix, entre les Européens et les Américains et par rapport à l'ONU. Vous voyez que le Conseil de sécurité refonctionne. Les résolutions ne sont pas appliquées de façon automatique et magique, mais au moins, nous sommes sortis du blocage par le veto. C'est quand même quelque chose et cela a forcément un écho en Israël. Enormément de gens dans ce pays n'ont qu'une idée, vivre en paix et en sécurité. Même si, aujourd'hui, ils sont derrière Sharon parce qu'ils pensent que cette opération réglera le problème, ils réfléchissent, ils discutent. Quelque chose s'est remis en marche dans les esprits à mon avis.
Q - Parmi les conséquences régionales, il y a aussi un regain de tensions très net à la frontière nord d'Israël. Le Hezbollah semble vouloir reprendre les hostilités en envoyant des roquettes contre le territoire israélien. Avez-vous fait passer des messages à ce sujet au Liban et à la Syrie ? Pensez-vous que le gouvernement de Damas peut faire quelque chose pour calmer la situation ?
R - Je ne sais pas qui inspire cela mais c'est un jeu mal inspiré avec de mauvaises arrière-pensées. Nous avons des messages toujours clairs pour les pays de la région, tous ceux qui ont une influence sur les différents protagonistes. Il faut s'abstenir de tout ce qui peut faire encore monter la tension, créer d'autres fronts et aboutir à l'inverse.
Vous parliez de certains pays arabes réputés avoir une influence sur certains mouvements palestiniens. Nous leur demandons constamment d'user de leur autorité pour qu'il y ait une attitude constructive, mais le résultat n'est pas toujours celui-là. Chacun a son propre jeu.
Q - Et ces derniers jours, êtes-vous intervenu auprès du Liban et de la Syrie ?
R - Je suis intervenu par des lettres avant le Sommet de Beyrouth. D'autre part, nos ambassadeurs ont une instruction permanente de demander à ces pays de faire ce qu'ils peuvent pour que la tension ne remonte pas. La France est assez engagée sur cette affaire, depuis mon prédécesseur à travers le groupe de surveillance des accords du sud-Liban, mécanique un peu dépassée aujourd'hui mais dont l'esprit demeure tout à fait valable. On le dit constamment. Mais ces pays ont leur politique, leurs analyses.
Q - Arafat est assiégé depuis 8 jours. Avez-vous pris contact avec lui personnellement Monsieur Védrine, et quand ? Si vous deviez lui adresser un mot aujourd'hui, que lui diriez-vous ?
R - J'ai eu des contacts réguliers avec lui, mais pas après que ses moyens de communication aient été coupés. J'ai eu des contacts par l'intermédiaire de notre consul général à Jérusalem, M. Pietton, jusqu'à ce que lui-même soit empêché d'accéder à lui. Ensuite, j'ai suivi ce qui s'est passé comme vous, par des informations plus générales mais c'est devenu plus difficile. Je crois que Yasser Arafat, qui a démontré une capacité exceptionnelle, impressionnante, à résister aux épreuves les plus dures, doit aujourd'hui montrer une grande capacité politique. C'est un moment historique. J'ai bien noté que le président Bush a très sévèrement critiqué et attaqué sa gestion des choses et son rôle, mais il n'a pas été jusqu'à considérer qu'il n'était plus un interlocuteur valable. Aujourd'hui, il a reçu M. Zinni. La diplomatie américaine juge peut-être très sévèrement M. Arafat, mais elle travaille avec lui. Comme le dit Colin Powell, il est en position de commandement. Je pense que Yasser Arafat, s'il sait se montrer à la hauteur de cette situation, peut contribuer à renverser le cours de cette histoire.
Il n'y a pas que la politique de M. Sharon qui soit erronée, il y a aussi un sursaut qu'il faut avoir en face. Je ne suis jamais entré dans la politique qui consiste à affaiblir systématiquement Arafat tout en lui demandant de faire de plus en plus et à déplorer qu'il fasse de moins en moins. Considérer que c'est de sa faute, c'est une logique perverse. Il n'empêche que, par ses actes, par ses comportements, par ses déclarations, je crois qu'il est en position aujourd'hui - sachant ce qui a été dit par Bush, ce qui est dit par les Européens, en tenant compte de ce mouvement de sympathie qui s'exprime dans le monde par rapport au peuple palestinien pour ce qu'il subit - de tenir un langage de paix, un langage de construction de la paix. Pas simplement un langage pacifique "préchi précha". Un langage de construction de la paix qui montre qu'il est conscient du fait que, du côté palestinien aussi, il y a eu des erreurs, des occasions ratées, des expressions malheureuses, des doubles langages, des mots qui ont manqué. C'est peut-être le résultat de la guerre, de la faiblesse, de la domination, d'une histoire difficile et cruelle, certainement. Mais il doit se montrer aujourd'hui un grand chef pour l'avenir du peuple palestinien.
Q - Vous dites qu'il doit être un grand chef et qu'il doit être à la hauteur. Cela veut-il dire qu'officiellement, devant l'opinion publique mondiale, il doit dire que l'on arrête les attentats ? Est-ce cela que vous attendez de lui ?
R - Si je peux lui conseiller, je pense qu'il faut qu'il s'engage à fond dans le nouveau processus politique qui, à mon avis, va naître de la nouvelle conjonction euro-américaine et qu'il s'engage à fond pour juguler la violence. Je sais qu'on lui a systématiquement affaibli les moyens pour contrôler la violence, mais je pense qu'il peut en retrouver très vite, parce qu'il garde une autorité formidable. Cette situation de martyr l'a encore augmentée. Je pense qu'il peut dire qu'il y a quand même un espoir, que cet espoir ne réside pas dans la violence. Le fait de faire des attentats suicides au milieu d'une population civile n'est pas un acte de résistance, cela ne fait avancer en rien la cause palestinienne. "Il y a un autre chemin que j'emprunterai avec vous, nous négocierons très durement nos intérêts car nous voulons un vrai Etat" : je pense qu'il se recrée une situation où il peut dire cela.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 avril 2002)