Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, sur les conséquences sociales du traité d'Amsterdam, l'Europe de la cohésion et du dialogue social et les ambitions françaises au conseil européen extraordinaire de Luxembourg consacré à l'emploi, Paris le 14 octobre 1997.

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Circonstance : Débat organisé par l'Institut français des relations internationales (IFRI) sur l'Europe sociale à Paris le 14 octobre 1997

Texte intégral

Les conséquences du Traité d'Amsterdam dans le domaine social On devine, à écouter le discours d'Erik Derycke, qu'il ne peut que me plaire et me séduire. C'est pourquoi je le commenterai peu et j'essaierai de repartir là où s'est arrêté M. Derycke, c'est-à-dire à la problématique de l'emploi.

Quelques mots toutefois sur le cadrage macro-économique, que je partage à 99 %. Je crois effectivement que, dans la situation qui est la nôtre aujourd'hui, nous ne devons en aucun cas opposer l'euro, la croissance et l'emploi, mais au contraire prendre appui sur la réalisation future de l'euro pour mettre en oeuvre une politique plus équilibrée en Europe, c'est-à-dire plus favorable à la croissance et à l'emploi. Et je pense effectivement que le grand dossier, ou les deux grands dossiers, qui doivent aujourd'hui être poussés en avant, sont celui que M. Derycke appelle le gouvernement économique, qu'on appelle désormais le pôle économique, et celui de la politique macro-économique de croissance en Europe.

Quelques mots sur le pôle économique. C'est vrai que Jacques Delors, Pierre Bérégovoy aussi, à l'époque où l'on négociait le Traité de Maastricht, avaient mis en avant cette notion de gouvernement économique. Le gouvernement français ne l'utilise plus. Pourquoi ? Essentiellement parce que nous avons constaté, dans ce rapport entre les idées et la réalité, qu'il pouvait soulever un certain nombre d'objections substantielles, notamment en Allemagne. Pour les Allemands, évoquer le gouvernement économique, c'est tout de suite penser que les Français souhaitent, une nouvelle fois, remettre en cause l'indépendance de la banque centrale. Or c'est désormais un acquis de notre culture ; c'est pourquoi, nous avons, petit à petit, dérivé vers une autre notion, en fait très similaire, qui est celle du pôle économique ou celle du Conseil de l'euro. Et je crois qu'à cet égard, ce qu'évoquait Erik Derycke, c'est-à-dire la concertation franco-allemande de ce matin, est extrêmement important. MM. Waigel et Strauss-Kahn ont en effet, entre eux, conclu un accord, dont j'espère qu'il est un pré-accord européen, qui met en place, non pas un Conseil de l'euro, mais un groupe informel, "euro-10", en présupposant qu'il y aura dix pays dans la monnaie unique, mais qui pourrait s'appeler "euro-11", groupe informel donc, mais pour autant tout à fait légitime, qui reconnaît l'indépendance de la banque centrale, mais qui dans le même temps, met en place une réflexion conjointe sur la fiscalité, sur les problèmes budgétaires, et aussi, et c'est important, sur les problèmes de change, qui ne sont pas considérés comme tabou, parce que, demain, il faudra bien, par exemple dans les négociations du G7, que l'Europe soit à même de parler d'une seule voix sur ces problèmes de change. Cela fait longtemps qu'on tâtonne sur ce sujet. Je crois qu'aujourd'hui a été réalisée une percée importante.

Sur la politique macro-économique de croissance, j'ajouterai peu de choses. Une littérature impressionnante a été écrite, à commencer par le Livre blanc de Jacques Delors, des décisions ont été prises, je pense à celles qui concernent le Conseil européen d'Essen en 1994, qui avait adopté quatorze projets qu'on appelle les grands réseaux, projets qui n'ont jamais trouvé un financement. On est obligé de constater que cette question reste aujourd'hui pendante, comme la question de la fiscalité alternative sur le travail ou sur le CO2, qui n'ont pas encore fait l'objet du commencement d'un début d'application. Et là, on se heurte, effectivement, à la capacité des Européens de se mettre d'accord sur une politique plus volontaire.

Mais je voudrais, en quelques mots d'intervention, me centrer sur la préparation du Conseil européen sur l'emploi C'est la France qui a demandé ce Sommet sur l'Emploi, à Amsterdam. Et c'est dans le cadre de la résolution sur la croissance et l'emploi qu'il a été décidé. Le langage de la France, jusqu'à présent, a été : "c'est une ambition élevée, nous voulons des résultats concrets". Dans ce sens-là, comme tous les autres Etats membres, nous avons envoyé, à la présidence luxembourgeoise, des propositions. Maintenant, on entre dans une phase plus intensive des travaux. Si je devais évaluer le mouvement qui s'est produit depuis Amsterdam, je dirai que l'attitude des Etats membres me semble évoluer quelque peu. Au départ, il y avait un certain scepticisme, voire une hostilité franche de quelques Etats et pas des moindres, sur la perspective de ce Sommet Emploi. Aujourd'hui, on assiste à une meilleure compréhension, par exemple de l'Allemagne, comme l'a montré le Sommet franco-allemand de Weimar, sur ces questions.

J'aurai tendance à distinguer grosso modo quatre catégories d'Etats. Il y a des pays qui se sentent très peu concernés par cette problématique, c'est le cas de l'Autriche, de l'Irlande ou de la Grèce. Il y a des pays qui ont rencontré un succès important dans la lutte contre le chômage mais fondé uniquement sur ce modèle de flexibilité qui ne peut pas être le modèle européen, comme le Royaume-Uni, encore que l'employabilité qu'évoque le gouvernement de Tony Blai n'est pas la flexibilité. C'est le cas du Danemark, c'est le cas des Pays-Bas, qui sont des partenaires, pour l'instant, assez calmes dans la préparation du Sommet sur l'Emploi. Il y a des pays à fort taux de chômage mais qui sont soucieux de maintenir la compétence exclusive des Etats dans la politique de l'emploi, qui en font donc une question de subsidiarité essentielle, c'est le cas de l'Espagne et c'est le cas de l'Allemagne. Enfin, il y a des pays qui ont une ambition réelle plus volontaire pour ce sommet, c'est le cas de l'Italie, c'est le cas de la Suède, c'est le cas de la Belgique, c'est le cas du Luxembourg et c'est le cas de la France.

Il me semble, et c'est un point sur lequel je veux insister, que l'attitude de la Commission a également évolué, à savoir que la Commission vient de proposer d'élaborer un projet de lignes directrices pour l'emploi, qui me paraît de nature à donner satisfaction à beaucoup, pas complètement, à traduire des avancées très concrètes. Et je veux saluer non seulement, le travail de la Commission mais celui de la présidence luxembourgeoise, qui a été, dans cette affaire, un animateur assez exceptionnel. M. Jüncker a pris une part personnelle très importante à la préparation de ce sommet qui, à mon sens, ne sera pas un échec. Je pense qu'aujourd'hui, ce risque-là est à peu près écarté. En tout cas, je veux faire preuve d'optimisme.

Le vocabulaire est anglo-saxon, c'est-à-dire que dans les propositions de la Commission, on parle toujours, de "enterprising", "employability", "adaptability" ; on pourrait traduire par capacité ou esprit d'entreprise, capacité d'insertion professionnelle, capacité d'adaptation. Vis-à-vis des pays comme l'Allemagne, il n'y a pas de dépenses supplémentaires pour l'emploi, donc on est loin de cette politique économique qu'Erik Derycke appelait de ses voeux, et vis-à-vis des pays qui veulent que le sommet débouche sur un résultat concret, il y a un certain volontarisme qui se manifeste, notamment à travers l'affirmation d'un principe qu'on appelle le "benchmarking", c'est-à-dire l'affirmation d'objectifs quantifiés, par exemple en termes d'augmentation de l'activité ou encore en termes de diminution du taux de chômage très forte, même si un objectif quantifié général de réduction du chômage a été repoussé par le Conseil Affaires sociales, la semaine dernière.

La présidence s'est beaucoup impliquée dans ce dossier. Du point de vue français, nous attendons essentiellement trois éléments du Sommet sur l'Emploi. Le premier est de préserver, à tout prix, l'approche en termes d'objectifs quantitatifs, parce que je crois qu'elle représente une réelle innovation avec un contenu politique fort. Il y a eu les critères de Maastricht avec le contenu symbolique que l'on sait. Ils sont absolument nécessaires, mais ils n'ont pas répondu tout à fait à certaines aspirations des Européens, notamment des couches populaires. Pourquoi n'y aurait-il pas les objectifs de Luxembourg, en termes d'emploi ?

Je crois que cette approche permet de jeter les bases d'une vraie coordination des politiques de l'emploi qui représente la meilleure garantie pour donner une réelle substance à la coordination des politiques économiques, parce que ces deux aspects - coordination des politiques économiques, coordination des politiques de l'emploi - doivent être mis en parallèle.

C'est vrai que le Conseil s'apprête à rejeter l'objectif très global, l'affichage très général d'une réduction du chômage à 7 % en 2002. Je crois que le Conseil a raison, parce qu'il s'agit là de chiffres qui peuvent avoir un effet d'affichage sans doute prometteur mais aussi très trompeur, et qui sont d'ailleurs les plus contestables parmi ceux qui sont proposés.

Je crois en revanche qu'il faudrait se battre pour sortir de Luxembourg avec une batterie de six ou sept objectifs qui ne sont pas tant des objectifs de résultat que des objectifs chiffrés à mettre en relation étroite avec des moyens adaptés. Je pense, par exemple, à des objectifs sur le chômage des jeunes, qui impliqueraient des actions dans ce domaine. Alors des pays, de nature très différente, très libéraux, comme les Pays-Bas, ou qui accordent une plus grande place au rôle de l'Etat, comme la France, ou intermédiaires, comme la Grande-Bretagne, mettent tous en oeuvre des programmes en la matière, même si ce ne sont pas les mêmes. On peut procéder de même sur le chômage de longue durée, par exemple, avec des actions de formation qui seraient mises en relation avec un objectif de résorption du chômage de longue durée. Voilà un certain nombre d'objectifs, je dirai "d'objectifs-moyens", qui devraient sortir de Luxembourg.
Deuxième élément, il est articulé avec la politique de grands travaux, dont parlait Erik Derycke : c'est le rôle de la banque européenne d'investissement. Il est hélas peu prévisible dans le court terme qu'on en vienne à réaliser le grand emprunt communautaire qu'appelait de ses voeux le rapport Delors tant certains pays, notamment l'Allemagne, sont opposés à tout ce qui peut ressembler à un financement budgétaire, ou à un financement par les finances publiques, de l'investissement en Europe. En revanche, il faut essayer de dégager le maximum de moyens de la BEI, tant sur le volet "PME innovantes" que sur le volet "grands travaux". On sait qu'il y a un certain nombre de projets de grands réseaux qui sont tout à fait mûrs aujourd'hui et je crois que la BEI dans l'approche réaliste, que vous appeliez, Monsieur le Président, est un bon support aujourd'hui.

Enfin, troisième abord éventuel, aux yeux d'un Français, de ce sommet, ce pourrait être le développement du dialogue social européen. Vous avez dit, Monsieur de Montbrial, que cette conscience sociale européenne est née, en tout cas avait émergé fortement, après Vilvorde. Il y a là surtout une exigence de dialogue qui se fait jour. Reconnaissons que sur ce point-là, le papier de la Commission est extrêmement vague, pour ne pas dire qu'il est à peu près creux ou vide. Un premier objectif pourrait être de parvenir à un mode d'association des partenaires sociaux à la préparation du Conseil, sinon au Conseil lui-même ; cela paraît à portée de la présidence. Il faut aussi sortir de Luxembourg avec des avancées concrètes, et tirer notamment les conséquences à Luxembourg de l'incorporation du protocole social au Traité. Pourquoi ne pas envisager une négociation conventionnelle au niveau communautaire sur les réponses à apporter aux problèmes de l'emploi, y compris - vous voyez que les Français sont extrêmement modérés et raisonnables en la matière - y compris, même si cela ne peut pas être la proposition exclusive, sur l'aménagement et la réduction du temps de travail.

Voilà, pour bâtir l'Europe dans le domaine social, il faut tous ces éléments : une politique macro-économique ambitieuse, elle est pour l'instant en panne ; une politique fiscale plus équilibrée, on peut commencer à entrevoir des rééquilibrages ; une politique de l'emploi dont on ne peut pas, à mon avis, exagérer les ambitions, mais qui néanmoins se fait un chemin. Si ces objectifs-là sont remplis, on n'aura pas encore bâti une alternative à la pensée unique qu'appelait Erik Derycke, mais on aura commencé le rééquilibrage de l'Europe et notamment de l'Europe économique et monétaire dans le sens de la croissance et de l'emploi, ce qui est la base de la cohésion sociale.

(source http://www.dsiplomatie.gouv.fr, le 15 octobre 2001